L’ombre du dernier métro

sophieadriansen

L’ombre du dernier métro

Une journée harassante, un dîner qui n’en finit pas... La couette, enfin, me tend les bras. Sa chaleur, son moelleux m’attendent à… quelque dix-sept stations d’ici. Le métro, quand l’heure du dernier n’est pas passée, est encore le plus sûr moyen de rentrer chez soi. Chanceuse que je suis, j’échappe pour cette fois à l’enfer des correspondances nocturnes - où la crainte de croiser une personne malveillante dans un couloir désert le dispute à l’angoisse de louper l’ultime rame de la soirée.

C’est direct, mais il me faut patienter six interminables minutes sur le quai où s’attroupent de plus en plus fêtards. Une heure de circulation de plus pour les trains du réseau, c’est une heure d’alcoolisation supplémentaire sans risque de peiner à rentrer pour certains.

Enfin, le train apparaît dans l’ombre du tunnel, et le serpent de tôle entre dans un crissement de freins. Je monte à l’avant, conservant mes réflexes diurnes - descendre au plus près de l’escalier à ma station de destination, histoire de gagner quelques précieuses minutes (Parisien on est, Parisien on reste, même la nuit). Cette fois, ces minutes seront faites de sommeil.

Trois arrêts plus loin, un groupe d’énervés monte dans la voiture où je somnole déjà sur mon siège bariolé.

- Mademoiselle, vous êtes charmante. Franchement, trop charmante.

Ils sont cinq - quatre assis sur les strapontins qui me font face, le cinquième de mon côté. Je ne veux pas répondre. Je ne veux même pas parler. Je veux juste regagner mon lit.

- Ca vous fait pas plaisir, ce que je vous dis, mademoiselle ? La vérité, vous êtes pas polie ! On dit merci, au moins, on vous a pas appris ça ?

Celui qui m’adresse la parole se rapproche davantage de moi. Il lorgne ma jupe d’une façon déplaisante. Je réalise tout à coup que je suis la seule passagère. Les autres sont tous sans exception des passagers ; et, à l’avant de cette rame, il n’y a que nous six.

Il se passe soudain quelque chose derrière mon épaule. Un bruit, un mouvement. C’est hors de mon champ de vision, mais je perçois un changement - l’air bouge. Impossible cependant de quitter des yeux ceux qui me font face, j’aurais peur qu’ils attentent à mon intégrité si je le faisais. Une main frôle maintenant mon épaule, un souffle dit à mon oreille : « Venez là, mademoiselle ». J’ose enfin me retourner, furtivement. « Venez avec moi ». C’est le conducteur. Tandis que le métro poursuit sa route, filant droit sur ses rails, lui s’adresse à moi. Et me fait un signe engageant.

Me voilà qui franchis la porte séparant la cabine des voitures, la porte séparant l’ombre de la lumière, la porte séparant l’espace protégé de la violence ordinaire. Et cette porte se referme derrière moi sur des figures qui perdent instantanément toute capacité d’intimidation et de nuisance.

Sauvée !

- Merci, articulé-je.

- Mais de rien. Ils auraient pu continuer à vous embêter un moment, visiblement. Et ils en embêteront d’autres, sans doute.

Il a une quarantaine d’année. Il conduit depuis vingt ans cette ligne qu’il connaît par cœur. Il a vécu toutes les situations, heureuses ou tragiques, qui font l’existence d’un conducteur de métro. Il a eu peur, il a fait de belles rencontres, il a vu la mort de près. Il a lu dans les yeux de dizaines de personnes de la reconnaissance. Ce soir, c’est moi qui lui exprime ma gratitude. Il effectue une mission de service public, me rappelle-t-il, cela en fait partie.

Il a un beau sourire. Simple et sincère. Je voudrais que le voyage ne s’arrête pas. Je ne suis plus fatiguée. Dans cette cabine, à l’abri du monde mais en son sein cependant, j’irai volontiers plus loin que le terminus. Qu’y a-t-il, plus loin que le terminus ?

- Le garage de la ligne, m’explique mon héros anonyme.

Je n’ose lui demander comment il rentrera chez lui ensuite, puisque les métros seront tous garés lorsque nous arriverons.

Nous nous saluons sur le quai large comme un hall de gare, sous la lumière blafarde des éclairages poussiéreux.

Si j’étais du genre à laisser facilement mon numéro de téléphone, je le ferais, là, tout de suite. Et si je me retiens, c’est parce que j’ai l’impression de pouvoir retrouver mon guide éphémère n’importe quand, ici ou plus loin sur la ligne.

L’homme qu’on croise et qu’on ne regarde pas, chantait Gainsbourg à propos du poinçonneur, ce métier aujourd’hui disparu. Jamais auparavant je n’avais pris garde à l’individu installé en tête de train - j’ai toujours su, évidemment, qu’il était là, pourtant je suis parvenue, dans l’individualisme ambiant, à l’oublier, jusqu’à ne plus voir que le métro, comme si l’engin personnifié décidait seul de fermer ses portes ou de m’attendre lorsque je dévale les escaliers en catastrophe.

Désormais, j’y prêterai chaque fois attention, c’est certain. Je fouillerai l’ombre de sa cabine pour distinguer sa silhouette. S’il arrive qu’il fasse stationner le train une seconde de plus pour me permettre d’y grimper, je le remercierai d’un signe de la main. Et, toujours, je lui sourirai.

En espérant recevoir en retour un sourire d’une de ces ombres en particulier.

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