L'ingénu

Michel Chansiaux

Une laverie, des passants

L’ingénu passe devant la laverie. La vue du linge lui gâche la vie. Lui, il lave en « live » chez lui, S’il est pressé il donne au pressing. S’il est stressé il achète pour gaver son dressing. « Honni soit celui qui n’a pas de Mère Denis » Évangile selon Saint Marc qui nettoie tout du sol au plafond. « Dénis entre tous, sont les enfants de la laverie ». Évangile selon Saint Thomas, qui ne lave que ce qu’il voit. L'idiot ne voit pas le linge de nuit qui grimace au hublot, masse grise de crasse, crasse nuisette pour musique de chambre, de chambre à air qui déchante, d’air de déjanté du dimanche, qui met son manche au boulot, deux boules au pot pour la mettre sur le dos, sa poule à libido. Alibi bidon des devoirs conjugaux, on peut voir au halo du hublot, l’avanie dans les draps en rouleau, qui tourne et fond dans l’eau et elle qui tourne le dos.

La parvenue passe devant la laverie. La malvenue lui gâche la vie. Elle dort. Son gosse repu joue dans la poussette. L'Africaine se secoue avec obscénité, le corps affalé contre l’émail. Sa tête branle entrainée par le tam-tam en inox où barbotent ses boubous. Elle rêve d’avoir ses papiers bleus, blancs, rouges au rythme de la machine qui lave en cadence avec ses sous. « Dieu ce qu’elles sont triviales » se dit la commère qui emploie ce bétail en bonniches non déclarées. De l’avis du rail, bien des femmes dorment contre la vitre du wagon, au rythme des boggies, elles se trémoussent à chaque traverse. Elles reviennent au bercail, lessivées de fatigue, après des heures de récurage des bureaux ou de ramassage de pisse dans les hostos. C’est la mécanique des blancs qui bat leur tempo, boulot, métro, ghetto. Pourtant, elle sourit la négresse à plateaux quand elle sert le café chaud à la Clinique des Aristo, avant de faire dodo, le crâne enturbanné heurtant le carreau à chaque chaos en rêvant d’une vie sans toutes les zones à son Pass Navigo.

Le retraité passe devant la laverie. L’heureux traité est un peureux. La vue du sans-logis gâche le sang de l’ouvrier soumis. Des années de lèche-singe pour se payer un sèche-linge. On a trimé dans les pavillons pour être appareillés. On a mouillé le maillot et l'échine courbée, on ne dort pas dans notre auto, on a notre dignité. Un malabar maladroit méticuleux, genre prolo besogneux, plie ses bleus dans une corbeille, mieux que ne le ferait une femelle. Dans son regard luit le mauvais sommeil des gens qui ont un boulot et qui vivent le long des mûrs et des caniveaux, obscène ribambelle de carton et de voitures poubelles, que les gens normaux esquivent marchant de plus belle, pour ne pas louper « Plus Belle la Vie ». À la télé il n’y a pas de laverie, il n'y a que des réalités pour laver les cervelles.

L’ingénu repasse devant la laverie. La vue du linge lui regâche la vie. Sur la table le linge est nu, le linge se tait. Dans le tas de slips délavés aucun ne siffle la culotte propre que la femme sniffe. Elle sent la douceur de l’adoucissant. Les pingres néons tuent la pudeur. L’odeur du propre est invisible et ténue. Seules les taches invincibles se rient de sa candeur. Les hommes aussi ont leurs vapeurs. Mais ce n’est plus l’heure de jouer les enfants de chœur. Un vigile pénètre dans le smog.pour ramasser les urnes à pognon. C’est bien payé ce dépouillement ? Au SMIC ! De qui se moque-t-on ? À ce scrutin, c’est le fric du menu fretin qui l’emporte. Avec des millions de tours, les machines essorent les porte-monnaie des gens sans voix. Éphémères papillons de fripes revêtus, la manne de la laverie, ils ne sont pas près de l’empocher. Ils sont sans isoloir sous la lumière crue à remballer leur linge chèrement lavé. C'est pire que d'être mis à nus. D'encore plus sales arrivent. Dans leurs poches, mitées par les pièces jaunes des passants généreux, il y a un trou béant. Leurs doigts se convulsent sur le slip de coton ou sur la culotte en nylon.. Ils repartent, sales, comme ils étaient venus. L’ingénu a vu, il se tait..

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