Visions

Stéphane Rougeot

"Lucide", première nouvelle extraite du recueil.

La journée est belle et ensoleillée. On n'est que mi-avril, mais pourtant les premières chaleurs commencent déjà à envahir la salle d'attente, surtout l'après-midi quand les volets ne suffisent plus à garder la fraîcheur que la nuit a pourtant su imposer à l'intérieur des bâtiments.

Le centre d'Alger étouffe souvent d'humidité. Comme les prix dans le quartier Audin sont assez élevés – quoi de plus évident au centre de la capitale – le cabinet est très petit. A peine une pièce minuscule pour les consultations, et une autre encore plus petite pour faire patienter les clients.

Assise sur ma chaise, dans le coin en face de la porte d'entrée, je suis appuyée sur le dossier qui grince à chaque mouvement, les bras croisés.


Trois des cinq sièges sont occupées. Un coup d'oeil sur l'agenda me confirme que l'on n'attend plus personne d'autre jusqu'à la fermeture. Le cahier fatigué, un téléphone d'un autre âge et un stylo bille capricieux, constituent l'essentiel de mes outils de travail. Je suis en charge de la prise de rendez-vous ainsi que de l'accueil des personnes.

Christine, la patronne, s'occupe elle-même de l'encaissement une fois la séance terminée. Christine. Je me suis toujours demandé pourquoi les chrétiens donnaient ce genre de nom à leurs enfants. Finalement, après réflexion, on utilise bien Ramadan, Islam ou Mohammed, comme patronyme, nous autres. Une question de culture, sans doute. Mais s'appeler Christine dans un pays officiellement musulman, c'est quand même un sacré pari ! Surtout qu'elle n'est pas vraiment portée sur la religion.

L'homme qui me fait face semble s'impatienter. Peut-être parce qu'il transpire de plus en plus abondamment ? A moins que ça ne soit le contraire. Histoire de lui montrer que je compatis, je lui adresse un sourire poli. Il ne me regarde pas. J'imagine qu'il n'apprécie pas l'absence de foulard sur ma tête. Qu'importe, je fais ce que je veux, autant que lui. Cela fait partie des privilèges accordés à chaque citoyen.


Christine ouvre la porte de la salle de consultation et laisse sortir une femme âgée en la remerciant. Cette dernière, visiblement perturbée, tente malgré tout de paraître naturelle et sort rapidement.

Le client devant moi se lève. Comme personne ne prétend remettre en question le fait que c'est bien à son tour, je décide de ne pas vérifier. Après tout, s'ils s'auto-gèrent, pourquoi devrais-je me fatiguer ? Je n'ai déjà pas besoin de ça pour ressentir une lassitude, conséquence de la chaleur et de l'humidité qui nous accablent.

Lorsque la porte est refermée sur les deux personnes, j'inspire profondément, espérant capter quelques parcelles d'air plus fraîches qui permettraient à mes poumons de moins chauffer. Comment les deux femmes qui restent maintenant ici font-elles pour supporter un voile plaqué contre leur tête, ainsi que de longues robes couvrant jusqu'à leurs poignets et leurs pieds ? D'ailleurs, les baskets qu'elles arborent toutes les deux – des nike bleu turquoise pour l'une, et des adidas immaculées pour l'autre – paraissent anachroniques par leur éclat et leur propreté.


Le battant du “bureau” de Christine s'ouvre brutalement. L'individu, le regard affolé, sort précipitamment, marque une hésitation en passant devant moi, puis s'enfuit presque en courant, par la sortie, sous trois paires d'yeux partagées entre l'inquiétude et la perplexité.

Comme je ne vois rien du cabinet depuis ma chaise, et que rien ne semble se passer, je décide de me lever et de m'approcher pour savoir si ma patronne va bien. Outre ma place, je suis également attachée à elle et une crainte grandit progressivement au fond de moi.

Je ne suis pas femme à céder à la panique, même s'il arrive quelque chose d'effroyable. Voir la blonde étendue sur le sol, dans la pénombre, comme en proie à une crise d'épilepsie – ou quoi que ce soit d'approchant vu que j'ignore ce que c'est exactement – me fait bien évidemment réagir, mais sans pour autant perdre mes moyens.


Les yeux grands ouverts et fixes, elle laisse échapper des murmures. Je m'agenouille à ses côtés, et tente de l'asseoir contre le mur. Si elle ne le laisse pas faire, je parviens néanmoins à lui relever la tête. Il me faut approcher mon oreille de sa bouche afin de percevoir quelques mots.

Elle fait allusion à la mort, la maladie et quelque chose que je comprends comme “c'est pas ça”. Difficile, même en sachant qu'elle a des visions de l'avenir, de savoir avec précision où elle veut en venir.

Si Christine tente de provoquer des flashs sur le futur de ses clients afin de satisfaire leur curiosité contre monnaie sonnante et trébuchante, elle ne parvient que rarement à avoir des informations claire et précises qui se révèleront exactes. Par contre, lorsque des images lui viennent spontanément, elles se sont toujours montrées véridiques, pour autant que l'on a pu le vérifier.


Je suis étonnée que l'avenir d'un inconnu puisse la retourner à ce point. Elle est en effet totalement chamboulée, et je dois lui faire boire un peu d'eau – elle garde toujours une bouteille car parfois ses transes l'assèchent, surtout par ces chaleurs – pour qu'elle recouvre un tant soit peu ses esprits.

J'ouvre en grand la fenêtre ainsi que les volets, jetant une lumière que je trouve bienvenue comme une renaissance sur un mobilier aussi spartiate que suffisant. Elle se protège les yeux d'une main fébrile.

— Quoi ? Qu'est-ce que… Ah, c'est toi, Cyrine !


Je m'applique pour mettre le plus de douceur possible dans ma voix, afin de dissimuler mon inquiétude.

— Que s'est-il passé ? Il t'a violenté ? Je dois appeler la police ? Ou bien un médecin ?

Elle secoue la tête. Ses paupières se ferment, mais je sens qu'elle vit à nouveau les instants perturbants qui ont provoqué son état, aussi elle les rouvrent rapidement, cherchant ce que je devine comme un réconfort.


— Je… C'est pas ce que je voulais… Je… J'ai vu…

Je préfère la laisser continuer, trouver ses mots et ses idées à son rythme plutôt que l'accabler de questions qui la contraindraient à se triturer encore plus les méninges qui doivent être dans un état lamentable.

— C'était moi… C'était moi !


Il semblerait donc, si je comprends bien, qu'en provoquant une vision au sujet de son client, Christine se soit retrouvée face à une vision qui la concerne, elle, directement. Inutile d'être Einstein ou Stephen Hawking pour le deviner. Maintenant, reste à savoir ce qu'elle a bien pu voir qui… Mais n'a-t-elle pas parlé de mort ? Il y a de quoi retourner la tête des plus stables si elle a effectivement vu sa propre fin.

L'islam – et également le christianisme, pour autant que je sache – ne sont pas très proches des sciences occultes. L'avenir appartient au Seigneur, autrement nommé Allah par ici, et quiconque tente de le connaître s'imprègnent de péché. Cependant, la culture algérienne n'étant pas religieuse depuis très longtemps comparé à la globalité de son histoire, les cabinets de voyants ne sont pas si rares, et tolérés, du moins par ceux qui ne fréquentent pas les mosquées trop régulièrement.

— T'as vu… ta mort ?


Elle agite la tête de haut en bas, la gorge certainement trop nouée pour acquiescer autrement.

Je constate qu'elle fronce les sourcils en remarquant la porte toujours ouverte. Je me lève donc pour la fermer, et ainsi conserver un semblant d'intimité à son trouble. Inutile de mettre ses autres clients dans la confidence, ça serait plutôt mauvais pour les affaires.

Elle ne peut malheureusement pas compter sur ses visions “à 100% authentiques” car elles ne sont pas assez nombreuses, et surtout elles ne concernent généralement pas les gens qui viennent nous rendre visite. Sa réputation est donc aléatoire, en fonction des résultats plus ou moins convaincants qu'elle parvient à obtenir au travers de séances forcées et parfois feintes.


Le regard paniqué qu'elle pose sur moi me glace les sangs. Malgré une curiosité morbide – c'est le cas de le dire – qui me consume littéralement, je ne peux me résoudre à lui demander de me raconter tous les détails. Cela me permettrait d'adapter mon discour pour la calmer, mais cette excuse s'échappe de mon esprit comme une fumée en plein vent du nord.

— Je… Je voulais savoir si ce monsieur allait guérir de ses migraines récurrentes, comme il a demandé. J'ai… J'ai eu peur de voir sa mort à lui… Mais c'était bien la mienne… La mienne !

— Quand… ? Comment… ?


Je regrette aussitôt d'avoir laissé ces deux mots s'évader de mon esprit. Non seulement je n'ai pas à savoir, mais en plus, ça ne va pas l'aider, elle.

— Je peux pas continuer… Je…

Evidemment, elle a raison. Je vais devoir renvoyer les deux autres clientes chez elles, en me confondant en excuses, et en promettant de leur faire une ristourne la prochaine fois qu'elle viendront.


— Je peux plus faire ça ! C'est trop dur de savoir ce qui va… Comment je vais…

Elle envisage de fermer le cabinet ? Outre mon avenir à moi, que je pensais enfin stabilisé, je m'inquiète pour elle. Après avoir quitté sa France natale il y a bientôt six années pour rejoindre le kabyle qui allait devenir son mari, elle est rapidement tombée enceinte. Malheureusement, le père a rapidement été muté dans le sud du pays, où il n'a pas tardé à prendre une seconde épouse. Christine, voyant là une trahison, a fini par se résoudre à divorcer, n'ayant pas la force d'accepter la situation. Son fils, qui a aujourd'hui quatre ans, est le centre de toutes ses attentions. Sans une source de revenus à peu près fixes, comment va-t-elle s'en sortir ?

— C'est pour bientôt ? Ça va être violent ?


Elle fouille dans ses souvenirs en haussant les épaules.

— J'en sais rien. C'est vague. Une maladie… Un cancer, je crois… Oui, c'est ça : un cancer du col de l'utérus… Pourtant j'ai plus aucun rapport depuis que… Mais ça n'a peut-être aucun lien. Il se généralisera à une vitesse foudroyante…

Je commence à comprendre pourquoi elle est tellement bouleversée. Si ça se trouve, la maladie est déjà là ? Impossible pour elle de confier son rejeton à celui qui l'a aidée à le concevoir, tellement elle a été déçue et l'a rejeté de sa vie. Quelle autre solution s'offre à elle, dans ce cas ? Tout d'abord s'assurer de son état de santé en se faisant faire un bilan complet. Bon, complet, c'est peut-être pas nécessaire, car ça risque de coûter cher. Mais au moins concernant la région de… Enfin, de là où ça doit venir.


Mettre en doute la fatalité de sa vision revient à renier son don, ce que je ne peux me permettre. Il me faut donc accepter l'idée qu'elle a raison et qu'elle va donc disparaître à plus ou moins longue échéance d'un mal incurable.

— Prends-moi un rendez-vous à l'hôpital dès que possible, s'il te plaît !

Voilà une sage décision. Pour l'heure, je ne peux me résoudre à l'abandonner, ne serait-ce pour aller dans la pièce contigüe. Je la rassure avec un sourire.


— Entendu, je vais le faire. Vaudrait mieux que tu te reposes, maintenant. Je vais renvoyer les clients qui restent, d'accord ?

Ses yeux me supplient, nouant mon estomac. Je lui prends la main. Elle est toute froide. Il faut que je la frotte un peu pour la réchauffer.

— Heureusement que t'es là, Cyrine. Je sais pas ce que je ferais sans toi !


Ce n'est que renvoi d'ascenseur. Elle m'a donné un travail salvateur pour ma situation personnelle à moi, c'est le moins que je puisse faire de l'aider autant que je peux. Sans compter que même en une année, j'ai eu le temps de nouer avec elle des liens amicaux qui se renforcent constamment. Peut-être qu'au fond de moi, j'espère qu'un jour elle puisse m'apprendre un petit morceau de mon avenir qui me rassurerait ? Je ne peux écarter cette hypothèse, mais en même temps je ne peux me résoudre à ce que ça soit la seule raison.

— Dis pas de bêtise : c'est moi qui sais pas ce que je ferais sans toi !

En effet, j'étais à la limite du désespoir avant de la rencontrer, et je sentais que j'étais proche de faire des bêtises – sombrer dans l'illégalité, voire partir sans papier dans un pays étranger – afin d'améliorer un tant soit peu ma condition. Le chômage et la pauvreté étaient mon lot quotidien. Sans personne vers qui me tourner, je commençais à envisager des solutions extrêmes que j'ai vite été contente d'écarter une fois engagée ici.


— J'ai peur, Cyrine… J'ai tellement peur de ce qui va m'arriver…

La larme qui quitte le coin de son oeil et glisse sur sa joue fait l'effet d'une grenade dans ma poitrine. Je ne supporte pas de la savoir dans cette état. Je sens monter moi aussi le liquide salé qui vient troubler ma vue. Afin de lui cacher mon émotion, je serre sa tête contre ma poitrine et prends une profonde inspiration. Peine perdue, un sanglot me secoue la cage thoracique.

— T'inquiète pas, je prendrai des dispositions en ce qui te concerne.


C'est tout elle, ça. Agir pour les autres alors qu'elle est peut-être à l'article de la mort. J'ai envie de frapper. De cogner très fort. autant pour me défouler, et faire sortir toute la haine que la situation peut provoquer en moi, que pour asséner un choc retentissant sur celui – ou celle – qui est en est la cause.

Réalisant alors que si Allah ne fait rien, qu'il accepte cet état de fait, c'est forcément que c'est la meilleure chose pour tout le monde, je parviens à maîtriser mon sentiment d'impuissance. Accepter ce qui nous arrive permet de mieux l'affronter. Mais je persiste à penser qu'il s'agit là d'une grande injustice. Moi qui n'ai ni enfant, ni personne qui tient à moi, ne serais-je pas une meilleure candidate ? S'il y avait un moyen pour intervertir nos rôles, je le ferais sans hésiter une seule seconde.

Comme si elle avait deviné mes pensées, Christine se redresse et me regarde, avec une moue que je pourrais presque prendre pour un sourire compatissant.


— Tu vas renvoyer les clients qui attendent, et ensuite tu me ramène chez moi, d'accord ?

J'acquiesce. Si c'est tout ce que je peux faire pour elle, alors je dois m'y plier avec la plus élémentaire des volontés.

Alors que je me lève, elle me serre la main, montrant qu'elle apprécie plus que je ne l'imagine mes bonnes actions à son encontre.

*

Depuis maintenant une semaine que Christine a vu sa propre mort, elle reste cloîtrée dans son petit logement, au premier étage d'une maisonnette engoncée entre deux boutiques sur une rue très passante de la banlieue proche d'Alger.

Cependant, je lui rends visite chaque jour. Impossible pour moi de l'abandonner. D'une part parce que sans elle je n'ai plus d'emploi, et donc rien d'autre à faire, et d'autre part car je ne peux la laisser seule dans un tel état.

Dès le lendemain de la vision, elle m'a accueillie avec un grand sourire, contrastant avec le fond de son être, du moins tel que je l'imagine. Elle n'a pu s'empêcher de prendre soin de moi, et de mon avenir. Elle l'a fait en contactant plusieurs hommes de sa connaissance, jusqu'à en trouver un qui accepte sa proposition. Elle a tout bonnement refusé de me donner les détails, préférant me laisser la surprise quand le moment viendrait.


Et hier soir, j'ai été contactée par quelqu'un me faisant officiellement une proposition de mariage ferme, et sans condition. Il s'est présenté comme un homme d'affaires possédant trois garages et une boutique de pièces détachées pour automobiles, étant par là un bon parti. La nouvelle était inespérée pour moi, et je n'ai pu trouver le moindre prétexte pour refuser.

Je suis donc toute guillerette, aujourd'hui, lorsque je frappe à la porte de l'appartement de Christine, ayant déjà préparé maintes fois la manière dont je vais lui présenter ma situation.

Aucun bruit. D'habitude, j'entends ses pas, ainsi que les talons de ses pantoufles qui frottent sur le carrelage.


Je renouvelle mon signal. Toujours rien. En insistant, je finis par percevoir de légers murmures, sentant monter une inquiétude qui me rappelle la panique de la semaine passée.

Le battant n'offre aucune résistance une fois que j'ai tourné la poignée. Maintenant, plus rien ne s'oppose à ce que je pousse ma première réaction jusqu'au bout, et que je trouve mon amie, quel que soit son état.

Les volets n'ont pas été ouverte depuis ce matin. Connaissant dorénavant la disposition des pièces, je me dirige tout droit vers la chambre, où j'imagine qu'elle doit toujours être.


Ma joie a fait place à un protectionnisme maternel dont je ne me serais jamais sentir capable. Si d'ordinaire c'est plutôt elle qui s'occupe de moi, je conçois comme légitime de retourner la situation en ces heures difficiles.

Elle est assise dans son lit, la tête entre les mains, et les coudes sur les genoux.

— Christine ? Ça va ?


Si elle allait vraiment bien, je n'aurais pas été contrainte à entrer sans invitation, c'est évident. Ma question était plutôt de savoir à quel point elle ne va pas bien.

Lorsqu'elle monte vers moi un visage livide – que je distingue nettement malgré la pénombre – je comprends qu'il est encore arrivé quelque chose. Pourtant, le premier bilan que je l'ai contrainte de réaliser n'a pas montré le moindre signe inquiétant quant à son état de santé.

— Ah, Cyrine… Pas vraiment, non…


Hésitant à tirer les rideaux, j'opte finalement pour un rapprochement, et viens m'asseoir sur le lit. Elle me prend les mains et penche la tête sur le côté.

— Ma santé n'a rien. Pas encore, du moins. Non, c'est pas ça.

A son sourire, je devine que mon soupir a été plus remarqué que je ne l'aurais voulu.

— J'ai… J'ai eu une autre vision, cette nuit.


J'imagine à peine quel bouleversement ça peut être pour elle d'avoir encore dû vivre des moments aussi pénibles. Par contre, ça n'est jamais arrivé qu'elle ait deux fois la même vision, ou qu'elle ait deux visions différentes à propos du même événement.

— Toujours au sujet de… ta… mort ?

— Non, ça n'a rien à voir.


Alors pourquoi est-ce qu'elle est autant remuée ? Savoir qu'elle va, à plus ou moins longue échéance, finir ses jours dans un état lamentable accompagné de souffrances que le commun des mortels ne peut même pas imaginer, n'est-il pas le pire qu'elle puisse vivre ?

Je n'ose tenter de deviner ce qu'elle a pu voir, cette fois, qui placerait son propre décès en second plan. Ou bien cela aurait un rapport avec quelqu'un d'autre de sa famille ? Son fils ? Ou… Peut-être moi ?

La canicule n'a pas faibli, cependant, la fraîcheur de la nuit n'est pas encore totalement dissipée, aussi je me surprends à frissonner. Mais est-ce vraiment la température ?


— En fait, pour être totalement transparente, j'ignore qui cela concerne.

Une nouvelle fois, elle sourit en entendant mon soupir. Je sens mes joues chauffer, probablement que je rougis, mais j'espère que ça ne se voit pas trop.

— J'ai vu une femme. Une jeune femme. Encore plus jeune que toi. Environ vingt ou vingt-cinq ans. Elle…


Je vois clairement Christine cacher son visage dans ses mains. Elle ne veut pas que je puisse distinguer sa grimace. De la douleur, mêlée à du dégoût. Entre ses doigts, l'essentiel transpire malgré tout et parvient jusqu'à moi, foudroyant mon coeur tel un poignard.

Ma vue se trouble. Peut-être que j'essaie un peu trop de comprendre, de ressentir ce qu'elle vit dans sa tête ? Cet excès d'empathie me joue des tours et provoque en moi des bouffées d'émotions que j'ai énormément de mal à contrôler. J'ai toujours été comme ça, de toute façon. On m'a souvent traitée de “pleurnicheuse” ou encore de “fifille trop sensible”, j'y suis habituée depuis ma plus tendre enfance.

Préférant le silence plutôt qu'un sanglot, je pose ma main sur sa tête.


— Hé ! Mais te mets pas dans un état pareil ! T'es pas concernée, et je vais pas mourir une deuxième fois, hein !

Est-ce qu'elle a tenté un brin d'humour pour me réconforter ? Ça serait bien possible. Ou bien bascule-t-elle dans la noirceur et l'autodérision ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il qu'elle parvient à m'arracher un sourire entre deux larmes. Je murmure.

— T'es bête.


Mon léger mouvement de tête est interprété comme une demande d'informations supplémentaires. Elle ne se fait pas prier.

— Je ne la connais pas. En tout cas, je ne me souviens pas l'avoir déjà vue auparavant. Elle… Elle est en confiance. Sûrement quelqu'un de sa famille, ou un ami proche. Il est nettement plus âgé. Quarante, ou bien cinquante, je ne sais pas trop.

Loin de moi l'idée de la couper dans son élan. Ses efforts sont sûrement incroyables pour parvenir à me décrire avec autant de détails les images qu'elles a reçues. Ce n'est pas la première fois qu'elle a des visions, mais entre aujourd'hui et la dernière fois, je ne l'avais jamais vue autant impactée et bouleversée. Ça doit être terrible pour elle. Ça doit mettre à rude épreuve sa force de caractère. Elle est sûrement toute cassée à l'intérieur et ça risque d'être dur et long à tout reconstruire. Si encore elle en a l'envie.


— Ça se passe chez elle, je pense. Elle connaît les lieux parfaitement bien. Une chambre. Rangée et propre. Les volets sont tirés. Elle est allongée sur le couvre-lit à plat ventre. Ses longs cheveux collent à sa peau à cause de la sueur. Son regard fixe l'homme, qui est assis, droit devant elle, sur une chaise. Il est calme, et observe, les mains croisées sur son embonpoint. Le silence est pesant.

Sa description est criante de vérité. Je m'y croirais. Si elle est capable d'autant de détails, elle a certainement déjà déroulé ces images maintes fois.

Je suis pendue à ses lèvres, figée devant elle. L'ouverture du volet, ainsi que la porte d'entrée grande ouverte sont définitivement sortis de mon esprit.


— Son foulard est tiré en arrière, encore attaché autour de son cou. Mais elle ne porte plus aucun autre vêtement. Son corps entier est secoués à intervalles réguliers et de plus en plus courts. Parfois la douleur lui fait fermer les yeux, mais elles rouvrent immédiatement pour regarder l'homme assis, comme si elle l'implorait ou espérait une délivrance de sa part. Mais rien ne vient. Rien, sauf l'extase de son bourreau, qui ne tarde pas, une fois son oeuvre achevée, à s'écarter et la lâcher.

Difficile de rester de marbre face à un tel récit. Les yeux de Christine me scrutent. Comment dois-je réagir ? La brutalité de la scène me révolte, c'est certain. La manière qu'elle a de me la raconter également. Comme si elle attendait de me voir m'effondrer, ou bien éclater de rire en pensant qu'elle me mène en bateau.

Voyant que j'attends sans exprimer le moindre sentiment, elle reprend le cours de son histoire, imperturbable.


— L'homme assis secoue la tête presque imperceptiblement lorsque la femme fait mine de bouger, l'interrompant sans même avoir à parler ou la toucher. Un autre homme vient remplacer le premier derrière elle, et les secousses ne tardent pas à reprendre de plus belle, lui arrachant des gémissements de douleur.

N'ayant jamais été mariée, je ne connais aux choses de l'amour physique. C'est justement l'un des points qui me causaient tracas en étudiant la possibilité de sombrer dans l'illégalité si je venais à concrétiser l'idée de louer mon corps à des hommes.

J'essaie donc d'imaginer, avec force difficultés, ce que peut ressentir cette jeune femme prise d'assaut deux fois de suite par quelqu'un qui ne semble pas être son époux légitime. Si tant est que celui qui est assis le soit.


— Derrière eux, quatre autres hommes attendent leur tour. Chacun vient remplacer celui qui a terminé. L'avant-dernier, plus fort et brutal que les autres, doit lui empoigner le cou de ses deux mains larges pour qu'elle reste en place, car sa force a tendance à la faire avancer jusqu'au bord du lit. Mais ses doigts épais serrent un peu trop fort le foulard sans s'en rendre compte. La séance dure un peu trop longtemps, et après le moment fatidique, il se rend compte qu'elle a perdu connaissance en constatant que son corps retombe dès qu'il le lâche.

Est-il possible qu'un excès d'amour physique puisse provoquer ce genre de désagrément ? Je n'en ai jamais entendu parler, en tout cas. Et à en juger par la manière dont Christine me le raconte, c'est sûrement pas par plaisir. Elle met sa vie en danger, la pauvre ! Ou plutôt non : ce sont tous ces hommes qui la mettent en danger. Et plus particulièrement celui qui regarde tout sans intervenir. Je n'ose penser qu'un père puisse s'abaisser à ce genre d'activité. Il s'agit donc forcément de son époux, sans scrupule, sans pitié, et aux poches profondes, à n'en pas douter, car qu'est-ce qui pourrait motiver d'infliger pareil supplice à un être vivant ?

— Et qu'est-ce… Qu'est-ce qui lui arrive, à la femme ?


Mes mots ressemblent à des couinements tellement ma gorge est serrée. Le suspense est terrible. Je me vois à sa place, ressentant – ou tentant d'imaginer – les coups violents donnés dans le fondement de ma personne, torturée mentalement au point de ne pouvoir me plaindre ou essayer de m'enfuir. Ce serait peine perdue, évidemment, car les autres hommes auraient tôt fait de me rattraper, quitte à m'attacher ou me tenir pendant que leur compagnon poursuivrait son labeur.

Je sais, par contre, que les hommes ressentent beaucoup plus de plaisir que les femmes dans ces rapports physiques. Certaines femmes racontent que ça peut être bien aussi, mais que c'est rare, et que ça dépend surtout du partenaire, s'il a envie de bien faire, et s'il en a les moyens. Peut-être qu'un jour je comprendrai le sens de ces mots, si je parviens à me marier après avoir vécu – par personne interposée – un pareil calvaire.

En passant ma main sur ma joue, je constate qu'une certaine quantité de larmes a déjà coulé. Mon nez se bouche également. Christine me tend un coin de son drap en guise de mouchoir, que je décline poliment bien que ça aurait été à peine suffisant.


— La vision est arrivée dans la soirée. J'ai pas pu fermer l'oeil de la nuit. Ça s'arrête là. J'en sais pas plus, mais c'est déjà bien assez.

C'est très facile d'imaginer que ça retourne le cerveau. Il n'y a qu'à me regarder. Je tremble comme une feuille. Je n'arrive même plus à empoigner sa main. Comme si je n'avais plus de force, que c'était moi qui avait vécu toute la scène en direct et à l'instant.

— Si j'ai pas dormi, c'est pas à cause de la vision en elle-même, non. Bien que ça serait déjà largement suffisant. C'est pas ça. Plutôt… C'est plutôt que je me pose la question… Est-ce que j'ai le pouvoir de tenter de la sauver ? D'empêcher ces souffrances, car c'est sûrement pas la première fois, à en juger par ses réactions ? D'empêcher cette mort, si elle meurt vraiment ? Est-ce que j'en ai le pouvoir ? Et surtout… Est-ce que j'en ai le droit ?


Mon amie a donc passé l'étape de la nausée. En quelques heures, elle a eu le temps de vaincre le dégoût que je ressens actuellement, et d'atteindre la suivante. Celle de la réflexion. C'est difficile pour moi de prendre du recul. Je viens d'être assommée avec un récit criant de vérité, et en même temps il me faut déjà aller au-delà !

— Attends, tu… Tu veux dire… Ça serait possible que ta vision ne soit pas prémonitoire ?

— C'est bien là ce qui m'a empêché de dormir. Est-ce possible ou pas ? Si oui, ça voudrait dire que je n'ai pas de véritable don de voyance. Je ne vois qu'un futur possible, pas forcément celui qui va arriver. Et donc, que je pourrais peut-être ne pas… mourir moi aussi. Sinon…


La conversation prend une tournure qui m'échappe. Moi qui suis encore imprégnée de la transpiration de la jeune femme, qui ressent encore la douceur du couvre-lit, et la douleur des hommes qui me… enfin qui la… lui font ces choses. Il me faut quitter cette chambre moite et obscure pour revenir dans celle-ci, un peu plus fraîche, il est vrai, mais pas plus lumineuse, de Christine, afin de m'accrocher à elle pour ne pas perdre le fil de son discour.

Son tourment serait donc d'être partagée entre admettre qu'elle n'a aucun don, et potentiellement survivre à sa maladie pas encore déclarée, ou accepter d'être élue mais mourir prématurément.

— Je ne te demande pas de m'aider, Cyrine. D'ailleurs, je ne t'ai pas demandée de venir. C'est le hasard – ou bien une autre force supérieure ? – qui t'a fait venir ici et maintenant. Ma destinée m'appartient. Mes choix également. Tu as déjà fort à faire avec ta propre vie. Au fait, tu as été contactée ? C'est pour ça que tu es là ?

*

Je m'engage dans une rue, certe populaire, mais relativement avare en cafétérias familiales, les seules où les femmes sont acceptées.

Deux semaines ont passé depuis que Christine a partagé avec moi sa vision… particulière, je ne vois pas d'autre mot pour la qualifier, assise dans son lit.

Elle m'a demandé explicitement de ne pas chercher à la revoir de mon plein gré, afin de lui laisser le temps de la réflexion sans être influencée. A ma demande, elle m'a avoué avoir confié son fils à une voisine aimable, pour qu'il conserve un semblant de vie normale.


J'ai donc été soulagée lorsque ce matin, c'est elle-même qui m'a appelée, dans le but de me voir dans un lieu public. Si elle sort de chez elle, c'est qu'elle va mieux. Et si elle veut me parler, c'est qu'elle a bien avancé dans sa réflexion.

Mon allure est vive, car je suis pressée de savoir ce qu'elle va bien pouvoir me raconter, cette fois. Je m'attends à tout, de sa part, dorénavant. Plus rien ne m'étonnera.

L'enseigne est en vue. J'accélère encore, à la limite de la course, ignorant royalement la transpiration qui me couvre le front.


Il y a foule, à cette heure de l'après-midi. C'est vrai qu'on est samedi, et qu'il y a du monde en ville, malgré la chaleur qui persiste.

Elle est assise à une table vers le fond. Devant elle, un verre de thé, probablement, à en juger par les feuilles de menthe qui flottent à la surface du liquide verdâtre.

Sans demander l'autorisation, je m'installe sur la chaise directement à sa droite.


— Salut Cyrine ! Comme tu vas ?

Son sourire fait plaisir à voir. Je pourrais presque me demander si je n'ai pas rêvé les visions qu'elle a eues. Comment fait-elle pour mettre dans un coin de sa tête des événements aussi importants et marquants ? Elle m'étonnera toujours.

— Je vais bien, hamdoullah. Et toi ? Quoi de neuf ?


Impossible de discerner la moindre crispation dans les muscles de son visage. On pourrait croire que tout va vraiment bien pour elle.

— Non, toi d'abord. Je veux que tu me dises tout ! Il t'a rappelée ?

Je ne peux réprimer un sourire.


— Je le savais ! Je suis vraiment contente pour toi ! Il veut te rencontrer, c'est ça ?

Après avoir secoué la tête, il me faut lui donner des explications plus claires.

— C'est mieux que ça !


— Mieux ? Explique-toi, je n'ose comprendre.

— Il m'a officiellement fait sa demande hier, après en avoir discuté avec mon père.

— Il a fait sa…


Ses yeux pétillent. Elle est aussi contente pour moi qu'elle le serait si ça lui arrivait à elle. Ça me touche au plus profond de mon être que quelqu'un partage ça. J'ignore si j'en serais capable, moi.

— Toutes mes félicitations, Cyrine ! C'est vraiment génial ! Il ne va t'arriver que du bonheur, inchallah !

— Merci. Merci. Tout ça, c'est grâce à toi. Je vais devoir trouver un moyen pour te remercier. Même si je sais qu'Allah le fera déjà.


Je sais qu'elle n'est pas musulmane, mais l'habitude aidant, elle partage nos formulations et nos coutumes.

Voilà, maintenant, la bonne nouvelle est annoncée, et je ne sais plus quoi dire. Elle comble rapidement le silence qui s'installait à notre table.

— Vous avez déjà fixé une date ?

Elle va un peu vite, là ! Non, on n'en est pas encore à ce point, mais ça ne saurait tarder, car les préparatifs vont devoir commencer rapidement. Mon fiancé prend à sa charge tous les frais liés à la fête, bien que mon père ait été long à convaincre, car ma famille est plutôt pauvre. Mon train de vie risque d'être chamboulé, mais dans ce sens, je devrais vite m'y faire, à n'en pas douter.


— Et toi ? Quoi de neuf ?

— Rien d'aussi réjouissant qu'un mariage, en tout cas !

— C'est pourtant tout le mal que je pourrais te souhaiter… Enfin, sans vouloir raviver les souvenirs de ton… Excuse-moi.


Elle balaie ma réflexion d'un sourire.

— C'est rien. Le fruit de cette période va entrer à l'école l'année prochaine, avec un peu d'avance, et me procure tout le bonheur que je suis en droit d'attendre de la vie. Mais il y a quand même un petit quelque chose dont je voulais te faire part, en effet.

Le ton de la confidence qu'elle prend alors me fait craindre le pire, malgré sa bonne humeur et sa voix enjouée.


— Elle est derrière toi.

Je me retourne d'un geste brusque, mais ne reconnais personne.

— Qui ça ?


Son silence m'oblige à réfléchir. Et il ne me faut pas très longtemps pour comprendre, alors même que Christine se lève de sa chaise.

Je la regarde contourner la table, poser la main sur mon épaule en passant à côté de moi, puis se pencher vers une jeune femme d'une vingtaine d'année qui était en effet assise juste derrière moi.

— Excusez-moi, vous permettez que je vous parle quelques minutes ?


  • Excellentissime ! Passionnant ! Foi de Christine ! Tu as deviné, j'aimerais beaucoup lire une éventuelle suite ! en tous cas, dès les premières lignes, on est captivé aussi en toute sincérité CANOTIER A RAS DE TERRE Steph pour le brio avec lequel tu mènes ta trame ! bisous et douce journée enchantée à l'ombre ! merci et à bientôt !

    · Il y a presque 6 ans ·
    Epo avatar

    Christine Millot Conte

    • Merci Christine. Tu as raison d'insister, parfois je me laisse influencer par mes lecteurs/lectrices et ajoute des suites qui n'étaient pas prévues du tout au départ. Par exemple "Blanche Allogène" dont le volume 4 est en cours de rédaction alors que le premier était initialement un one-shot !
      Inch'Allah !

      · Il y a presque 6 ans ·
      Portrait auteur

      Stéphane Rougeot

    • Et je viens à peine de percuter que le personnage a le même prénom que toi...
      C'est peut-être pour ça que tu veux une suite. Ah ! Ah !

      · Il y a presque 6 ans ·
      Portrait auteur

      Stéphane Rougeot

  • Passionnant !

    · Il y a presque 6 ans ·
    Mm

    odess

  • Je vois déjà venir des commentaires me réclament avec avidité une suite. Toute la douceur dont je suis capable ne suffira pas, j’en ai peur, pour faire accepter l'idée que la suite aura lieu uniquement dans la tête des lecteurs. Ce n’est, en tout cas pour l’heure, pas au programme, mais je ne suis pas voyant...

    · Il y a presque 6 ans ·
    Portrait auteur

    Stéphane Rougeot

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