L'ombre

-nicole-

Je voudrais disparaitre… pouvoir me glisser entre les lattes du parquet ou à travers les fissures des cloisons. De toute façon, ça fait déjà longtemps qu'ils ne me voient plus, que j'erre dans la maison sans effleurer personne. J'ai bien tenté, autrefois, de caresser une main ou d'appeler leur nom mais… leur peau était si dure et insensible et ma voix si ténue que leurs oreilles sont restées sourdes à mes murmures et leur cœur fermé à mes suppliques. Alors je me suis recroquevillée davantage. J'ai rentré ma tête dans mes épaules, j'ai abaissé mon regard vers le sol pour que l'éclat de mes yeux ne me trahisse plus et je suis devenue grise et transparente. Depuis, je hante les couloirs de la grande maison en longeant les murs. Mais parfois, parfois, je voudrais tellement qu'ils me voient, qu'ils sachent que je suis là…

Je suis née ici, ça je sais mais quel jour ? Ce devait être il y a longtemps pour que cela soit sorti de ma mémoire… et pourtant, j'ai l'impression de ne jamais avoir réellement vécu, de n'avoir pas eu le temps de grandir et d'apprendre… Comme je ne connais pas moi-même le jour de ma naissance, personne ne s'en est jamais souvenu. Année après année, j'ai vu les anniversaires des uns et des autres, mais ce n'était jamais le mien, le temps filait sans être réellement rythmé alors j'ai perdu le compte … Comment pourraient-ils savoir si je ne sais pas moi-même ? La Mère devrait savoir, elle, elle était forcément là puisque c'est la Mère mais je crois qu'elle, elle a même oublié que j'existais.

On ne m'a jamais donné de nom. Lorsque, par miracle, l'un d'entre eux s'adressait à moi, il me disait : « eh ! Toi ! », et j'accourais, si heureuse d'appartenir encore au monde des vivants car, c'est vrai, il m'est arrivé de douter de ma réalité. Et si, finalement, je n'étais qu'un fantasme, né de l'imagination débordante de la Mère. Si elle m'avait inventée, un jour de grand ennui, me créant éthérée et légère, silencieuse et obéissante contrairement aux autres qui crient, hurlent et pleurent, qui courent, jouent et chantent, qui vivent fort, se cognant les uns aux autres et envahissant son espace, emplissant la maison bruit et de fureur, de musique et de danses, de rires et de fête, de colère aussi et de rancœur souvent. J'aurais été alors le rêve de l'enfant parfaite, douce et discrète, elle aurait pu me cajoler de temps en temps, puis me ranger, pour que je ne l'importune plus, dans son tiroir aux secrets où elle garde les lettres mielleuses de ses amoureux du temps jadis, du temps où elle était belle, jeune, libre et pleine d'ambition. Le Père ignore l'existence de cette cache. Il croit que la Mère lui appartient pleinement, qu'elle n'a jamais appartenu qu'à lui… Mais moi je sais qu'il se trompe. Elle ferme les yeux quand il se frotte à elle, et elle imagine qu'elle se donne à un autre. C'est comme ça qu'elle le supporte encore.

Le Père ne me connaît pas. Il n'a jamais vraiment vu mon visage. Si nous nous croisions dans la rue, il ne saurait pas qui je suis. D'ailleurs, je ne suis pas certaine qu'il ne m'ait jamais regardée, qu'il n'ait jamais su que je flottais des fois à quelques centimètres de lui, attentive et avide du moindre geste, du moindre mot qu'il aurait pu m'adresser. Cela ne l'a pourtant jamais étonné de jeter son manteau et son chapeau en rentrant et de les retrouver soigneusement accrochés à la patère, là où il n'aurait qu'à tendre le bras pour les prendre avant de sortir de nouveau.

Je suis l'ombre grise qui vous suit et vous appelle, qui vous observe, et qui tente de vous atteindre, de pénétrer dans votre champ de vision, dans votre champ d'affection, dans la douceur de vos cœur. Ou plutôt je l'étais.

Je circule dans votre intimité la plus profonde, je sais vos secrets les plus obscurs, vos rêves les plus fous et absurdes et vos fantasmes les plus vils. Être inexistante est cruel, jour après jour, mais cela a aussi quelques avantages. Je sais tout de vous et vous ignorez tout de moi.

Autrefois je m'adressais souvent à eux, comme je viens de le faire, quand l'espoir brulait encore mes maigres réserves d'humanité, il faut que cela cesse, définitivement car c'est inutile et douloureux et la douleur doit à présent changer de camp.

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Ce matin, après la fureur tonitruante du réveil et du départ, la maison s'est calmée et j'ai pu reprendre mon errance dans les sombres couloirs vides et silencieux. La Mère somnole dans son antre, le Père est parti avec les autres, chacun mène sa vie et moi, je lutte contre la dissolution, la désagrégation, l'annihilation.

Je projette encore mon reflet dans les miroirs et les vitrages mais il n'y a aucun témoin… comment en être sûre ? Alors je laisse ma trace dans la poussière qui recouvre les meubles. Je dessine des oiseaux et des papillons, je les regarde s'animer, virevolter gaiement puis s'envoler à tire d'aile… Ce qui reste d'eux ressemble à des trainées informes et aléatoires… Eux aussi s'enfuient d'ici, m'interdisant de laisser mon empreinte, une preuve de mon existence. Et j'ai beau recommencer, capturer d'autres formes, créer d'autres images, le dessus du buffet reste exempt d'indices de ma présence. J'ai essayé d'écrire, sur les murs, sur les cahiers de l'un d'entre eux, avec des stylos, avec des crayons, et même avec des morceaux de charbon prélevés dans l'âtre devenu froid, sans succès, comme si mes lettres et mes signes s'évaporaient doucement sous mes yeux.

J'ai tenté d'appeler, de hurler, à pleins poumons, à m'en déchirer la gorge, à m'en décrocher la mâchoire, ma plainte immense et stridente a transpercé mes tympans, résonnant dans ma tête comme un ouragan dévastateur, et je me suis retrouvée, le cœur battant à tout rompre, les yeux larmoyants et les cordes vocales en feu, dans un silence étouffant, assourdissant et profond. Le vieux chat miteux n'a même pas soulevé les paupières. 

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Dans le grand séjour vide et sombre, la vieille horloge comtoise égrène les secondes, scande le temps qui passe, rythme mes jours. Je sens la vie s'écouler lentement sans que je ne puisse la retenir, c'est comme si j'essayais d'attraper un filet d'eau au creux de mes mains : l'onde caresse mes doigts, chatouille ma peau et puis me fuit inexorablement. Et je regarde mes paumes vides et humides : j'ai bien eu quelque chose, quelque chose de doux mais d'éphémère, et c'est encore plus triste. Alors je reprends ma déambulation, quittant cette pièce trop froide.

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En passant dans le couloir, j'ai entendu une chanson aux accents nostalgique s'écouler depuis la porte entrouverte de la chambre de la Mère. Je suis rentrée sans bruit. Elle fredonnait doucement et j'ai cru qu'elle le faisait pour moi :

-« Ma mère qui m'a nourrie

N'a jamais connu mon nom ohé

On m'appelle, on m'appelle,

On m'appelle fleur d'épine,

Fleur de rose : c'est mon nom… »

Elle chantait et j'ai cru qu'Elle voulait que je l'entende, que je sache, alors je me suis penchée vers son oreille et j'ai murmuré « Rose ? C'est mon nom Rose ? » Elle a agité la main comme si Elle chassait une mouche qui l'importunait, sans un regard dans ma direction, Elle s'est mise à rire, à gorge déployée, à s'en éclater la rate, un rire fou et malsain et Elle a dit : 

-« les ombres n'ont pas de nom, la lumière les révèle mais elles fuient la lumière, elles s'accrochent à nous, nous les créons malgré nous, mais elles ne sont rien pour nous, on peut se passer d'elles mais elles ne peuvent se passer de nous. »

J'ai reculé vivement avant que son poing ne s'abatte sur mes lèvres et j'ai eu envie de la tuer. Des images d'une violence inouïe ont envahi mon esprit : je saisissais son visage à pleines mains, et j'enfonçais mes ongles dans ses orbites jusqu'à ce que ses yeux crèvent et qu'un liquide visqueux s'écoule sur mes doigts, je plantais mes dents dans sa gorge et je crachais des bouchées de chairs sanglantes et tièdes, j'arrachais ses cheveux à pleines poignées, je labourais son corps de coups de pied et je finissais par éclater son crâne comme une pastèque contre le sol. Je me suis vue me redresser, tremblante et maculée de sang, regardant la mare écarlate s'étendre à mes pieds…

Et j'ai repris le contrôle, Elle est là, assise sur sa chaise, le regard fixé sur la fenêtre, comme si je n'existais toujours pas. Et si j'avais tout inventé, tout imaginé depuis le début, m'a-t-Elle vraiment parlé ? Sait-Elle seulement que je suis là ?

- « Je suis là, JE SUIS LÀ, JE SUIS LÀ ! »

Tandis que mon ton monte je sens dans mes entrailles grossir un cri primal, bestial, roque et dévastateur. Il enfle et m'envahit, il jaillit de ma gorge. Mon corps se raidit, se tend dans l'effort. Les pieds ancrés dans le sol, mon échine tétanisée dressée vers le ciel, les bras collés long de mon buste, les poings fermés, serrés si fort que mes ongles pénètrent mes paumes, concentrant toute mon énergie, toute mon âme, mon hurlement me ravage et conquiert tout l'espace. La bête victorieuse est enfin enfantée, elle s'écoule de ma bouche et je ne peux plus la retenir. Je finis par m'écrouler comme un pantin désarticulé, au pied de cette chose qui se condense, se matérialise, prenant une forme humanoïde, massive, aux contours encore flous. Elle tend les doigts vers la Mère, effleure le sommet de son crâne et je vois les yeux de cette dernière se révulser, sa bouche se tordre en un rictus pathétique. Je devine plus que je ne le sais qu'un vaisseau sanguin vient de se déchirer dans son cerveau et que si rien n'est fait, Elle va s'en aller en silence, sans vague et sans souffrance. Je ne le permettrai pas.

 

A suivre…

 

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