Rue de Ponthieu

beth-bnt

Dieu seul et Paris savaient à quel point elle l’aimait. Tous les soirs sans exception le métro la dégueulait puis elle marchait jusque rue de Ponthieu.

Il n’était pas toujours là, elle ne le voyait que rentrer et sortir de certains de ces établissements mais au moins elle le voyait.

Elle ne savait qu’espérer, elle était si jeune et il avait quarante ans. Il l’avait vu tellement de fois sans la regarder. Elle s’en voulait tellement d’être si médiocre, de n’avoir de l’esprit qu’à retardement. Elle ruminait chaque soir les mêmes phrases et d’autres pour le jour où il franchirait le rêve qui les séparait.

Ce jour-là il lui faudrait être à la hauteur. Il était de ces hommes que seul Paris peut produire. Si elle avait laissé le ronflement de sa province derrière elle c’était pour lui, pour cet écrivain parisien mangé par la nuit qui portait en lui le souvenir de Wilde et le sarcasme de Guitry. Il avait de la classe dans la vulgarité, du sérieux dans son humour et du noir dans son humanité. Elle avait laissé parents et amants derrière elle pour ses petites vestes fringantes. Elle s’endettait chaque mois pour habiter dans le Marais mais le voir chaque soir était déjà pour elle une rétribution sans égale. Elle lisait tout ce que les gazettes publiaient le concernant, s’imaginant avoir avec lui des discussions interminables sur l’art, la littérature ou le dernier film d’auteur slovaque. Elle pensait le connaitre, non mieux elle savait le connaitre. Elle ne ratait aucune émission, aucune phrase bien placée, aucune respiration. A travers l’écran, c’était à elle qu’il s’adressait.

Elle savait qu’il était de sortie chaque soir, qu’il n’avait jamais eu faim et que tout cela, cette vie facile c’était son destin. Il était l’enfant béni de la capitale, un Gavroche du XVIème arrondissement en somme.

A chaque petit matin, lorsqu’elle rejoignait son lit après avoir consumé sa vie en observant celle d’un autre  elle se persuadait avoir passé la nuit avec lui. Mais elle avait juste attendu dans le froid qu’il passe sur le trottoir d’en face.  

Elle désirait tellement lui appartenir et se dit qu’il devrait le savoir. Elle se dit que tôt ou tard, un soir il lèvera les yeux et la verra. Et avec Paris comme seul témoin elle mettra sa vie entre ses mains. Mais elle se dit aussi qu’elle n’en pouvait plus d’attendre et que demain elle traverserait la rue pour lui signifier son existence.

Il était là en face d’elle et seul, sous la lumière des réverbères sous lesquels elle avait tant de fois veillé. Des phrases d’une éloquence précipitée sortirent de sa bouche qu’elle avait pris soin de rougir. Il était 5h du matin, tout était fermé ou rien n’était encore ouvert c’était selon. Il ne la regardait pas, penché au-dessus du caniveau il vomissait et vociférait. Sa veste était pleine de tâches comme autant de fissures sur le génie dont elle l’avait paré.

Elle ne sut jamais s’il l’avait entendu lui avouer son amour. Elle préféra s’en aller et penser qu’elle aussi un jour elle serait la baronne des nuits parisiennes afin de se satisfaire de l’amour qu’elle se porte pour se permettre de vomir sur celui des autres.

Signaler ce texte