Magie blanche

lianor

Texte

 

Le train filait sur la croûte glacée de la neige, lustrée par le soleil d’hiver. Il n’avait pas su lui dire, et ses yeux imprimaient sa tristesse sur le calque mouvant de la fenêtre. Maintenant, il fuyait, et le gouffre croissant la séparant d’elle amincissait le fil d’espoir qu’il avait maintenu dans son poing fermé. Il ouvrit sa paume, et n’y vit que les chemins errants gravés par l’excès de jours, une peau d’éléphant rajeuni, un désastre. Et pourtant, elle aimait la promenade de ses mains sur son corps, innocente et vicieuse. Ses caresses la faisaient trembler, arc tendu aux yeux révulsés, et il savait toutes les ruses, tous les détours savants qui la maintenaient suspendue au-dessus de l’extase. Il appuya son front et son sexe brûlants contre la paroi neutre et métallique. Penser au pire. S’habituer à son absence. Ne plus sursauter au son troublant d’une voix jumelle. Ne plus espérer à chaque silhouette lointaine balançant ses hanches, à chaque sonnerie anonyme du téléphone. Croire qu’un jour il sera possible de se mouvoir sans imaginer son regard caché dans la foule, sans attendre une miraculeuse rencontre. Pouvoir vivre seul. Se contenter de la beauté des choses, de la pâleur d’un soir d’été que traversent des hirondelles en criant. Des corps libres d’enfants nus suffoquant de plaisir sous l’assaut des vagues. Des jardins apaisant la mélancolie de leurs lourdes grappes enivrantes, de leurs surprenantes exubérances découpant le ciel en mosaïques éclatées.

Où était-elle, celle qui lui avait appris à rêver ?

….Et quand, bien plus tard, il aurait parcouru le monde, rassasié ses sens de couleurs et d’odeurs, éprouvé la palette infinie des sentiments, pourrait-il encore penser à elle sans cet arrachement, ce vide brutal aspirant son souffle ? Pour l’heure, il avait mieux à faire, il lui fallait rassembler ses forces, s’atteler à la tâche qu’il s’était fixée.

Il retourna s’asseoir dans le compartiment.

                                                 ---------------

Elle regardait par la fenêtre le crépuscule terne, traversé de relents de pourritures végétales et des parfums craquants des bois brûlés s’échappant des maisons. L’ombre lourde et humide absorbait peu à peu les derniers arbres survivants, épuisant leur sève contre le vent aigre. Un instant de mélancolie qu’il fallait chasser au-dehors, dans le noir silence modelant les murs.

S’arrachant au mystère de la nuit béante, elle pivota vers les ersatz clinquants de sa vie futile, objets bruyants ânonnant des rengaines stupides, écrans obscènes souillés de pantins ridicules. Que lui arrivait-il, quelle étrangeté laissait-elle sourdre en elle, qui l’empoignait, la poussait à s'affranchir du scénario écrit d'avance ? Elle voulait quitter ce théâtre stupide. Elle se jeta dans un vieux fauteuil au cuir souple épousant sa chair, déconnecta un à un les circuits compliqués de son cerveau, et s’enfonça à tâtons dans le monde obscur des rêves.

Devant elle s'ouvrait un passage étroit où moisissaient les ténèbres, l’air alourdi se compactait sous la pression du temps. Une odeur âcre de feuilles abandonnées, emmurées vivantes avec leurs secrets, éveilla en elle un écho inconnu, une excitation avide et insensée, un étrange sentiment de triomphe. Elle s’approcha du mur tendu de cuirs fatigués, empoigna au hasard un des vieux livres soupirant d’aise, et déplia délicatement les ailes si longtemps négligées où s'étaient embarquées les ombres.

                                                   ---------------

La nuit était tombée soudain, comme un lourd manteau noir ensevelissant les montagnes, creusant le sillage du train de lumière dorée. Il s’était obligé à parler, aimable compagnon de voyage, vite apprécié, vite oublié. Mais sa tête bourdonnait de silence, il savourait amèrement son orgueil, jusqu’à l’écœurement, jusqu’au dégoût absolu de ce corps, de ce visage singeant la gaieté. Il se voyait jouer, et ce qu’il aurait admiré chez un autre, cet art presque inné de capter l’attention, de focaliser la conversation, le faisait se haïr, ridicule pantin cachant son trésor dans l’ombre. Il finit par se taire, et chacun se dispersa, regagnant son monde, comme des planètes égarées  fuyant un soleil de hasard. Lui retrouva son désert, son obsession, coup de poignard plus fort qu’il ne l’avait prévu, elle, elle, tout à coup, creusant son absence dans sa poitrine, écartelant ses chairs. Il plongea par la fenêtre dans la nuit noire, loin, que personne ne devine sa peine, ne lui prenne son dernier bien, sa tristesse. Peut-être là-bas, dans la solitude épaisse des ténèbres, parviendrait-il à dissoudre son chagrin, à se faire néant, à peine plus vivant que les rameaux des arbres prisonniers du givre. Il lui faudrait du temps pour entendre, sous la terre morte, l’opiniâtre cheminement de l’eau, et dans l’air figé le sifflement discret de la bise frôlant les grands arbres.

L’envie lui prit de saisir les quelques feuillets qu’il avait enfouis dans sa poche, les déplier soigneusement, puis sous le regard médusé et réprobateur de tous ces imbéciles, les déchirer lentement, méchamment. Détruire méthodiquement ce qui l’avait fait vibrer, ce qu’il avait aimé, et tasser rageusement les débris dans la poubelle métallique. Il y pensa si fort, que les larmes lui montèrent aux yeux. Il glissa sa main dans sa poche, cherchant le carré net des feuilles pliées. Rien, il n’y avait rien, que le bourrelet agaçant de la doublure. Quand, où, avait-il oublié, perdu, définitivement rejeté, le papier aux jointures usées par la lecture, amolli par ses mains fébriles? Il n’en savait rien. Mais c’était un signe du destin, la dernière phrase effacée d’un seul geste sur le tableau noir, et maintenant il était là, vierge et amnésique comme un nouveau-né. Surtout, surtout, ne pas se retourner, il n’y a plus rien derrière lui, que le désert, que le vent filant en silence sur des terres qui ne retiennent même pas l’eau.

Lorsque le train arriva en gare, il avait depuis longtemps fondu son chagrin dans le linceul muet qui nivelait la terre. Les abeilles blanches dansaient, silencieuses, dans les puits de lumière trouant les quais. A cette heure de la nuit, personne. Il descendit seul, contourna le bâtiment étrange, abandonné. Les yeux noirs des fenêtres, ouverts sur le vide, le firent frissonner. Ou bien était-ce la morsure glacée du vent d’est, qui lui solidifiait la peau, masque sans voix, visage de porcelaine ? Dix minutes de marche, le craquement sourd de l’ouate légère se compactant sous ses pas, et déjà il devinait la chaleur, au-delà de la barrière chancelante, capitonnée de mousse blanche.

(5458 caractères)

Synopsis

 Un homme fuit dans la nuit la femme aimée.

Une femme fuit la monotonie d'une vie trop banale.

Il veut s'affranchir du passé, pouvoir créer sans elle.

Elle préfère vagabonder de rêve en rêve, de livre en livre.

Leurs routes ne devraient pas se croiser. Lui a retrouvé son antre, il se nourrit de son travail, souffre de l'absence de sa muse. Elle se laisse guider par ses sens. assiste étonnée à ses propres dérives. Deux histoires singulières, juxtaposées, qui semblent n'avoir pour point commun que le seul goût des livres.

Et pourtant quelque chose va se produire, quelque chose d'étrange, qui liera à jamais leurs destins. Un grain de folie dans une narration jusque là bien sage, une touche de fantastique dans un récit attendu.

C'est un pouvoir magique qu'elle se découvre tout à coup, le pouvoir de faire naître des mots, le pouvoir de les faire disparaître. Et tout ce que dorénavant elle fera, exercera, à travers le temps, à travers l'espace, une influence concrète sur les textes que lui écrit.

Dans les affres de la création, il passe de l'éden à l'enfer, sans soupçonner qu'il n'est plus maître de sa plume.

Alors elle s'approche, innocente et souveraine, enroulant de sa main agile le fil ténu qu'elle lui avait lancé…

(1020 caractères)

Signaler ce texte