Ma mort au rythme de « Pas maintenant »

Phinette Kinder

Ma mort au rythme de « Pas maintenant »

« Pas maintenant »

Axelle Red, 2002

(http://www.youtube.com/watch?v=hcMEv5IfBBw&noredirect=1)

Axelle Red, vous connaissez cette artiste ? Moi, oui. Depuis ma plus tendre enfance, ses mélodies m'ont bercé, sa voix m'a réconforté quand les larmes ne voulaient pas cesser d'inonder mon visage, ses paroles remplies de vérité m'ont aidé à grandir.

Et aujourd'hui encore, dans mon dernier souffle, je peux raconter mon dénouement avec l'une de ses chansons. Ma fin peut se fredonner. La dernière note noire sonne dans le néant.

« Quelque chose sous mon pied
Vient de faire bang. »

L'adolescence est vraiment une période de notre vie très tumultueuse. À peine sorti de l'enfance, on veut jouer les grands mais pas les adultes. Avoir seize ans, c'est pouvoir faire des choses sans trop réfléchir aux conséquences, partir à l'aventure avec les copains sans se soucier d'enfants à nourrir, c'est jouer les caïds devant les filles, se donner un genre de dur à cuire pour les attirer dans nos filets, sans penser une seule seconde à devoir se caser, la bague au doigt. Je les aime mes seize ans et j'en profite du soir au matin. Rebelle jusqu'au bout des mèches violettes dressées sur le sommet de mon crâne, je rends le quotidien impossible à mes parents juste pour le plaisir de pouvoir raconter plus tard ma crise d'adolescence comme un film hollywoodien à ma progéniture. Il me faut matière à faire rêver les plus indisciplinés et à exaspérer les plus sages.

« Moi qui étais tellement fier
D'être au premier rang. »

Je suis le chef d'une petite bande, cinq gars aux allures à faire trembler les petites vieilles dans la rue. On arbore fièrement piercing, tatouages faits avec de faux consentements parentaux, blouson de cuir noir, jean, boots militaires et crêtes stylisées. Même notre nom de gang fait taire les sportifs baraqués du lycée, les « skulls ». On a déjà tous un casier un peu chargé, petits larcins en tout genre, vol à l'étalage, bagarre et état d’ébriété sur la voie publique... Mais je détiens le record des arrestations avec le joli nombre de 15. Je me suis surpassé pour la dernière, fauche d'une voiture de police. Paris de fin de soirée, je voyais là l'occasion de me démarquer de mes petits camarades et ainsi de me propulser au sommet de la popularité ! Mais tellement bourré, tout ne s'était pas déroulé aussi bien que je l'avais imaginé. J'avais cassé la vitre côté conducteur, tenté de démarrer le véhicule sans succès. J'avais juste réussi à mettre en route la sirène, alertant ainsi tout le commissariat. J'ai bien évidemment essayé de fuir, seulement je n'avais pas pensé que les litres de vodka ingurgités quelques heures auparavant, choisiraient ce moment pour sortir en jet de ma bouche. Forcé de m’arrêter sur une pelouse pour finir de vomir, les policiers m'étaient tombés dessus en riant de cette situation aux aspects burlesques.

J'avais été propulsé sur le devant de la scène dans la peau d'un acteur comique. Les autres skulls avaient déguerpi sauvant leur matricule sans se préoccuper du mien. Un pour tous et chacun pour soi.

« Ceux qui m’appelaient ami
M'ont laissé tout seul ici. »

Le juge dans sa toge noire, excédé par mes multiples apparitions dans son tribunal, avait suggéré fortement à mes parents, la solution : l'école militaire. Ma mère à bout de nerf n'avait pas dit un mot, mon père hochait machinalement la tête. Dépassés par les événements, ils ne savaient plus quoi faire pour me remettre dans le droit chemin. Le lendemain, mes valises étaient faites, mon inscription dans l'armée réglée et ma crête complètement rasée.

J'allais tout faire pour rendre mon passage dans la caserne bref. À 16ans on pense être plus fort que tout, mais c'est pas vrai ! Je m'étais fourré le doigt dans l’œil. L'armée a su me mater, en quelques mois me transformer par des exercices annihilant toutes pensées. Une machine de guerre était née.

« Dans un champs je quitterai ma vie

Ma majorité vient d'être chantée. Eh oui, je suis un homme gradé aujourd'hui. Je rentre à la maison, j'ai obtenu une permission spéciale. J'ai hâte de retrouver maman et de la serrer fort contre moi. Deux ans se sont écoulés depuis la dernière fois. Les lettres et le téléphone n'ont pas su transmettre tout ce que j'ai réalisé loin et compris pendant mon éloignement. Je vais aussi demander pardon à papa, j'ai été un mauvais fils, je le sais maintenant. J'ai envie qu'ils soient fiers de moi. Pour cela je me bats tous les jours. Je suis le meilleur de ma promotion, je manie les armes comme personne et bientôt je vais être envoyé au front, défendre ma patrie.

Mais c'est qui l'ennemi. »

Pas d'effusion à mon arrivée, des retrouvailles pudiques, l'ambiance est lourde. Une gêne est palpable, je ne suis plus le fils qu'ils ont connu. Je suis meilleur mais ils ne le savent pas encore. Ils m'observent, me questionnent de banalités pendant le repas. Pourquoi toujours meubler le silence de ciel bleu et de beau temps ? Entre deux mots sans importance, je lâche enfin la raison de mon retour. Je vais partir à la guerre, l'annonce à l'effet d'une bombe. Maman font en larmes.


« Pas maintenant
Pas maintenant, oh non »

Je la prends dans mes bras, je lui jure que tout ira bien, que ça ne se passe pas comme on voit à la télé, que je reviendrais, vivant. Mais, elle sait. Elle n'est pas dupe, elle mouille ma chemise et pleure sa révolte. Comment peut-on laisser son fils devenir de la chair à canon ? Mon père pose sa main sur mon épaule, il sait pourquoi je fais ça, pourquoi j'accepte de m’enrôler alors que mes classes sont terminées. Il espère que son absolution me fera changer d'avis. À ce moment-là, je rêve de mes 8 ans.

« Je voulais encore aimer, jouer,
Sauter, crier
Être un enfant. »

Je suis resté deux jours seulement dans mon ancienne vie. Après ma révélation explosive, un cratère s'est creusé entre mes parents et moi. Comme pour nous protéger. Mais de quoi ? De leur côté, ils me montraient sans rien dire leur désaccord et du mien en affichant un détachement émotionnel, je tentais de leur prouver qu'ils n'avaient pas à s'inquiéter. Je pars pour une mission anodine et je reviendrai. Il ne pouvait en être autrement, je n'ai que 18 ans, je ne peux pas encore quitter ce monde. Je ne peux être réduit au silence.


« Pas maintenant
J'ai pas eu le temps, non
De faire des bêtises
Y croire, savoir
Si c'était important. »

De retour dans mon régiment, je suis plus résigner que jamais à tenir la promesse faite à ma mère. Muni d'un paquetage, on embarque dans un petit avion. J'aime sauter en parachute, sentir le vent me porter, imaginer que je suis un ange volant dans les cieux. Aujourd'hui, on a de la chance, il ne pleut pas.

« On dit qu'le ciel devient plus bleu
Quand on s'en va. »

La chaleur est assommante dans cette partie du monde. Les moustiques gloutons à souhait semblent apprécier mon sang. J'ai la peau ravagée par les marques de démangeaisons mais ce n'est pas grave. Il y a des choses bien pires par ici. Je commence à faire des cauchemars la nuit, même quand je ne dors pas. Quand mon camarade a posé son pied sur la première mine et qu'il a explosé, je n'ai pas su me retenir, j'ai hurlé. C'est à ma mère que j'ai pensé à ce moment-là.

« Maman j'regrette, j'ai eu peur
Tu ne m'entends pas. »

Je ne ferme plus les yeux, ça fait déjà plusieurs mois. Je ne supporte pas ce que je vois derrière mes paupières closes. Pourquoi Dieu accepte tant d'horreurs ? Pourquoi les vivants, ici, ont l'air mort ? Le regard vidé de tout rêve, ils marchent en rythme. Zombies pas fantastiques, ils chantent victoire quand ils exterminent l'ennemi. Jeunes, vieux, femmes ou enfants, dommages collatéraux claironne le bataillon. Les jours se succèdent et ne se ressemblent pas. Moins en moins d'amis restent parmi nous. Quand les nouveaux arrivants me demandent pourquoi je suis ici, c'est toujours la même réponse que je laisse entendre.

« Fallait-il que j'paye ainsi

Mes erreurs de jeunesse, les tracas causés à la société, mais est-ce le bon prix ? Prendre sans donner, tirer pour tout changer. Une balle pour une idée, je joue dans la cours des grands. Seulement maintenant, mon âge me frappe de plein fouet, j'ai juste 18 ans.


Je suis encore tellement petit. »

Je me souviens mon dernier jour d'instruction, même le juge qui m'avait collé dans ce trou avait pris la peine de m'envoyer ses félicitations. Je m'étais révélé être doué pour suivre les ordres. Sans réfléchir, j’agis. Voilà le secret de ma réussite. Aussi quand on m'a proposé de racheter mes péchés auprès de mes parents, aucune hésitation, j'ai accepté. J'ai signé un pacte avec le diable, il m'a fait miroiter une meilleure vie. Endoctriné, j'imaginais aider à la reconstruction du monde. Ma jeunesse était un si petit prix. J'ai apposé mon nom sans sourciller, poussé par l'excitation de donner un sens à mes actes.


« On m'a promis une autre vie
Mais je tiens à celle-ci. »

Je côtoie au quotidien la mort et les charniers. Le plus dur, je l'éprouve face à l’ennemi, au moment de tirer. Je deviens lâche, j'ai peur d’ôter la vie. Les questions se bousculent dans ma tête. Mes parents et Dieu me pardonneront-ils de tuer ? Pourtant dans une embuscade, il faut éviter de trop penser, se rappeler d'appuyer sur la gâchette le premier. L'instant de vérité est arrivé. Il est là devant moi. Pas bien plus âgé, il a le regard criant les mêmes supplications que le mien.


« Pas maintenant
Pas maintenant, oh non. »

Si j'avais su, j'aurais d'avantage profité de mon enfance. Je ne me serais pas laisser embarquer dans des conflits de grands.

« J'voulais encore aimer, jouer,
Sauter, crier,
Être un enfant. »

On se regarde toujours fixement. Nos armes pointées pleins cœurs, nous séparent et nous rapprochent étrangement. Sous son casque, je distingue encore ses traits d'adolescent. Dans une autre réalité, dans un autre monde, loin de ces absurdités, on aurait pu être amis. Je ne suis pas mieux que lui. Je n'ai pas envie d'ôter la vie.

« Pas maintenant. »

Il me reste tant de chose à faire, à voir et à comprendre. Lui aussi. Nos fusils se baissent lentement. Nos yeux ne se quittent pas pour autant. Une larme trace un sillon sur ma joue. Aujourd'hui, on s'épargnera mais pour combien de temps ? Sa langue est différente, ma chanson lui est inconnue. Malgré l’incompréhension certaine, je laisse sortir les paroles avant de partir à reculons :


« J'ai pas eu le temps
D'manger des friandises
Y croire, savoir
Si c'était important. »

Et puis je prends la fuite, je cours, m'éloigne du champ de bataille. Je ne veux pas ensanglanter des poitrines. Je veux rentrer chez moi, vivre loin de tout ça. Dire « je t'aime » à ma mère, « merci » à mon père d'avoir pardonné mes fautes.

Soudain, un bruit que j'ai déjà trop entendu, raisonne une dernière fois.


« Quelque chose sous mon pied
vient de faire bang. »

  • merci beaucoup françoise, je suis très contente qu'il t'ai plu

    · Il y a plus de 11 ans ·
    531447 4452559077312 1859661291 n 150

    Phinette Kinder

  • Un texte émouvant. Tu as su me faire partager les contradictions de ce " héros" universel qui est la jeunesse coincée entre son désir de liberté et son obligation de rendre des comptes à la société pour justifier sa présence sur Terre. Les paroles d'Axelle vont parfaitement avec ta mise en scène.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    1624124869 500

    Françoise Grenier Droesch

Signaler ce texte