Torse de femme / Des coquelicots sur la joue
Louise Castelmio
Trente secondes après, la poignée tressautait encore.
Pauline fixait l’acier tordu, l’air hypnotisé. La crémone semblait animée d’une vie propre, tressaillant au rythme d’un cœur qui bat, qui bat, qui bat.
Le martèlement des pas dans le vieil escalier décrut lentement – un craquement encore, le palier sans doute, puis la dernière volée de marches avant la porte cochère qui se ferma avec un clic métallique. La rue avala les enjambées brusques, les talonnades, ces appuis saccadés qui avaient fait grincer l’escalier.
La poignée cessa de trembler, la porte redevint porte, et le silence monta du bas de l’immeuble, par degrés, jusqu’à la chambre. Pauline restait comme interdite, adossée à la fenêtre.
Elle sentit l’épaisseur du silence en même temps que le souffle de vent qui vint fraîchir son épaule. Dans la chaleur écrasante des milieux d’après-midi, c’était comme une bénédiction. Bénédiction aussi, ce silence profond d’après le tumulte. Un peu de blanc, de cotonneux à l’orée de la conscience, un peu de calme enfin, ce calme de l’enfance et des longues heures de sieste à tuer le temps en comptant les mouches aux fenêtres. Les rideaux frissonnèrent sous le vent, l’un des pans jaunes s’entrouvrit et frôla les cheveux de la jeune femme. Un instant, les deux couleurs se confondirent en un même éclat moiré.
-Il aura encore élargi la fissure du bois à claquer la porte si fort, se dit Pauline. Elle ne pouvait s’empêcher d’être attendrie, et pourtant... Il aurait bien mérité un peu de mépris. Cette brutalité, cette brusquerie qui surgissaient par saccades, c’était tout lui. Il partait toujours de la même façon, en faisant trembler les murs – excellente méthode pour faire savoir à tout le voisinage quel mâle puissant et déterminé il faisait, sans doute. On attendrait le passage chez la concierge pour connaître la teneur des commérages de la semaine. Ces visites ne passaient pas inaperçues des quatre vieilles qui s’éteignaient doucement d’ennui dans leur gourbi miteux. L’attraction de la semaine, que cet élégant pressé : comment sera-t-il habillé ? un chapeau, un pardessus, un parapluie ? barbe de trois jours, ou rasé de frais ? et quel parfum flotterait dans le couloir après son passage ? On pouvait être sûr, le vendredi, de voir quatre petites vieilles courbées et chiffonnées arpenter la cage d’escalier malgré les rhumatismes et les hanches de guingois. Ca ne montait pas jusqu’au troisième, quand même – elles auraient sinon entendu les cris, les soupirs, les gémissements et les rires, sa voix suppliante et exaltée à elle, ses cris et ses jurons à lui.
Pauline se baissa pour ramasser sa robe échouée sur le sol. L’avaient-ils piétinée pour qu’elle ressemble tant à un chiffon, et non plus à l’habit fétiche qu’elle avait ajusté ce matin ? Elle retrouvait toujours ses affaires éparpillées aux quatre coins de la pièce, étoffes froissées, collants déchirés. Ses pinces à cheveux atterrissaient aux endroits les plus improbables et piégeaient, parfois plusieurs jours après, la plante de ses pieds. C’était à se demander s’ils ne faisaient pas exprès, par inconscience ou par bravade, de lancer les vêtements le plus loin possible. Lui cependant repartait toujours impeccablement vêtu, les chaussures rutilantes et le cheveu lissé, vers sa vie officielle où Pauline n’avait pas plus d’existence qu’un fantôme.
La température de la chambre diminuait à présent. Pauline eut un frisson, la peau de ses seins se hérissa. Elle ramena la robe chiffonnée en boule sur son ventre. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à lui, qui venait de la quitter.
Penser à ses mains enserrant les siennes.
Penser à l’odeur qu’il laissait sur ses doigts. Elle ne se laverait pas ce soir.
Penser aux dix grains de beauté de son torse – elle avait compté, il y a longtemps déjà - la première nuit qu’ils avaient passée ensemble. C’était une nuit sans lune, une nuit de charbon qui les avait enveloppés, une nuit de novembre. Elle se souvenait de la lueur des réverbères sur sa peau à lui, du halo orange sur son dos. Ils avaient ri de ces taches de lumière dans l’obscurité totale. Ils s’étaient endormis l’un après l’autre, lui d’abord, elle ensuite, bien longtemps après. Elle avait scruté l’avancée de l’ombre sur son visage jusqu’à l’heure où le réverbère avait fini par s’éteindre complètement, plongeant la pièce dans le noir. Elle s’était alors autorisée à fermer les yeux et le grand jour les avait trouvés côte à côte dans le petit lit.
Penser aussi à la brûlure de son regard sur elle, penser à son odeur de grand frais quand il arrive du dehors et la prend vivement dans ses bras, penser à la sensation de ses propres doigts cheminant entre les poils de son avant-bras, penser aux draps encore froissés de leur chaleur, à ces étreintes, et à sa bouche, à ce frisson et au désir, et à cet abandon sans fin quand, des coquelicots dans le ventre, elle plonge dans le plaisir. Alors, rester debout, les yeux dans le vague et les cheveux défaits, à sentir les ondulations du tissu jaune dans son dos.
Un bruit mat la fit sursauter et se reprendre : toute à sa rêverie, elle avait laissé échapper sa brosse à cheveux sur le parquet. Elle hésita à enfiler la robe mais le relent discret du parfum de son amant la décida à la passer quand même. Un voile noir recouvrit par saccades l’arrondi charnu de ses épaules, puis ses seins lourds, d’abord le gauche pendant le bras frayait son chemin dans la manche, tissu s’accrochant au mamelon dressé, puis le sein droit, et son large bassin. Noir sur blanc.
Ainsi vêtue, elle entreprit de remettre un peu d‘ordre à ses cheveux en bataille. A mesure que les picots de la brosse lissaient les nœuds lui revinrent à l’esprit les détails de ces quelques heures avec lui. Il avait d’abord tempêté contre la chaleur – la « touffeur », avait-il même précisé, ce qui avait aussitôt fait venir à l’imagination de Pauline des images de jungle et de luxuriance, des idées de tropiques ou d’Amazonie -, avait posé sa veste sur le dossier d’une chaise, la regardant à peine. Comme elle s’était sentie humiliée, à cet instant : son amant pestant contre l’inconfort de sa mansarde, ne remarquant même pas qu’elle portait sa robe préférée, celle qui suggérait ses courbes, celle qui, dévalant légère, permettait à la main baladeuse de se promener comme à nu sur son corps, celle qu’elle portait au premier jour. La robe de la rencontre – c’était il y a un an. Et il avait oublié. Pas de bouquet, pas de mots tendres ; juste ces phrases acides jetées comme sans y penser. Pauline avait fait bonne figure : après tout, qui était-elle, pour exiger des manifestations de tendresse, des fleurs et des souvenirs émus ? Mais quand plus tard il avait répondu à ses baisers pressants par un « tu m’agaces à la fin !», un éclair de fureur avait traversé ses yeux. Il avait eu l’air tout surpris, soudain, à voir sa Pauline, si douce et si placide d’habitude, sa Pauline en colère. Elle s’était alors levée sans mot dire et avait fait mine de se rhabiller, visage fermé.
« Que fais-tu ? » Elle remit sa culotte.
« Pauline, que fais-tu ? »
Elle enfila son bas gauche. Ne daigna pas répondre.
« Pauline, enfin !, la garce !»
Elle en était à enfiler son bas droit quand elle l’avait entendu souffler derrière elle, une sorte de grognement sourd, de celui qu’on prête aux bêtes lorsqu’elles ruminent l’attaque. Elle n’avait pas eu le temps de se retourner qu’il était déjà sur elle, la projetant ventre au sol sans aucun ménagement. Ses paumes amortirent la chute, ses ongles raclèrent le parquet. Il appuya sa main, cette main qui tout à l’heure pétrissait ses fesses, et inventait entre ses jambes des chemins de traverse, il appuya sa main sur sa tête, au sommet de son crâne, pour l’empêcher de bouger. Elle rua, se cambra, et hurla son prénom, dans un grand remue-ménage de bras, de jambes battant l’air. Mais il était fort et la maintenait plaquée à terre. Il l’insultait à présent, en enserrant son épaule gauche.
Il la pénétra sans interrompre ses cris. Chaque coup de rein augmentait sa fureur. Elle cessa de bouger. Sa joue gauche avait trop frotté le sol, à l’endroit précis où une lame disjointe formait une écharde - coquelicots sur la joue. Sa clavicule, maltraitée par son amant, la lançait par à-coups. Elle pensa mourir de honte et de douleur. Elle attendit la fin, des coquelicots dans la tête.
Il finit par se relever, la tira par le bras pour la tenir debout et visage contre visage, il lui jeta ces mots, rendus plus durs encore par la chaleur accablante et l’absence d’air, il lui jeta ces mots qui la firent suffoquer, dardant sur elle son regard fou, ses yeux étrécis par la fureur:
« Je te hais, tu es laide, le sais-tu ?, laide, laide, sans grâce. On ne se refuse pas à moi, sale garce, on ne se rhabille pas sans que j’en donne l’ordre. », puis la relâcha, pantelante, contre le tissu damassé du rideau en crachant un « adieu »,
et partit à grands pas en claquant la porte derrière lui – comme d’habitude,
ou presque.
Trente secondes après, la poignée tressautait encore.