Mademoiselle Shalimar

wen

Contribution pour le concours Les abeilles de Guerlain dont le thème était : La mémoire olfactive

Cela faisait trop longtemps que je n'avais rien partagé avec vous ici. Vous trouverez ci-dessous ma contribution pour un concours lancé par la maison Guerlain en fin d'année 2014 : Les abeilles de Guerlain, la mémoire olfactive.

De mon point de vue, il ne pouvait être question que de Shalimar...


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Elle s'appelait Eve mais un imbécile de son boulot l'appelait parfois Mademoiselle Shalimar. Avec un petit sourire en coin, il croyait se faire remarquer à ses yeux et obtenir de sa part un traitement de faveur par rapport à tous ceux qui lui tournaient autour, comme des abeilles autour d'un parterre de fleurs. Tout cela au prétexte qu'il avait réussi à deviner le parfum qu'elle mettait. Quel idiot !

 

Elle ne sut jamais pourquoi ses parents avaient eu l'idée de l'appeler ainsi mais cela lui allait parfaitement.

Eve était la beauté incarnée alliée à la grâce d'une divinité. Le grain de sa peau, la blondeur de ses longs cheveux et ses grands yeux d'un bleu cristallin offraient, à chacun la croisant, un spectacle d'une beauté pure époustouflante.

 

Toute son adolescence fut émaillée de succès, tant sur le plan personnel qu'estudiantin. Elle travailla consciencieusement d'abord au lycée, puis ensuite à l'université où elle obtint son diplôme de droit avec les félicitations du jury.

C'est à cette époque que je l'ai rencontrée. Croisée au détour d'un banc d'amphithéâtre lors d'un obscur cours de philosophie juridique constitutionnelle, ce n'est pas sa beauté ou son aura qui m'ont frappé en premier. La fragrance qui se dégageait subtilement d'elle surgit à mon visage en un éclair lorsque je m'assis à ses côtés. Nous n'échangeâmes pas un seul mot ce jour-là mais pourtant il est resté gravé dans ma mémoire et le restera pour l'éternité.

 

Mon esprit fut frappé par cette impression d'un halo se dégageant d'elle. Lorsque je la regardais furtivement, je pouvais voir la finesse des traits de son visage. Ses yeux surtout déployaient leur vivacité et leur beauté à chaque regard qu'elle accordait. Ses cheveux soyeux retombaient subtilement sur ses épaules, lasso satiné attrapant mes pensées et les liants à elle de manière définitive.

 

Plusieurs fois après ce jour, je la recroisai sur le campus.

 

J'admirai sa beauté, et chaque jour, je m'étonnai de sa vertu. Une femme comme elle devait avoir tous les hommes à ses pieds, prêts à délaisser un empire pour une aumône de sa part.

Il fallait que je l'aborde avant qu'elle ne remarque les yeux de Chimène que j'entretenais pour elle.

A la faveur d'un heureux hasard, nous fîmes connaissance lors d'un travail en commun dans une matière que j'avais choisie sur la seule justification qu'elle la suivait elle-même. Bien m'en pris car j'eus la possibilité d'échanger quelques mots avec elle à cette occasion et de débuter notre histoire.

 

Nous liâmes connaissance et pûmes alors commencer à nous découvrir. Par la suite, avant même qu'elle n'entre dans une pièce, je savais qu'elle arrivait. Suffisamment peu de personnes dégagent une aura si caractéristique. En discutant avec elle, chaque seconde était une quête, et j'ambitionnai son suffrage à mon égard pour l'avenir. J'ai tellement imaginé qu'elle me donne un indice de son intérêt pour moi. Je les cherchais dans ses propos, je les épiais dans ses regards, dans ces regards vers moi d'où partait un poison d'autant plus dangereux, qu'il était répandu sans dessein et reçu comme un soulagement.

 

Mais Eve ne m'a jamais aimé. Du moins, pas ainsi.

 

Alors oui, certes, elle m'a accordé une place privilégiée dans sa vie depuis lors.

 

Au fur et à mesure des années, nous sommes devenus amis. D'abord lors de déjeuners exquis où je tentais de répondre avec le plus de justesse et d'esprit à nos discussions. Puis ensuite, ces déjeuners se muèrent en dîners. Avec des amis tout d'abord. Puis seul à seul quelques temps après.

Parfois, conscient de ma perdition mais incapable de réfréner mon attirance irrationnelle pour elle, je trouvais un prétexte quelconque pour demeurer quelques minutes dans sa salle de bain. Là, honteux –mais seul–, je scrutais son univers intime. Je notais mentalement ses produits de beauté pour m'en rappeler pour un éventuel cadeau un jour ou l'autre. Mes yeux se posaient sur son miroir qui avait la chance de capter son regard chaque matin, ou bien sa brosse à cheveux où gisaient régulièrement quelques vestiges matinaux, fins et délicats. Parfois j'imaginais une deuxième brosse à dent, qui m'aurait été familière, à côté de la sienne. Enfin, mon regard se posait toujours sur le flacon de parfum trônant sur le coin d'une petite étagère. Toujours le même, invariablement au fil des années.

Oserais-je avouer aujourd'hui combien de fois j'ai approché mon nez de cette bouteille ? Sûrement pas.

 

Comprenant rapidement que ma brosse à dents ne rejoindrait jamais la sienne, nous avons fait nos vies chacun de notre côté.

Je rencontrai Constance un soir dans le train me ramenant à Paris après une visite provinciale chez mes parents et nous nous installèrent ensemble quelques mois plus tard. Eve ne cessa pas de s'étonner de notre couple et de son évidente stabilité. Il est vrai que sa vie sentimentale, sans être délurée, loin de là, fut chaotique durant de nombreuses années.

 

Certains, trop contents de s'afficher au bras d'une femme avec autant d'esprit et aussi belle, ne la considéraient que comme un trophée qu'ils devaient, au choix, accrocher à leur tableau de chasse personnel et intime, ou bien afficher au vu et au su de tous afin que tous justement, voient à quel point cette belle plante mettait en valeur l'égo surdimensionné du chasseur.

D'autres, plus fins, essayèrent de l'attirer dans leur filet, de récupérer pour leur usage exclusif cette abeille constructrice, cette ouvrière acharnée de travail, prête à s'oublier au bénéfice de son couple. Du moins, pour qui répondrait à ce qu'elle attendait d'un amant. Mais peu d'hommes pouvaient répondre aux exigences d'Eve. Alors, ils étaient éconduits, généralement sans regrets apparents.

 

Cependant, lorsqu'elle m'appelait peu après, elle était généralement en pleurs. Je la rejoignais chez elle et nous passions des heures à discuter ou simplement à être ensemble. Je la consolais. Elle écoutait, en rougissant parfois, tous les compliments que je pouvais lui faire. Puis, je repartais de chez elle, généralement le cœur lourd de l'avoir vue pleurer pour un autre, mais la tête emplie d'une odeur incomparable et unique. C'était la sienne. Elle n'appartenait à personne d'autre. Elle ne pouvait appartenir à personne d'autre.

 

Eve se construisit alors sa vie seule. Passant d'aventures en aventures, plus ou moins longues, elle n'arriva pas à trouver sa stabilité conjugale. Alors elle s'investit de plus en plus dans son travail, réussissant une brillante carrière juridique dans une grande multinationale au siège parisien. C'est là qu'elle croisa un des grands directeurs  qui l'avait affublé à plusieurs reprises de son surnom. Mademoiselle Shalimar.

 

Parfois dans la rue, un magasin ou en réunion professionnelle, le parfum surgissait et frappait mon esprit. L'espace d'un instant, je m'attendais à voir Eve entrer dans la pièce.

Cependant, à chaque fois, il fallait se résoudre, c'était une usurpatrice.

 

Un jour, je reçus un courrier à mon bureau.

C'était une lettre sur laquelle l'adresse était écrite à la main. La chose était suffisamment rare pour être notée. Un tampon confidentiel était apposé sur l'enveloppe, prévenant son ouverture par une autre personne que moi.

 

Je l'ouvris. C'était un courrier d'Eve.

 

Elle m'avait écrit une longue lettre à l'encre du stylo que je lui avais offert pour ses trente-cinq ans.

Cette lettre avait dû lui coûter énormément.

 

« […]

J'ai bien réfléchi, les choses m'apparaissent clairement à présent.

[…]

Tu vois, en passant en revue les quinze dernières années durant lesquelles nous ne nous sommes finalement pas quittés, du moins, pas tant que ça, ou pas de trop loin, je réalise à quel point je me suis fourvoyé dans ma vie sentimentale.

J'ai toujours cherché un absolu, un homme parfait, un homme correspondant aux critères élevés que je me suis toujours fixés. Tout cela dans un seul but, bien éloigné de mon désir intime et existentiel. Je ne cherchais qu'une seule chose : faire un beau mariage et fonder une famille parfaite, une famille de magazine.

J'ai couru après une image de papier glacé. Mais il n'y a pas de place pour l'amour dans une telle image.

[…]

Je sais que cet objectif ne sera plus atteint à présent […] »

 

Suivait ensuite une digression alambiquée qu'elle avait dû écrire et réécrire des dizaines de fois où elle tournait autour du pot. Elle parlait de Constance avec qui j'étais à présent marié depuis dix ans. Elle exprimait sa tendre jalousie par rapport aux deux enfants que nous avions eu Constance et moi.

 

« J'ai été aveugle. Je n'ai jamais compris à quel point tu étais amoureux de moi. Et je n'ai jamais admis à quel point je l'étais de toi également.

[…]

Aujourd'hui, il est trop tard. […] »

 

La lecture de sa lettre fut un supplice teinté de plaisir. Elle l'avait parfumée. Des effluves si caractéristiques émanaient du papier épais qu'elle avait choisi. Chaque mouvement laissait flotter dans l'air des senteurs mystérieuses.

 

« […] Pourtant, il reste encore quelque chose de possible. »

 

A la lecture de ces mots, mes yeux parcoururent la suite du courrier à la vitesse de l'éclair.

 

« […]

Je veux un enfant et je veux qu'il soit de toi.

Personne ne le saura, surtout pas Constance. Juste toi et moi.

Je lui inventerai un père, je raconterai une histoire fantastique et invérifiable, peu importe.

Il est temps. Il est temps pour moi.

Et c'est de toi que je le veux. Je veux que tu sois le père de mon enfant. […] »

 

Cette lettre devenait audacieuse jusqu'à la provocation. Les mots attisait mon désir et repoussait voluptueusement les limites de l'interdit.

L'odeur s'en dégageant évoquait un royaume où tout invite à la découverte des sens et à leur éveil, où tout n'est que sensualité et célébration du corps féminin. Tout en Eve avait été séduction jusqu'à maintenant à mes yeux. Aujourd'hui, elle se faisait ensorceleuse et tentatrice. Eve devenait Lilith.

 

Elle terminait sa missive sur un rendez-vous. Je devais l'attendre trois jours plus tard, devant sa porte. Selon elle, ce serait le moment.

 

Le jour venu, j'ai attendu trois heures sur son palier. Elle n'est jamais venue. Elle n'est plus jamais revenue.

 

Aujourd'hui, vingt ans plus tard, je vis seul. Constance est partie avec les enfants. Ils sont devenus grands maintenant. Ils vivent leurs vies et tentent de me pardonner.

Aujourd'hui, vingt ans plus tard jour pour jour, l'odeur de cette lettre que je tiens entre mes doigts, assis dans le salon de mon appartement, me ramène encore une fois à ce jour fatidique où Eve, trop pressée de rentrer chez elle alors que je l'attendais, n'a pas vu la voiture surgissant à toute vitesse sur le boulevard.

 

Cette lettre déchirée par Constance lorsqu'elle tomba dessus, que j'ai recollée méticuleusement exhale encore le parfum du jour où nous nous sommes presque aimés.

 

Aujourd'hui, tout se mélange.

 

Chaque respiration au-dessus du papier ramène à ma mémoire des souvenirs douloureux tout autant que joyeux. La joie d'avoir connu une femme telle qu'elle. La douleur de l'avoir perdue.

Elle était semblable à cette fragrance insaisissable.

Je réalise que lorsque j'ai voulu refermer mes doigts sur elle, elle s'est envolée à jamais pour se perdre dans l'éternité de mon esprit.

 

Cela fait vingt ans que je me dis que jamais plus je ne connaîtrai l'amour.

 

Et puis, chaque fois que je reprends cette lettre, chaque fois que je respire ce parfum, son parfum, je réalise qu'il perdurera à jamais.

 

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  • good smell...
    (je l'ai tjs dit: faut pas tourner autour du pot cent sept ans... quand faut y aller, faut y aller y ! sinon tout part à vau l'eau...

    · Il y a presque 9 ans ·
    332791 101838326611661 1951249170 o

    wic

    • Thank's my friend.
      Et oui, il faut toujours faire attention avec les souvenirs, ils peuvent laisser une odeur d'inachevé plus souvent qu'on ne le croit !
      Merci de ton passage ici.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • Waouh... j'ai tout imaginé mais j'étais à milles lieues de penser à une fin pareille.
    J'ai beaucoup aimé.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Au rayon des livres

    chloe-n

    • Merci beaucoup. Je suis touché car cette histoire a une vraie résonance pour moi, je l'aime beaucoup.
      Bon, ok, ok, définitivement, j'admets que j'aime bien vous servir des fins tragiques ou pas drôles.
      Mais ça fait partie de l'intérêt non ?
      Content que tu aies aimé, c'est à moi que ça fait plaisir.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • Oh... J'aime... Wen, J'aime ! ♥
    Tu affectionne les fins tragiques, et d'habitude je t'en veux. Là, presque pas. C'est vraiment beau...
    Bravo.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Juliehuleux 45

    Julie Huleux

    • Oui, j'aime les fins tragiques, celles contre lesquelles on ne peut rien, celles qui s'impose, celles qui sont injustes aussi parfois.
      J'aime moins que tu m'en veuilles. Donc si là, tu ne m'en veux presque pas, alors ça va. ;-)

      Merci beaucoup du compliment parce que j'aime beaucoup cette histoire... et j'ai toujours une petite odeur de Shalimar qui traîne dans un coin de ma tête...

      · Il y a presque 9 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

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