Luttes, Erosion et Immortalité

Maxime Lopez

Chronique d'une lutte entre terre et mer

Les yeux fermés, étendu sur le sable de Mahâbalipuram…

L'océan déverse ses vagues ininterrompues sur les blocs de pierre telles une armée à l'assaut d'une cité qui se sait perdue. Dans un espoir vain, la Résistance s'est organisée élaborant défenses et remparts. Viennent parfois des moments d'accalmie. Ils entretiennent le quotidien mais tout le monde pressent, non sans fatalité, qu'ils ne sont que des estafettes annonciateurs d'une recrudescence prochaine des hostilités. L'issue est connue de tous mais ne peut enrailler la Résistance. Maintes légendes sont rapportées; des récits de massacre ou des témoignages attestant de l'existence de lieux où l'homme a stoppé l'océan allant même jusqu'à le faire reculer pour soumettre de nouveaux territoires.

 

Les deux parties se font face sans jamais se tourner le dos. Pour le spectateur étranger, le paysage est d'avantage celui d'un lieu paradisiaque évoquant quiétude et sérénité. Jamais il ne s'imagine le combat qui prend place sous ses yeux où belligérants se rendent coup pour coup. Il ne peut percevoir dans la fougue des ressacs toute la résolution et l'obstination de l'océan dans son entreprise. Le point névralgique de la rencontre entre le géant et ce rebelle est le témoin des plus grands affrontements. Là, un premier mur est secondé par une deuxième ligne de fortifications, plus hautes mais bien plus vulnérables et foyers de nombreuses âmes. Plus loin se dresse fièrement un édifice richement sculpté, courbant l'échine sans jamais abdiquer. Il rappelle chaque jour à l'océan la témérité de ces bâtisseurs face à un ennemi invincible ainsi que sa détermination devant cette inébranlable supériorité.

 

Personne ne sait comment tout cela a commencé. Les derniers témoins ne sont connus que par le récit de vieilles légendes. Au fil des années, les deux protagonistes ont appris à se connaître pour devenir aujourd'hui indissociables. Ce qui s'apparentait hier à une lutte à mort façonne aujourd'hui le quotidien. Plus personne ne s'étonne de la vigueur des flots s'acharnant à ébranler les défenses bâties pour les briser. De même, le bal joué tous les matins par des corps portant de lourdes charges de sable vers la muraille est devenu spectacle ordinaire tout comme les sons émanant du choc entre les deux armées rivales.

 

Vivre dans cette situation d'affrontement permanent est devenue une norme acceptée voire revendiquée. L'ennemi, si proche, s'est transformé en ami bienveillant à bien des égards et en premier lieu pour les nombreuses ressources dont il est un protecteur généreux. Devant cette munificence, l'homme s'est vu contrarier dans ses certitudes à l'égard de cet ennemi immortel. Il a donc appris à vivre face à lui mais également à ses côtés suscitant par là-même un profond sentiment de respect de l'océan envers cet être chétif et pourtant si audacieux. Il n'en reste pour autant un péril constant pour quiconque s'enhardit trop de sa clémence. Imprévisible, il sait cruellement rappeler aux moins prudents sa nature originelle et son autorité. Il arrive parfois que dans une offensive soudaine et brutale, l'océan ne précipite ses vagues jusqu'au cœur de la cité, mutilant tout élément contrariant son avancée. Une fois repu et assuré de sa victoire, il se retire. Incursions destructrices, épiphénomènes fugaces et douloureux, batailles plus que victoires définitives.

 

Face à ces invectives physiques répétées, les hommes continuent de défier l'ogre et ses vagues, émanations directes de son être et fidèles parmi les fidèles. Les plus intrépides d'entre eux en viennent jusqu'à les affronter en corps à corps. Dans ces duels périlleux, certains parviennent à narguer l'océan et maitriser ses disciples. Debouts sur des planches, effleurant à peine les flots, ils dominent avec majesté des ennemis ô combien plus puissants. Ces incursions inoffensives écorchent à peine l'océan qui les refoule sans mal mais elles sont autant de messages. Espoir et provocations.

 

Après bien des années à ses côtés, certains caractères ont déteint sur les hommes et leurs activités, enjambant une muraille solide mais non moins poreuse par bien des aspects. Malgré le danger, les hommes n'ont cessé d'épier le mouvement des vagues venant se sacrifier sur les fortifications. Devant tant d'abnégation, ils ont pris peur. Paralysés. Puis vînt la curiosité. On observa alors le fracas des vagues venant s'écraser sur la roche, redessinant sans cesse ses contours. La dynamique de mouvement, les éphémères formes nouvellement créées, la justesse des entailles faîtes dans la pierre, tout dans cette chorégraphie fascina des témoins de plus en plus nombreux, hypnotisés par ce travail si harmonieux et pourtant si brusque. Devant leurs yeux s'ébauchait à chaque instant un nouveau paysage, une œuvre.

Tel des disciples aspirant à saisir ces gestes, les hommes ont sondé jusqu'aux plus enfouis des mouvements imaginés par les flots pour travailler la roche. Ce ballet se prolongea des années durant, les ainés transmettant aux nouvelles générations. Peu à les gestes furent reproduis. D'abord imprécis et gauches, ceux-ci devinrent plus fins et plus habiles. Du brouillon au modèle. Les hommes commencèrent alors à imaginer, comme l'océan sur les rivages, des formes complexes, plus abouties jusqu'à engendrer des sites entiers taillés dans le granit. Bientôt, le bruit du génie se propagea, survolant même l'océan, humble devant cette renommée dont il est le géniteur. Depuis lors, la cité n'a de cesse de manier le maillet et la pointe; ses habitants cultivent ce savoir et accouchent de compositions neuves tant singulières qu'estimées.

Dans les ateliers, des mains s'agitent au son des outils qui ricochent sur la pierre. Ces sonorités résonnent dans la cité occasionnant délices et ravissements. Seul un éclat se fait toujours plus haut, le bruit des vagues à l'assaut de la cité.

 

J'ouvre les yeux, l'eau atteint ma taille. Une nouvelle bataille se prépare...

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