L'île de Teshima

Aurélie Lacroix

747, mon ordre de passage, 748, ton ordre de passage. 10 degrés Celsius la température extérieure, un dimanche de février, l’avant-dernier du mois de février 2010. Le drapeau tricolore flottait, mon cœur battait la chamade. Nous avions l’impression d’être sur le point d’entrer dans la légende, de frapper tendrement aux portes de l’éternité. L’attente fut longue, la billetterie du Grand-Palais était victime d’un problème technique. Nous n’étions pas arrivés ensemble, non, un couple comme le nôtre n’arrive pas ensemble, il se donne rendez-vous, il se rend disponible, il met sa vie en pause. Dans la ligne une, j’ai tartiné mes mains de crème, pendant que l’Aloe Vera  pénétrait chaque millimètre coupable de mon épiderme, les stations défilaient : Châtelet, Palais-Royal/Musée du Louvre, Louvre Rivoli, Tuileries, Concorde et enfin Champs-Elysées. Quand je suis sorti du métro, je t’ai vu au loin éclairer la file d’attente, mon cœur n’a pas résisté, il a frissonné. Tu avais un pull de la couleur de tes yeux et le vent malmenait tes cheveux poivre et sel. Nous nous sommes fait la bise, ne pas toucher la bouche, juste l’effleurer, comme un si, un peut-être, lourds de sens mais presque imperceptibles. Mon Dior violine a écrasé ta joue glaciale et ton nez a reçu quatre mille cinq cents effluves de patchouli. Tu baignais dans l’excitation, je jubilais. Les organisateurs étaient dans l’impossibilité de nous délivrer nos billets, seuls mes souvenirs perdureraient. Le billet de Monumenta ne cohabiterait pas avec celui de Voir l’Italie et mourir sur la porte des mes toilettes, pris au piège de la pâte à fixe, peu importe car seul l’éphémère comptait.

Après avoir observé chaque parcelle de vêtements éparpillés sur le sol, après avoir entendu le murmure de milliers de battements de cœurs anonymes, nous nous sommes dirigés vers la grosse pince rouge. Comme ces pinces que l’on trouve dans les fêtes foraines, celles où l’on glisse une pièce dans la fente pour s’offrir l’illusion de gagner une babiole, ces pinces, que personnellement, j’appelle des attrape-nigauds. Là, il s’agissait d’un modèle géant qui tombait gueule ouverte dans un monticule de textiles, les mordait de ses crocs pour les relâcher dix fois plus haut. Les Archives du cœur nous attendaient, un peu plus loin sur la droite. Il nous a fallu prendre un ticket comme à la poissonnerie pour pouvoir enregistrer nos cœurs. Quand tu as compris que soixante minutes te séparaient de ton don à une œuvre participative, tu as soufflé, tu as regardé du côté de ton poignet, tu étais pressé. Moi, j’étais heureuse, si j’arrivais à te convaincre, je passerais une heure de plus avec toi, alors je t’ai offert un café dans la Nef. La caféine n’a fait qu’attiser le désir latent et réciproque qui crépitait dans nos pupilles. Tu as frôlé ma main et j’ai fait mine de rien. Puis j’ai trouvé un excellent sujet de conversation pour t’occuper : toi-même. Enfin, nous sommes allés dans la salle d’attente de l’œuvre, j’avais l’impression d’être à l’hôpital mais je n’avais pas peur, tu étais là. Je me demandais exactement ce qui allait s’opérer derrière cette porte, un peu comme quand on aimerait savoir combien de loopings sont cachés dans Space Moutain avant d’entrer dans la fusée, mais bizarrement  personne ne répond jamais à cette question. Jane Birkin et sa fille Lou, pas Charlotte, à ton grand désespoir, voulaient aussi léguer leurs battements et des cœurs alimentés par le même sang que celui de l’égérie de Gérard Darel, cela passe avant les autres. Une femme en blouse blanche nous a accueillis. J’ai mis un casque sur mes oreilles, un stéthoscope sur ma peau et obéi à la consigne :  flirter avec l’apnée pendant vingt secondes. Vingt secondes où j’ai arrêté de respirer mais où je ne t’ai pas quitté des yeux. Vingt secondes, cela représente combien de battements de cœur ? Combien de je t’aime étouffés ? Combien d’amour dissimulé ? Puis ton tour est venu, le stéthoscope est venu se coller à la chaleur de ta peau.  Je trouvais cela extrêmement érotique, une réminiscence de Sur la route de Madison quand Meryl Streep aime savoir qu’elle prend son bain dans la même baignoire qui a caressé le corps de Clint Eastwood. Ce stéthoscope était notre baignoire. Il me semble que ton souffle s’est tu pendant les vingt secondes obligatoires, il me semble, mais je suis sûre que tes yeux, eux, n’ont pas quitté l’écran qui dessinait les courbes de tes battements. Nous fonctionnons tous différemment. Nous avons signé un registre où figurent désormais pour chacun : notre numéro de passage, notre nom et notre signature. Voilà, c’était fait.

Dehors tu as souri, tu ne pouvais rester car le dimanche n’est pas fait pour ceux qui s’osent à l’adultère. Nous nous sommes séparés devant l’affiche de l’exposition Turner. J’aurais pu pleurer mais j’ai juste pensé à cette soirée où sur un piano tes doigts jouaient du Satie, ta femme trempait une fraise dans sa coupe de champagne et où, moi, je tombais amoureuse. Depuis je t’ai sur le bout de la langue. C’est comme ça que j’ai compris un dimanche de fin février, en début d’après-midi, qu’il serait inscrit quelque part que notre histoire avait existé, qu’elle était vraie… Boltanski nous l’avait promis : nos cœurs battraient sur l’île de Teshima, juste l’un à côté de l’autre. Et un jour tout se sait, même sur l’île de Teshima.

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