MADAME

Sylviane Blineau

Rivalité amoureuse






MADAME


(d'après le tableau PORTRAIT DE MADAME VALLOTTON – 1885 )





Ma parole, elle se prend pour le Penseur de Rodin !

Je sais, ne pas dire « elle », dire Madame...Mais ça m'écorche la bouche.


Là, telle que je l'observe, elle fait sa mijaurée, Madame. De blanc vêtue, réservée, virginale, pour ne pas déparer avec le plissé religieux de son corsage, elle pose. Mazette, elle se donne une allure !


Il ne l'a pas ratée, Félix : son grand nez, il est en train de le peindre dans toute sa longueur. Un nez de musaraigne, en somme ! Moi, avec un appendice pareil, je me cacherais au fond de ma province. Elle...Elle pose, sûre d'elle, et je sais bien pourquoi. Son secret m'a été révélé hier par la couturière.


Pour l'heure, elle se montre, un immense châle d'indienne rouge déployé sur ses épaules de matrone, cuisses mollement ouvertes. Elle crâne, fait semblant de rêvasser sur la méridienne cramoisie tandis que moi je me casse les reins pour elle de l'aube à la nuit tombée. Pour elle ? Pas que...Pour Félix je m'active sans compter ma peine. Mais pour Félix je ne poserai jamais plus.


Ce soir-là, après avoir chargé les poêles pour la nuit, il m'a rejointe dans l'escalier, une bougie à la main. Sous son regard, j'ai baissé les yeux, baissé la nuque, baissé la garde. Et je me suis retrouvée dans son atelier, allongée sur le sofa fleuri, un livre rouge à la main. Nue. Surtout nue, le rouge aux joues malgré le froid, incapable de remuer un cil. Devant la fenêtre, un bouquet de pivoines embaumait les prémices du printemps.


Moi, je n'avais pour odeur que celle de ma chambre de bonne, entre moisi et sueur.

Mais il m'avait choisie, Monsieur ! D'un coup, j'ai redressé la tête, le buste, fière de mes jeunes seins d'éclat rose. Cette nuit de pose s'annonçait riche en émotions nouvelles.


J'étais enfin regardée, étudiée, palpée. Enfin considérée.


Je savais qu'une fois encore j'allais lui ouvrir les bras, plus tard, lorsqu'il décréterait « assez pour cette fois ».


...Du bruit, un coup de vent, une ombre se rue sur moi. Coups de canne. Gifles. Hurlements. Madame est mauvaise, vipérine, encore plus laide soudain. Sa bouche déformée est devenue l'antre du diable. Toutes griffes dehors, elle me prend par les cheveux, me traîne sur le parquet, me jette dans l'escalier. Sans un  mot, Félix a lâché les pinceaux  et je ne sais si je dois admirer son calme ou maudire son impassibilité.


Désormais, je suis cantonnée aux activités de bonne. La bonne ! Peu m'importe, au fond de moi se cache un germe de vie. Félix le sait, il m'a promis son aide pour élever l'enfant. Quant à Madame, stérile comme une terre morte, elle continue de figurer en bonne place sur les toiles signées Vallotton.

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