L’INSTANT D’AVANT

Catherine Vivanco

Nouvelle inspirée par un tableau de Vallotton : Intérieur, Femme en bleu fouillant dans une armoire.

 

           Elle s’arrêta devant la porte ouverte, la tête penchée, la main gauche posée sur l’étagère où s’alignaient les dossiers, hésitante.

            La journée avait bien commencé pourtant. Elle se sentait en forme, avait accompagné les enfants à l’école, heureuse de tenir leurs menottes dans les siennes, heureuse de sentir la brise déjà tiède tandis qu’elle rentrait en flânant. Elle s’était offert un grand bain, au sortir duquel elle avait enfilé son peignoir bleu couleur de ce beau ciel de mai. Après quoi, elle avait changé l’eau des fleurs, ramassé les peluches des enfants, plié leur petit pyjama. Les lits, elle les laissait à Mme Gabarre. Une perle, Mme Gabarre. Jamais un froncement de sourcil, jamais une réflexion : la discrétion même. C’est Belle-Maman qui la lui avait envoyée, puis qui avait insisté pour qu’elle vienne chaque jour: « Tu verras, ma chérie, elle arrivera en milieu de matinée après avoir fait les courses ; elle t’aidera au ménage, tu n’abimeras pas tes jolies mains ; et puis elle préparera le repas des petits ; au besoin, si tu es fatiguée, elle ira les chercher à l’école. Tiens, je t’offre ces heures pour que tu te remettes tout à fait. » Belle-Maman avait eu raison. Quoi qu’il arrive, tout était en ordre dans le grand appartement.

            Et puis, elle était passée devant le placard, elle l’avait ouvert…

            Le souvenir de cette soirée de la semaine dernière lui revint à la figure. Dès qu’il avait passé la porte, il avait su. Et lui, si patient d’habitude, il avait été pris de rage… Quand arrêterait-elle ? Il lui avait tout donné, il avait cédé à ses moindres caprices. Et elle… Comment avait-elle fait d’ailleurs sans carte bleue, sans chéquier ? Elle l’avait volé, il en était sûr ! Elle n’arrêtait pas de voler et de mentir ! Garce ! Raclure ! Désormais c’était fini… Il avait mis l’appartement sens dessus dessous, hurlant à chaque trouvaille, l’insultant, exigeant qu’elle vide elle-même son placard, ses tiroirs, jusqu’à ses sacs. Eperdue, elle suppliait, niait l’évidence. En vain. Il allait lever la main sur elle. Et tout d’un coup, il s’était effondré… Ses sanglots bruyants lui avaient serré le cœur. Balbutiante, elle lui avait demandé pardon, avait promis, elle l’aimait, elle aimait les enfants, elle ne voulait pas empoisonner leur vie. Oui, j’aurai le courage, fais-moi confiance, j’y arriverai. Pour toi.

          Ce placard-là, pourtant, avait échappé à sa fureur. Et maintenant, elle se tenait devant la porte ouverte, invinciblement attirée par la bouteille cachée derrière la rangée de dossiers.

          Quelle soif la tourmentait ainsi ? Rien ne lui manquait, elle se savait belle et séduisante. Tous ses besoins étaient comblés. Elle était gâtée par la vie, on ne cessait de le lui dire et elle ne pouvait qu’en convenir. Entourée, aimée, protégée. Jean avait raison : il lui donnait tout ce qu’elle pouvait souhaiter. Maman et Belle-Maman rivalisaient de gentillesse. Bien sûr, le psychologue avait recommandé qu’elle s’éloigne de sa mère, c’est pourquoi ils avaient emménagé dans ce grand appartement si clair. Mais qu’est-ce que trois stations de métro ? Et puis, on se téléphone et il n’est pas de semaine où Maman omette de voir sa petite reine, apportant avec elle une attention, un gâteau, un bijou fantaisie, un pull. Belle-Maman n’est jamais en reste, comme si, dix ans après, elle voulait encore se faire pardonner d’avoir fait la grimace devant le mariage de ces deux enfants uniques… Trois êtres étaient attachés à faire son bonheur. Que demander de plus ? L’appartement embaumait de bouquets toujours frais, de fleurs qu’elle n’avait pas choisies, pas demandées, peut-être pas même eu le temps de souhaiter, mais qui disaient l’amour qu’on avait pour elle. – L’amour ? Non, l’idolâtrie. Comme à une idole, on lui faisait des offrandes. Et de l’idole on espérait en retour un sourire ou un mot dont on pourrait se targuer. Car elle le savait, ces attentions, ces cadeaux incessants cachaient la crainte de ne pas être préféré, la peur d’avouer un échec ou de voir s’éloigner son enfant. Voilà pourquoi on observait, on épiait ses moindres gestes. Elle se rappela le jour où elle s’était arrêtée devant une écharpe exposée dans une vitrine : dans la semaine, elle avait reçu trois paquets, trois écharpes identiques ! Elle en avait pleuré, comprenant que le désir lui était interdit... C’est de cela qu’elle avait soif, de désirer.

          Elle écarta les dossiers, sentit le verre lisse dans sa paume.

           Puis elle se ravisa. Sa promesse, elle allait la tenir. Plus une goutte... Elle ferma la porte de l’armoire et se dirigea vers la fenêtre. Du cinquième étage, elle avait peu de chance de réchapper.

Signaler ce texte