L'opération

Emma

Concours: "Les récits de l’incurable curiosité".

De : agnes.brun@gmail.com À : j.pibotot@chu-saint.andre.fr

5 août

Docteur,

Si j'en viens à vous écrire, c'est que je suis très malade. Je suis maladivement curieuse docteur...Ma curiosité s'est développée de manière anormale et me voici aujourd'hui criblée d'urticaire, de torticolis, d'un lumbago extrêmement douloureux et de fractures. Pour que vous ne preniez pas ça à la rigolade, sachez que cette saleté de virus est en train d'avoir ma peau. Mes crises ont commencé après une visite au jardin botanique. Alors que je ne m'intéressais à rien, j'ai développé une fascination pour les insectes. Or c'est très petits les insectes, il y en a partout...Je suis tombée dans tous les terriers et pièges de Camargue. Je me suis tordue les chevilles, démontée l'épaule et déchirée les ligaments du genoux! Il y a bien une partie du cerveau où la curiosité se niche, de façon à ce que vous puissiez l'amoindrir ou l'ôter carrément par une opération?

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12 août

Souhaitant connaître les matériaux dans le conduit de ma cheminée, j'ai perdu 15 kilos en 85 jours pour pouvoir rentrer dans ce foutu conduit. Je sais que cela risque de me faire passer pour une folle mais je vous en prie: ôtez-moi la partie du cerveau où siège la curiosité.

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Il y a 13 jours

Mes crises sont un gouffre financier en magazines, loupes et lunettes d'astronomie. Seule ma peur de prendre l'avion me retient de ne pas me perdre pour toujours dans une jungle amazonienne. J'ai des économies et je suis prête à payer le prix qu'il faut pour l'opération. Faîtes-moi savoir combien.

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Il y a 2 heures

J'ai fait un rêve effrayant directement lié à ma maladie: je passe par le trou d'une serrure! Je regarde à travers, à ma taille normale, et tout d'un coup, je glisse, puis je rapetisse, je rapetisse...comme un sucre qui fond dans un café. Je sens d'abord mes mains ramollir, puis tout mon corps. Je vous en prie docteur...

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De j.pibotot@chu-saint.andre.fr à : agnes.brun@gmail.com

Il y a 0 minute

Chère Mademoiselle Brun,

Je ne peux vous ôter une partie du cerveau. Voici pourquoi: nous avons actuellement sur terre le virus Ebola, des maladies orphelines, une crise écologique majeure, une transition vers une société numérique (que personnellement je récuse; je vais d'ailleurs cesser l'utilisation de cette boîte mail dans un instant), une crise de sens sans précédent, des guerres de religion, du terrorisme, de l'intolérance, de l'incompréhension, du fanatisme, de l'ignorance et la mort de la civilisation du livre imprimé. 

Mademoiselle, votre faim de compréhension est telle que je ne peux me permettre de tuer dans l'œuf l'éclosion d'une Marie Curie, d'un Einstein, d'un Gandhi ou d'une sœur Emmanuelle. Vous devez subir votre mal pour voir ce qu'il en adviendra pour la communauté.

Docteur Jacques Pibotot

Ps: Si vous persistez à nous harceler, moi et l'ensemble de mes confrères de l'Unité de médecine bucco-dentaire du CHU de Saint André, sachez qu'il y aura des suites judiciaires. 

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