Tu ne sais pas qui je suis
Cécile Johanet
La nuit et toujours ces lueurs qui m’observent à travers ma fenêtre. La lueur des autres, de la vie des autres. En face de moi, une silhouette de femme à sa fenêtre. Auréolée par la lumière crue de l’ampoule de sa cuisine. L’image est striée par l’ombre décharnée du bras de l’arbre qui se déploie entre nous.
Je laisse briller la lumière des autres pour moi. Je ne vois pas la mienne. J’oublie qu’on me regarde. Mais j’ai mal. Je crie au fond de moi. Réflexe d’enfant qui ravale ses pleurs parce qu’il faut grandir. Tellement peur d’ouvrir la porte pour me montrer.
J’aurais dû. Tu aurais su. Mais tu n’avais pas le temps de m’attendre. Attendre que je lève petit à petit mon voile. C’est mon corps qui se dévoile à ma place. Je n’ai jamais pu l’empêcher et je me dédouble. Mon cœur observe avec surprise mon corps qui se déchaîne. Chaque pulsion est un étonnement.
Si je m’étais bousculée pour déterrer ce qui est trop profondément enfoui et si j’avais explosé, tu aurais vu. Et j’aurais pris un risque, celui de te faire fuir ou celui de me faire abandonner. Mais la vie est un risque. Permanent. L’abandon est ma tragédie.
Je n’ai pas pris ce risque et je t’ai laissé seulement voir le peu de moi du domaine de l’insignifiant. Sans danger. Ce n’est pas suffisant pour t’attirer, pour t’aimanter, sans t’effrayer. Suffisant pour que tu n’aies pas envie de fouiller plus loin. Une autre forme d’abandon. Entre les deux, lequel choisir ? Si encore j’étais en mesure de choisir. Avoir cette liberté. La peur est mon boulet, celui qui freine ma liberté.
Il faut du temps. Personne n’a le temps, la vie va trop vite. Alors on nous parle de déclics, de révélations. Je me réveille et tout est clair. En une seconde. Bien sûr que c’est faux. Ca n’existe pas. Ce n’est pas du cinéma qui anime la vie du personnage en une heure et demie.
Et je me mords les lèvres jusqu’au sang. Cache tout ça ma fille, ça ne se fait pas. Lèvres déchiquetées d’avoir trop ravalé. Visage déformé par les mains fébriles qui instinctivement donnent le change sur la partie la plus expressive de mon être.
La silhouette d’en face allume une cigarette comme moi. Chaque soir, la fenêtre s’allume et la veille commence.
La nuit me révèle le peu de ce que je crois être. Et je m’aplatis. Et je rêve tout ce que je n’ai pas dit, tout ce que je n’ai pas fait, tout ce que je n’ai pas révélé. Rêve amer de regrets et d’impuissance. Peut-être que si tu avais su ce que j’ai dans le ventre, tu n’aurais pas disparu furtivement sans promesse de retour. Je sais que le ventre de mon corps n’est pas suffisant pour ancrer ton âme et ton cœur. Je sais qu’il en faut plus.
Je sais que ce n’est pas toi qui ira chercher plus loin au risque de fissurer ta muraille. Tu veux être une forteresse sensible et imprenable même si tu espères celle qui créera la brèche et s’engouffrera. Mais tu préfères ne pas trop y penser, la douleur est aussi grande que l’attachement.
Un soir, je me retrouve dans une fête un peu étrange, où tout le monde avait l’air de se connaître avec des mots d’une langue chantante. J’étais un peu perdue entre le salon et la cuisine. On me présente un jeune homme timide avec de grands yeux dévorants. Il se dit étudiant, musicien accessoirement, et me demande avec intérêt comment je me suis retrouvée dans cette soirée. J’étais un peu étonnée car c’était le seul qui avait l’air de s’y intéresser. Je joue le jeu et je sens quelqu'un de différent, étonnant mais proche. J’entends ses doutes, ses questions et un esprit singulièrement plus sensible que d’autres. Les jours suivants, ma mémoire garde la sensation de cette conversation, l’image sensible du jeune homme. Une année passe… Ma mémoire range ce souvenir derrière d’autres et encore d’autres.
L’année suivante, il faut fêter le nouvel an comme chaque année et ne pas rester seule. Retour dans le même appartement au milieu d’une ambiance qui était devenue un peu plus familière sans pour autant que j’ai la sensation d’y participer. A tel point que je suis arrivée après les douze coups de minuit, évitant involontairement, le rituel de la nouvelle année. Et mes yeux tombent à nouveau sur le jeune homme. Ma mémoire, fidèle entre toutes, réagit immédiatement. Le jeune homme a un peu changé. Ses yeux sont encore plus dévorants, noirs, un peu plus petits que l’année précédente. L’expérience, sans doute. Et pourtant ils brûlent. Le feu qui couvait est à nu ce soir là. Nous avons parlé pendant toute la soirée. De tout. Presque. Il s’est échappé pour jouer au cavalier de bal pressé par sa dulcinée qui me regardait d’un mauvais œil. Ce qui n’empêche pas notre conversation de suivre son cours.
Cette deuxième soirée approfondit les premières sensations que j’avais eues lors de notre première rencontre et en apporta de nouvelles. Sensations troublantes et titillantes.
La suite de l’histoire se construit par épisodes.
Un verre, deux verres et plus dans un bistrot parisien, délicieux vertige de la déshinibition, conversations déshabillantes qui ciblent juste, un baiser pris au vol après une demande qui n’attendait pas de réponse, encore des baisers, et on s’échappe, on s’envole dans les rues, jusqu’en haut des escaliers contre la balustrade. Les corps se chauffent, s’échauffent. C’est l’hiver. A travers nos épaisseurs, le feu prend, se déploie, incendie… Explosion. Et vite, courir pour ne pas rater le train. Un baiser enivrant au milieu du hall et on disparait.
Puis, plus rien… Sinon le réveil brutal et absurde après un épisode presque mirage. Silence. Fuite. Incompréhension. Oubli. Presque.
Une année passe. Et un jour, un revenant apparaît. Le fantôme disparu prend chair et se réchauffe. Les corps se consomment et se consument, incontrôlables. Les âmes se reniflent et tentent l’apprivoisement sans être sûres de le vouloir. Et l’histoire reste en suspens… entre disparitions et retrouvailles charnelles?
Les lumières en face se sont éteintes. Ma voisine fumeuse a disparu. Sa fenêtre aussi.
Mon cœur tourne et retourne les maux.