Mangeuses
damienl
Synopsis :
Tu rêves, Robert. Tu as du fric, tu me veux, tu décides, je te jette. C’est comme ça. Ce sera toujours comme ça. L’argent, le pouvoir, le sexe, c’est moi. Une cougar, tu crois ? Tu dates, mon chou. Aussi has been que tes petits costards noirs étriqués. Bye bye cher loose. Ne pleure pas, tu me ferais presque croire à tes qualités de comédien mais tu n’as pas la classe red curtain, chéri. Hello Juan, Paco, Mich, Yavï, Micheal, Fabrice, on s’amuse ? Pas longtemps, je me lasse vite. Vous ne le savez pas, je suis mangeuse. De nouveauté, d’hommes, je suis blasée parce que vous êtes si prévisibles. Vous. Trop jeunes et tendres. Pas de saveur, périmés. Indigestion. Ennui profond. Pilules.
Et je vous emmerde.
J’ai faim !
Les fissures d’une société plus béante à chaque pas, Yulia, Odvara ou Dalis les colmatent chaque jour et plus encore à chacune de leurs nuits. Elles baisent et biaisent autant qu’elles peuvent, elles sauvent leur peau, les belles slaves. A 50, 30 ou 16 ans elles ont déjà tout compris : l’amour, plus personne ne le pratique. On s’hygiène, on fake, on tchat, on facebookise jusqu’à la nausée pour mieux recommencer le lendemain. Et comme dans toute recette, il y aura toujours un os.
Une série de portraits crus et tendres sur la solitude, le désir, le plaisir sexuel.
I Odvara
II Dalis
III Yulia
IV Izil
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Odvara
Lundi, 16h37
La porte claque, effet de conséquence. Le sourire aussi, froid et parfait comme une lame de couteau. La jeune femme étendue referme les cuisses et se redresse sur un coude, dans le fouillis de ses cheveux longs son sourire taillade l’appartement déserté. Encore un autre, bon débarras. Sa cruauté la soulage. Elle se sent bien. Son corps se détend encore et s’extrait des draps, complètement nue elle va se chercher une bière.
L’ampli du voisin hurle une musique démente, elle tend l’oreille et ricane en silence : Abstract Nympho, Chrome. « болва́н ! » crie t-elle en levant sa bière. La mousse inonde son visage, l’envie la possède : pendant dix minutes elle danse à en perdre la raison, à poil, en sueur, folle, lucide, froide, cruelle, libre.
La musique continue toujours mais elle halète, jette sa bouteille dans l’évier et retourne vers le lit, pas un regard. Les draps sentent encore Marc, elle aussi sent encore Marc. Inutile de se laver. Plus tard. On verra. Les basses font un peu trembler le parquet. Connard de voisin. Elle empoigne son portable : Fred, Samuel, Ivàn…A qui le tour ?
20h06, même jour
Les clients ont l’air ahuris mais elle a l’habitude. Elle en joue, adore ça, savoure l’effet. Plutôt bon. Elle n’est pas encore blasée mais ça viendra dans peu de temps, elle le sait déjà. Ses seins ont encore vingt ans alors elle profite. Crâneuse. Pas surprise du tout qu’on l’attende, là-bas, elle a presque une demi-heure de retard. Ca fait parti du jeu, ça aussi. Langue pendante et queue déjà dure rien qu’à la voir arriver, comme les autres.
Prévisible. Il se lève, et elle sourit tant c’est ridicule cette façon de lui faire croire qu’il est galant alors qu’il ne pense déjà qu’à la baiser. Ça se voit à sa main moite qu’il pose sur son épaule dénudée. « Tu prends quoi ? Une vodka ? » Ça le faire rire. Elle décide d’ignorer ce crétin une minute et balaie la salle du regard. La plupart la regardent, certaines femmes de la même manière que celui attablé en face d’elle. Elle n’a jamais essayé. Pas le goût. Comme d’autres n’aiment pas le chocolat ou les brocolis, elle ce sont les femmes. Pas envie, c’est tout. « Champagne, s’il te plaît » laisse t-elle finalement tomber de cet accent qui rend fou.
Il s’agite, il fait l’homme. Celui qui veut déjà tout mener parce qu’il lit le menu et sait commenter les plats d’un air protecteur, il décide, hèle le serveur de manière arrogante ce que probablement il n’a jamais su faire. Ce soir, il a le pouvoir. « Tu me laisses choisir, d’accord ? Ça m’a surpris que tu m’appelles tu sais, pendant une minute j’ai crû à une blague. C’est vrai, au boulot tu as l’air si distante…ne sois pas fâchée hein, c’est un compliment ! Une fille comme toi, quoi, enfin, tu sais… » Il se répète. Elle darde sur lui son regard vert. Il transpire un peu des tempes.
« C’est-à dire ? Explique-moi. »
Elle s’amuse. Impassible. Elle a très faim, ce soir. Aucun regard sur la carte, elle le détaille enfin, lui. Il perd aussitôt sa fausse décontraction, et bégaye, il s’essuie les mains et tousse, râle sur ce champagne qui se fait attendre à lui offrir une contenance. « Bah, tu sais…une fille aussi magnifique…on est tous un peu amoureux de toi, au bureau…tu sais bien… » Oui, elle sait, traduire c’est son métier, elle sait qu’ils sont tous « amoureux » à se masturber le soir en pensant à elle. Subtilité de la langue française. Marc disait la même chose. Le champagne arrive, le serveur, sauvé.
Il fait semblant d’être sévère, bouscule en paroles le garçon, d’une autorité que donne le compte en banque bien garni alors qu’ils ont le même âge, tous les deux. Jolies mains.
Elle lève les yeux. Concentration sur la bouteille, décachetage. Pas mal. Doigts nerveux de pianiste, même si elle ricane à ce lieu commun. Il ne la regarde pas. C’est bien le seul. Brun. Cheveux courts. Nez un peu fort, la trentaine. Sexy. Aussitôt elle pense à l’odeur du sel. Son visage tanné peut-être. Son sérieux, sûrement. Indifférent plutôt. Il ne la regarde pas. Homo, peut-être. Crâneuse. L’ordre s’inverse. Elle mate. Beau cul. Lèvres intéressantes, elles les imaginent contre les siennes intimes. Habile.
L’autre s’agite, en face. Il n’est peut-être pas si crétin qu’il en a l’air, il a remarqué que quelque chose se dérègle. « On commande ? » Le pianiste sort un carnet après avoir servi sans un regard. Pas une goutte. Net. Elle a faim, soif aussi. Elle n’entend rien de ce que l’autre dit en face, elle s’en fout. Ecriture serrée. Angles. Peau. Torse non épilé elle en est sûre. Envie de vérifier tout de suite. Elle réfléchit. « Et Mademoiselle est d’accord ? » L’agacement de la voix en réponse la tire de sa rêverie. « Pardon ? Vous êtes sourd mon vieux ! J’ai dit que je commandais pour nous deux ! » Elle met quelques secondes avant de comprendre quand le pianiste répète.
« Mademoiselle est d’accord ? ». Pas un regard. Il fixe son carnet. Et c’est comme s’il venait de mettre une gifle (…)