Malheurusement, ce n'était pas un songe

oliveir

Texte destiné au Club  Finis ton Verbe  Songe
Je ne comprends pas bien la manipulation pour accéder au club ?

Texte destiné au Club  Finis ton Verbe  Songe
Je ne comprends pas bien la manipulation pour accéder au club ?

Mon copain Albert,

Cette année-là, la neige s’est invitée très tôt dans l’Atlas. On était maudits. Un mois de neige supplémentaire au calendrier. Nous étions appelés du contingent, deux ans de service, dans un pays pourri, loin de la ville et en plus il neigeait. On pouvait compter les flocons pour passer le temps. Le moral n’est pas au beau fixe dans la compagnie. La neige, c’est Noël et Noël, loin de chez soi, quand tout vous manque, c’est pire que tout. Le commandant ordonnait des marches, on n’était pas bien équipés. Il n’a jamais osé ordonner le bivouac, on n’avait pas ce qu’il fallait non plus et puis on ne se serait peut-être pas contentés de grogner. Ce n’était pas parce qu’on laissait des traces dans la neige que la terre nous appartenait. Il ne fallait pas se fier à la beauté des lieux, la tranquillité était un leurre.


Nous étions peut-être deux cents venus de l’autre côté, sélectionnés par un mauvais diable, pour nous retrouver au milieu de nulle part. Quelques-uns, plus braillards, affichaient une bonne humeur de façade, ils réagissaient un peu plus, toujours prêts à se moquer, à faire rire les camarades mais ils fixaient le nord, comme les autres. Et le soir, s’ils avaient pu se cacher, ils auraient pleuré sous leurs couvertures. Albert était l’un d’eux, un boute-en-train au premier numéro, un accent provençal, un grand gaillard taillé pour vivre au grand air. On le voyait souvent avec Paul, un gars d’Aubagne, ils faisaient partie de la même chorale là-bas. Ils connaissaient tous les chants de Noël. Albert encourageait les autres dans les marches, il portait sur son dos plus que sa part. Il était toujours volontaire pour s’occuper de l’intendance. Le commandant appréciait ce garçon volubile, les soldats se réunissait autour de lui comme ils se seraient approchés d’un feu, il redonnait du courage à ceux qui traînaient les pieds. C’était l’inactivité qui minait Albert, il fallait qu’il bouge, qu’il parle, il avait du mal à garder la langue dans sa poche. Parfois, quand on était entre nous, il partait dans ses délires : c’était sûr, il ne fallait plus compter sur lui, à la prochaine perm, il resterait en France, il irait se cacher, les gendarmes pourraient le traquer, il savait où se planquer et il avait des amis pour l’aider…
On connaissait ce discours, c’était celui des bravaches, les paroles de ceux qui reviennent toujours…
S’ennuyer dans une caserne, ce n’est rien à côté du désespoir qui vous saisit, lorsque perdu au milieu de l’Atlas sous la neige, il ne se passe rien. Les mêmes plaisanteries reviennent dix fois par jour et n’arrachent plus un sourire à personne. Les expressions, toujours les mêmes, vous persuadent que votre esprit aussi appartient à ce corps d’armée exécré. L’immobilité du paysage engourdit votre cerveau. Vous n’arrivez même plus à imaginer le visage de celle qui est en France, il vaudrait mieux qu’elle n’existe pas d’ailleurs, ce serait plus facile.

La neige entravait nos déplacements et ralentissait nos activités, les journées s’étiraient, l’ennui était encore plus lourd. Le moral de la troupe semblait décliner au fur et à mesure que les fêtes de fin d’année approchaient. Albert parlait des fêtes de Noël en Provence, de celles qu’il ne verrait pas cette année. Il chantait, parfois seul à l’écart, l’Ave Maria comme s’il répétait en solo pour la messe de minuit. C’était presqu’un exercice physique auquel il s’adonnait, un exutoire, la nostalgie du pays... Parfois Paul chantait à l’unisson. Pour un peu, on se serait cru chez nous. C’était la belle face d’Albert. La face plus alcoolisée entonnait des chansons que Charlie Hebdo aurait refusées de publier. Albert, désespéré, tenait parfois des discours subversifs : « Mais on n’a qu’une vie, et les santons dans la crèche, tu ne les vois qu’une soixantaine de fois dans ton existence, et l’Ave Maria chanté par les bergères, cette année, tu ne l’entendras pas. Tu fais le rustre dans les montagnes, tu y perds les plus belles années de ta vie et quand tu touches le quai du port de Marseille, tout le monde te prend pour un nigaud dans ton uniforme de service. A la vue de ta coupe de cheveux, la bergère sait que tu l’emmèneras pas danser la semaine suivante… Les copains, salut ! Si vous ne me voyez pas demain, vous direz au commandant que la cuisine était bonne mais que la chambre n’était pas à mon goût. Je penserai à vous en mangeant des cailles aux cèpes. Je vous laisse ma part de pastèque ».
Il gueulait dans la cour, le commandant pouvait l’entendre, il s’en moquait, de toute façon dans une semaine il n’y serait plus. On le faisait rentrer de force dans le foyer, on l’asseyait sur une table et là, il commençait à nous raconter ce qu’il ferait après. On  ne pouvait plus l’arrêter, il nous saoulait avec ses paroles, on l’aurait fait taire mais en même temps cela nous faisait du bien de l’entendre, on se mettait à croire à l’après. Je l’entends encore, son discours semblait être infini, comme l’univers, comme notre ennui.

Le commandant le convoqua, il le rappela à l’ordre. Il le menaça de sévir si de tels débordements se reproduisaient.
Albert nous faisait rire, il nous fatiguait un peu à nous raconter toujours les mêmes fredaines mais c’était celles qu’on voulait entendre. Et puis, il y avait le ton aussi, les injures et tous ces détails qu’on ne peut pas écrire.
Albert nous a fait rire, jusqu’à ce matin, au rapport où il fut déclaré absent. Il neigeait ce jour-là, on gelait sous les flocons. Le commandant est arrivé au pas de course, son visage était de marbre, il connaissait Albert, il espérait une plaisanterie, il s’apprêtait à punir, comme le veut le règlement. Il appela le voisin de chambrée d’Albert, celui-ci déclara qu’Albert n’avait pas couché dans on lit.
Le commandant s’immobilisa. Il injuria le malheureux.
« Et pourquoi, tu n’as pas donné l’alerte, tu ne te rends pas compte que nous sommes en guerre, ton pote Albert, il était peut-être mort à l’heure qu’il est ». On sentait dans sa voix qu’il lui reprochait d’avoir laissé fuir Albert et qu’il était complice d’évasion. Il fut mis au trou pour l’exemple.
Tout le monde fut consigné, les sentinelles appelées au rapport. Aucun évènement n’avait été consigné, rien à signaler, la nuit avait été calme. Albert avait dû se faufiler entre elles.
Les deux compagnies furent mobilisées pour inspecter les abords, la neige continuait à tomber, on maugréait sous les capuches, c’était évident, Albert était parti. Il aurait pu attendre d’être en perm ! Le commandant interrogea les camarades d’Albert, ils furent sommés de rapporter au mot près les dernières paroles d’Albert. Ils se souvenaient plus de l’air que de la chanson. C’était toujours la même d’ailleurs, des histoires de gendarmes, des granges à l’extérieur des villages et des bergères qui n’avaient pas peur de la pluie.

Le commandant maudissait la neige, il reçut la visite du major des armées. Des gendarmes inspectèrent les villages environnants, les villageois furent interrogés. Des patrouilles furent organisées, nous avons traversé les hameaux,  armes au poing, en silence, les oreilles aux aguets du moindre râle. Nous avons gravi les pentes enneigées pour visiter les bergeries. Nous recherchions Albert. Sa bonne humeur nous manquait, son entrain n’était plus là pour nous stimuler. Le coassement des oiseaux résonnait encore plus lugubrement sur la neige.
Nos recherches furent vaines, Albert s’était évaporé. On rangea ses affaires dans sa cantine et sa cantine chez le fourrier.
Le major était présent au rapport, il nous peint un triste tableau de ce qui attendait Albert. Il nous décrivit le calvaire qu’avaient enduré ceux dont on avait retrouvé les corps, la destinée de ceux que la gendarmerie interceptait dans les ports de la Méditerranée, les conseils de guerre… Il nous disait presque que nous avions de la chance de vivre dans un petit paradis.
Pourtant on parlait, on enviait Albert à mots couverts, il avait raison, on devrait tous faire comme lui, le soleil brillait pour tout le monde, il n’y avait pas de raison qu’on moisisse sous la neige.
Noël approchait, quelques chanceux partirent en perm, d’autres revinrent, ils apprirent la désertion d’Albert parce que maintenant, il fallait employer ce mot. Les consignes furent appliquées avec plus de rigueur. Noël sous la neige, ce n’était pas dans les Atlas qu’on rêvait de la passer, alors on pensait à Albert. Il était gonflé quand-même!  C’était une grande gueule, il nous saoulait parfois mais il avait du cran et du panache. Il devait réveillonner autour d’un feu de bois dans une ferme isolée des Cévennes ou dans un autre endroit bien caché.

Ce fut un Noël triste, l’aumônier est venu, même lui ne savait plus que nous dire, il ne fallait plus nous parler de blancheur, de pureté, de silence… Il célébra la messe. Quand Paul  entonna l’Ave Maria, on entendit tous la voix d’Albert. Nous nous regardions les uns les autres et nous chantions un peu fort pour qu’il nous entende, comme si nous voulions le faire revenir. Le commandant a félicité Paul à l’issue de la messe, ce chant lui avait rappelé certaines messes de Noël de son enfance… Il n’évoqua pas la mémoire d’Albert, nous ne pensions qu’à lui. On ne pouvait pas lui en vouloir non plus, il avait son grade sur ses épaulettes aussi.

Le repas n’eut d’extraordinaire que le nom, un peu de sucre, un peu d’alcool et le sourire contraint du commandant qui s’esquiva quand on commença à chanter. Il se chargeait de réconforter les sentinelles ce soir-là, il préférait ne pas entendre nos chansons.
Le jour de Noël, le commandant organisa une marche à travers les montagnes enneigées pour rompre la monotonie du casernement. Bien-sûr, nous étions armés mais nous n’avions aucune mission particulière.
Le lendemain, des gars revinrent de perm. Le commandant convoqua l’un d’eux, il l’avait chargé de rendre visite aux parents d’Albert, il fallait absolument savoir si Albert était vivant, s’il fallait le rechercher. On pensait que les parents se seraient confiés à un appelé plus facilement qu’à la gendarmerie. Mais les parents pleuraient tous les jours et s’attendaient au pire.
Personne ne crut aux larmes des parents, on connaissait Albert, ses parents devaient être du même acabit. Et puis, on racontait qu’on l’avait vu dans des bars de Marseille en charmante compagnie et qu’il n’y chantait pas des chants guerriers. C’était toujours quelqu’un qui avait entendu quelqu’un dire qu’il avait vu… Mais on préférait croire cette fable, on était admiratif, on pensait que nous aussi…

Les réveillons à l’armée sont indéfinissables, ils sont encore plus tristes que des jours ordinaires. On essaie de simuler mais personne n’y croit vraiment, l’ordinaire est amélioré mais chacun pense à ceux qui sont au pays, chacun vit heure par heure le programme des réjouissances là-bas, il est entre deux lieux et il n’est nulle part. Certains se laissent aller, ils font un peu de bruit, les autres se laissent prendre au jeu de mauvaise grâce, ils essaient de s’accrocher à leur dignité comme à une bouée de sauvetage et puis de toute façon, c’est cela ou la solitude d’une chambre froide alors tant qu’à attraper un mal de tête, autant faire plaisir aux copains. On a mangé, on a chanté, on a bu aussi et bu encore, il y en a qui ont pleuré et d’autres ont fait semblant de jouer aux échecs dans le brouhaha. A minuit, nous avons crié encore plus fort, nous avons porté une coupe aux sentinelles et nous avons défié la lune, nos vœux acerbes se sont mêlés aux souhaits sincères, il n’y avait pas de quoi pavoiser. Nous ne souhaitions tous qu’une chose : rentrer au bercail, sains et saufs.

La seule bonne nouvelle de la soirée venait du ciel. L’air chaud réchauffait l’atmosphère. La terre tiède exhalait des odeurs fortes et nous rappelait que nous étions en vie.
Le lendemain de fête sont souvent nauséeux surtout quand on a abusé de mauvais alcools, surtout quand les fêtes sont ratées, surtout quand on rumine dans l’oisiveté sa triste condition, celle d’avoir vingt ans et de gâcher les plus belles années de sa vie.  
Je suis sorti l’un des premiers dans la cour, j’en avais plus qu’assez de cette vie de sacrifices. Les gestes des désespérés qui sont soudain pris d’une envie de tout casser ne me paraissaient plus aussi insensés. J’avais besoin de m’isoler, d’aller me réchauffer dans les rayons d’un soleil généreux. Je me suis écarté des bâtiments, il restait encore beaucoup de neige par endroits. J’étais ébloui mais une tache sombre se détachait dans la neige, je me suis approché, c’était un morceau de tissu, un treillis. Je me suis penché et j’ai reculé, il y avait quelqu’un là-dessous. « A l’aide, à l’aide… ». Deux gars sont venus, on a déneigé le malheureux, c’était Albert.
Albert, celui qui avait la gendarmerie aux trousses, celui que nous avions recherché pendant des journées entières, celui qui avait été vu à Marseille, notre copain Albert était là. Il était tombé dans la neige et avait été recouvert par la poudreuse, il était mort à deux pas de la caserne…
Nous étions bouleversés, une profonde tristesse envahit la base militaire, un des nôtres était mort presque sous nos yeux et nous ne l’avions pas vu. Etait-ce seulement un accident, une imprudence ?
Avions-nous fait tout ce qu’il fallait ? Nous espérions qu’il soit loin, nous nous réjouissions sans l’avouer à la pensée qu’il ait échappé à notre sombre destinée, mais un sort cruel nous le ramenait dans le plus funèbre cortège qui soit.

Une cérémonie eut lieu face au drapeau, des gradés étaient montés pour saluer la dépouille d’Albert. Le commandant prit la parole, il nous parla d’Albert dans des mots très simples. Il revint sur ses plaisanteries, sur sa bonne humeur dans les moments difficiles, sur son entrain pour alléger le cafard des autres, sur sa belle voix quand il chantait l’Ave Maria dans la cour. Le colonel réclama une minute de silence autour du drapeau. Après quelques secondes, on entendit monter l’Ave Maria. Face au drapeau, cela ne se faisait pas. Paul bravait l’interdit, il chantait, nous chantions le refrain et murmurions la mélodie. Les officiers nous regardaient silencieux, sans bouger. C’était insupportable, le chant prit de l’ampleur, nous avons chanté encore plus fort. Au refrain suivant, le commandant chanta aussi. Des larmes coulèrent sur les joues du colonel...

  • Un texte triste mais joli. L'atmosphère enneigée est très bien rendue !

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Nature orig

    mls

  • Joli texte qui ne respecte malheureusement pas la consigne. L’usage du on peut être efficace, vous devriez pourtant en user avec parcimonie ou favoriser l’oralité dans le discours indirect.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    10717 1223136733533 1082428138 699165 1338660 n orig

    abeline

  • Un texte épique et triste ou la neige et le froid nous enveloppe tout le temps de la lecture. J'ai juste tiqué sur le coassement des oiseaux. Concernant l'exercice, je crains qu'il ne soit hors sujet mais qu'importe...

    · Il y a plus de 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

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