Lui, le monstre

ferrer

                                         Lui, le monstre

 

 

Cinq niveaux, cinq couleurs différentes, mais la même peur, quel que soit l’étage.

Dans le parking souterrain, mes pas précipités résonnent en écho, comme dans un immense tombeau.

Mais j’entends aussi, se superposant aux miens, les pas du meurtrier qui me poursuit, où que j’aille, obstiné, cherchant à éliminer le seul témoin de son crime.

Cinq niveaux, cinq couleurs, Lui, le monstre, et Moi, moi qui le fuis, dans cette partie de cache-cache où je joue ma vie.

Dans le parking, j’ai maintenant perdu mes repères ; j’avais bondi dans les escaliers, tant pour  échapper à l’homme que pour m’éloigner de la vision insupportable ; je croyais déboucher à la surface, dans l’abri de la galerie marchande, mais je suis sorti trop tôt, et c’est encore dans un des sous-sols que je me suis retrouvé.

J’essaie de me souvenir : ici les piliers sont peints en bleu ; le bleu c’est le moins un. Oui : le bleu le moins un, le vert le moins deux, le jaune… le moins trois, je crois, ou quatre, après je ne sais plus, mais qu’importe, tout se ressemble, sous la lumière crue, éblouissante, quand je passe sous les néons, avant de retomber dans l’ombre.

Cinq niveaux de sous-sols, dans lesquels je me perds, le souffle court, avec le monstre qui me poursuit.

Je ne sais même plus à quel étage je m’étais garé, mais c’était l’un des plus profonds, et c’est là qu’il a frappé !

Il était sans doute déjà tard, à ce moment là, la dalle s’était presque complètement  vidée de ses voitures ; le centre commercial était en train de fermer, les dernières clientes avaient abandonné l’hypermarché et les boutiques des galeries marchandes.

Il ne restait plus que quelques attardées, qui rejoignaient en se hâtant l’abri de leur véhicule.

Et puis, la fille, plus tard, quand le silence s’était fait…

La fille était belle, elle marchait vite, d’une allure décidée, coupant au plus court dans le parking désert ; elle avançait avec aisance sur ses talons aiguille qui claquaient sur les plaques de ciment. Je n’avais pas pu m’empêcher de la suivre du regard : une belle fille, vraiment, grande, des cheveux blonds, souples, un imperméable noir, brillant, dans le genre ciré.

Elle me rappelait vaguement une héroïne d’un film ancien, que j’avais aimé, mais oublié. « Tu es des beaux yeux, tu sais », disait le héros, et j’avais voulu voir ses yeux, comme cela, sur l’impulsion du moment.

Je l’avais suivie un petit moment, en marchant sur les bandes réservées aux piétons, des bandes marrons, recouvertes d’un revêtement épais, moelleux, un peu élastique, qui absorbait les bruits de pas. C’est en travers d’une de ces bandes que son corps gît maintenant, le noir de son imperméable coupant presque à angle droit le chemin qui serpente bizarrement dans le parking.

En empruntant ce passage j’avais pu la regarder plus longuement, mais en restant discret, pour ne pas l’effrayer. Je ne cherchais pas une aventure, j’ai toujours été très réservé, timide, même, avec les femmes. Non, j’admirais sa démarche souple, les reflets aigus des néons que renvoyait son ciré, quand elle passait dans la lumière. C’était juste pour le plaisir, le plaisir des yeux, comme on dit.

Les yeux… Sous chaque néon, la lumière est crue, presque cruelle ; puis on passe dans une zone d’ombre, et à nouveau sous un autre néon. J’ai mal aux yeux, depuis que je cours, que je vais ainsi, ébloui, puis tâtonnant, incertain de mon chemin. Et toujours j’entends résonner derrière moi les pas du monstre, qui me pressent ; et je repars, essoufflé, haletant, avec un point de côté qui me vrille le flanc.

Cinq niveaux, cinq couleurs, et Lui, le monstre, couvert de sang, et la femme, gorge tranchée.

J’ai assisté à tout, paralysé par l’horreur. J’ai vu le couteau du tueur s’enfoncer  dans le cou fragile de la jeune femme, ce cou blanc, laiteux, sous la lueur crue des néons, j’ai vu le ciré noir s’inonder de rouge…

J’avais suivi la belle fille dont le ciré accrochait les lumières, mais elle a rencontré le monstre, tapi dans l’ombre. Sans un mot, il s’est jeté sur elle, violemment. Elle hurlait, elle se débattait, elle appelait au secours ; d’un geste brutal il l’avait précipitée au sol, avant de tenter de lui arracher son imperméable. Moi je ne les quittais pas des yeux, fasciné, incapable d’intervenir, de bouger même.

C’est alors qu’elle m’a regardé, tassé dans mon coin, tremblant de peur, ou de désir peut-être… Le monstre a sorti son couteau, et le regard de la femme s’est fait implorant, puis des larmes ont coulé sur son visage, juste avant que le sang ne gicle.

Quand j’ai pu enfin sortir de mon rêve, me précipiter, arrêter ses gestes fous, désordonnés, il était trop tard.

La dernière image que je garde de la belle fille, c’est son ciré noir, au sol, son corps en travers du passage piéton, et la flaque rouge de son sang, reflétant l’éclat d’un néon.

Je me suis enfui, horrifié, et j’ai couru sur le ciment, environné par un silence cotonneux ; j’avais l’impression de flotter, de tanguer, comme un homme ivre, et en même temps de ne pas avancer, comme si mes pieds s’enfonçaient dans le dur béton de la dalle. Tout cela était-il réel ? Il me semblait être entré dans un cauchemar, peut-être même dans le cauchemar d’un autre.

Il doit se faire tard, les lumières ont encore baissé : pour la nuit, seules les voies de circulation restent éclairées, dans le parking désert. Si chaque sous-sol a une couleur particulière, au final c’est le gris qui domine, gris du sol, du plafond, le gris que l’on voit partout, sauf sur les piliers et dans les grandes zones blanches, quand on traverse une zone de pleine lumière. 

Le gris, mais aussi le noir,  dans les vastes zones laissées dans l’ombre, derrière les larges piliers de béton aux couleurs criardes. 

Enfin j’entends des cris, des rires : un groupe s’approche, joyeux : sans doute des employés du centre commercial, qui rejoignent leur voiture, heureux d’avoir terminé leur journée. C’est vers eux que je me dirige, eux qui vont me protéger : le tueur n’osera pas me frapper devant tous ces témoins. Déjà je vois le groupe qui apparaît dans la lumière d’un néon, tout proche de moi. Sauvé ! Mais le cauchemar continue : ils s’enfuient en courant, effrayés sans doute par ma propre frayeur. Avant que j’aie pu m’approcher d’eux, ils ont déjà rejoint l’escalier, et fait claquer derrière eux la lourde porte de fer qui y donne accès. J’arrive à mon tour sur l’obstacle, que j’essaie désespérément d’ouvrir : ils bloquent la poignée. Je pèse de tout mon poids sur l’obstacle, mais toujours avec la même impression d’irréalité, comme quand on sait qu’on rêve, alors même qu’on est entièrement enfoncé dans la terreur du sommeil.

Et pourtant je ne rêve pas : j’entends leurs voix, derrière la porte, qui tiennent des propos affolés, incohérents. Ils ont dû voir, derrière moi, mon poursuivant : je n’ai pas le temps de m’attarder sur le panneau de fer, je ne suis pas de taille à l’ouvrir, et le monstre va tomber sur moi dans un instant si je ne poursuis pas ma fuite.

Ses pas précipités, que j’entends à nouveau derrière moi, m’ont donné tout à coup des ailes : il me suivait, je ne peux qu’essayer de sauver ma vie, malgré le sentiment de culpabilité qui m’accable. Cette culpabilité, autant que la course, oppresse ma poitrine, accélérant ma respiration. Qu’étais-je venu chercher dans ce sous-sol ? Je ne le sais plus, tout entier tendu dans cette course, cette fuite, avec les pas de l’autre qui résonnent, en écho, dans les  niveaux déserts.

Je l’ai vu, je peux le reconnaître, je suis devenu un danger mortel pour lui. C’est la seule pensée qui vaille, la seule à laquelle je dois me raccrocher maintenant.

Je me suis enfui, il me poursuit, j’entends ses pas résonner sur le ciment, derrière moi, parfois devant, avec l’écho, dans ce parking quasiment vide.

Je ne peux pas le situer, je l’imagine, avec son couteau sanglant, dégoulinant, qui me pourchasse, ou qui me guette peut-être, m’attendant quelque part, je ne sais où, derrière un des poteaux du parking.

Tout à coup, une impasse : je suis arrivé  à l’extrémité du niveau, plus aucune sortie ne s’ouvre devant moi, ni rampe pour voitures, ni passage piéton. Je suis coincé devant ce mur de béton, contraint de faire demi-tour pour sortir du piège. L’assassin est peut-être juste derrière moi, mais je n’ai pas le choix ; il me faut revenir sur mes pas, l’affronter peut-être. Le cœur battant, en essayant de me dissimuler autant que possible dans les ombres entre les néons, j’ai refait une partie du chemin. J’ai senti un froid glacial me pénétrer quand j’ai vu des gouttes de sang sur le sol : le monstre m’avait donc suivi. Où se cachait-il ? Pourquoi jouait-il ainsi avec moi ?

En rassemblant tout mon courage, peu à peu, tremblant dans chaque zone d’ombre,  j’ai pu revenir, retrouver le passage central, celui où s’ouvre la porte donnant sur l’escalier.

Je me suis arrêté ; je n’entends plus rien, que mon souffle affolé, que mon cœur qui bat à tout rompre dans ma poitrine, que le sang qui frappe à mes tempes.

A-t-il renoncé à me poursuivre ? Je pèse sur la porte, elle s’ouvre sans résistance, ceux qui la bloquaient sont partis, mais à nouveau l’angoisse me submerge : j’imagine le monstre, tapi dans l’escalier, son couteau à la main, prêt à bondir sur moi, à m’éliminer, moi, le seul témoin de son crime.

Et puis monter dans cet escalier maintenant désert, un escalier étroit, avec ses virages à angle droit ? Derrière chaque angle il pourrait se dissimuler, m’entendre monter, se préparer tranquillement.

Mes nerfs sont à bout, je ne supporterai pas cette épreuve ; je préfère jouer le tout pour le tout.

Si l’escalier est un piège, il ne me reste que l’ascenseur, la boîte magique, qui va m’amener la délivrance, s’il est vide, ou la fin, si le monstre s’est tapi dedans, au lieu de me poursuivre, attendant patiemment que je l’appelle moi-même, comme un fou qui attire la mort sur lui, au lieu de la fuir.

Enfin l’ascenseur  arrive. Les deux tons de sa sonnerie vrillent le silence ; le vacarme se répercute longuement dans tout l’étage du parking souterrain. L’aura-t-il entendu, l’assassin qui me suit partout où je vais ? Une ombre, me semble-t-il, a vacillé derrière moi ; je me retourne, effrayé Mais de la pénombre personne ne surgit, rien ne bouge. Mes yeux reviennent sur la cabine, dont les portes s’ouvrent silencieusement. Elle est brillamment éclairée, elle vient projeter sa lumière loin devant son ouverture. Dans l’ascenseur, je vois une forme,  une silhouette effrayante, qui me paralyse. A nouveau, je me retourne en sursaut, mais non, il n’y a rien, ce n’est que mon reflet qui est apparu dans le grand miroir qui occupe toute la cloison du fond de la cabine. La porte s’est refermée, je reste là, tremblant de peur, les jambes coupées ; je m’accorde encore un moment pour calmer les battements de mon cœur, mais le choc a été tel qu’il me faut rassembler tout mon courage pour, à nouveau, appuyer sur le bouton d’appel. Quand la porte s’ouvre, déclenchant la répétition de la bruyante sonnerie, la silhouette est là, à laquelle cette fois je me suis préparé ; j’entre, pour me mettre à la pleine lumière de la cabine, mais l’horreur, à nouveau, me saisit : il est là, celui qui me suivait.

Je le regarde, comme il me regarde ; il est là, le couteau à la main, rouge de sang, lui, l’assassin, le monstre.

Son visage où les traces rouges ont coagulé est tordu par la haine, ou par la peur plutôt, car il est aussi effrayé que moi. Il a peur de moi, comme j’ai peur de lui ; ou plutôt, ce n’est plus de lui que j’ai peur, mais de ce qu’il a fait, de ce qu’il va pouvoir faire encore.

Il me voit comme je le vois, je le regarde comme il me regarde, les yeux dans les yeux, car Lui, c’est Moi.

Moi, le monstre. 

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