Marthe

nyckie-alause

Gaspard et Gabrielle


On aurait pu penser que ce déplacement deviendrait bénéfique pour eux, mais… (il y en a toujours un « mais », un grain dans les rouages du temps, au minimum) mais les choses furent différentes. Tout d'abord l'horaire : ils attendraient le taxi durant plus d'une heure et l'exaspération qui s'en suivrait les rendrait muets jusqu'à la gare. Gabrielle aurait aimé qu'il dise quelque chose pour pouvoir entrer dans une série de récriminations qui n'auraient rien réglé mais ferait baisser la pression. Gaspard s'attela à n'ouvrir la bouche que pour demander le montant de la course au chauffeur et tout ou presque était déjà joué.

Heureusement qu'ils s'étaient entendus sur l'avance qu'ils devaient prévoir pour la gare. Ils attrapèrent donc leur train quelques minutes avant son départ. Les valises avaient tressauté sur la bande rugueuse du bord du quai et quand Gaspard s'en était saisies un chewing-gum dégoûtant lui resta sur les doigts. C'est entre les dents qu'il lâcha un juron qui ne parvint pas aux oreilles de Gabrielle. 

Elle aurait préféré manquer ce train. Il lui avait traversé l'esprit d'oublier les billets sur la table et elle s'était dit que, partant aussi tôt, Gaspard aurait le temps de se mettre en colère et de revenir les chercher. Aussi les avait-elle mis dans son sac, non sans regret. 

Quand le train est sorti du tunnel elle s'est retournée pour regarder la ville et le jour qui se levait, à peine. Gaspard résolument lisait le journal de la veille qu'il venait de trouver sur son siège. Il est encore en retard d'une guerre pensa-t-elle en regardant les titres : Afghanistan, Syrie, Mali…

Elle se force maintenant à garder les paupières serrées pour faire croire qu'elle s'est endormie mais l'effort de sa posture produit un petit tiraillement qui l'agace. Elle travaille sa respiration, lente, lente, incolore. Elle retrouve son calme et s'endort. « Faire semblant est comme faire » sera sa première pensée au réveil, disons vers Dijon.

Gaspard termine les articles de la veille, les mots croisés, les grilles de sudoku avant de sortir son téléphone pour vérifier. Il a une âme de vérificateur dirait Gabrielle si elle pouvait l'observer à ce moment-là. Il fait glisser son doigt de l'agenda à son application de mails et messages. Ensuite il ne peut se retenir d'ouvrir le GPS GoogleMap pour savoir où ils se trouvent sur la planète, la vitesse de croisière du train, la distance parcourue, le temps qu'il reste avant l'arrivée… une vérification supplémentaire qui ne change rien à l'histoire. Quelqu'un sera à la gare pour venir les chercher et les emmener tous les deux à Montceau-les-Mines.

« Réveille-toi, Gabrielle, Dijon dans cinq minutes ». Des pensées traversent l'espace du wagon comme des flèches empoisonnées, certains des passagers ont même un petit hochement de tête en les sentant siffler à leurs oreilles, « Franchement Dijon, bonjour l'exotisme ». 

L'oncle ouvre les portes de la voiture et les gratifie d'une petite courbette élégante qui est censée la faire sourire. Il a toujours eu un faible pour Gabrielle qu'il a tenté de nommer Gaby mais elle s'est hérissée en disant « Gabrielle ». Ça s'est produit le jour de leur fiançailles, à Montceau, en famille — enfin leur famille — parce qu'elle, bien évidemment n'en a pas de famille ou trop peu et tant mieux. Sa sœur Lucie aurait pu venir mais elle ne l'avait pas invitée, s'était bien gardée de le faire, et tant mieux. Si tant mieux lui vient encore une fois à l'esprit dans cette remémoration elle va exploser. Au lieu de cela elle dit « Bonjour mon Oncle » à l'oncle comme si c'était le sien et lui répond « Bonjour Gabrielle » en enfermant les valise dans le coffre arrière. Gaspard d'une accolade à vérifié que l'oncle est toujours solide et oui. S'il avait eu l'impression du contraire il lui aurait proposer de conduire.

L'oncle, il s'appelle Gérard, un prénom que Gabrielle trouve un peu ridicule du coup elle sourit, l'oncle l'invite à monter à l'avant mais Gaspard dit « je suis un peu barbouillé je vais monter devant ça ne te dérange pas ? », on ne sait pas s'il s'adresse à Gabrielle ou à Gérard, il est déjà installé et regarde son téléphone. Il ne peut pas s'en empêcher, « je vérifie la réservation pour  l'hôtel et (une hésitation) le reste… »

Elle à l'arrière de la voiture a la tête qui dodeline. Pour un peu elle se rendormirait sans faux semblant. Si elle se laisse aller, c'est cette nuit qu'elle ne pourra pas dormir et quand elle ne dort pas, elle réfléchit. Son cerveau marche tout seul, en autonomie et en boucle. 

Ça commence par « Pourquoi ? » et finit de la même manière « Pourquoi ? ». Toutes les questions intermédiaires, et il y en a énormément, à la taille de la durée de l''insomnie, meublent l'espace entre les deux pourquoi, allant de pourquoi je suis ici, à pourquoi je reste là. 

En général, ce chapelet n'est qu'une sorte de mantra pour conjurer l'adversité, pour rendre sa vie acceptable, pour économiser sur le besoin impérieux de prendre une décision pour sa vie, pour pour pour, enfin pour échapper…

Et puis quand ses questions floues s'égrènent le temps passe plus vite et le trajet s'en trouve raccourci. Et hop ! Oncle Gérard freine devant l'hôtel, décharge les bagages, claque les portières et démarre non sans avoir dit « A tout à l'heure chez Marthe ».

Marthe, c'est la grand-mère de Montceau-les-Mines, enfin plutôt la grand-mère de Gaspard. Gabrielle l'aime bien, elle croit dur comme fer qu'elle l'aime bien et que cet amour est une des raison de sa présence dans cette ville aujourd'hui, sauf que la maison sera vide tout à l'heure.

La maison sera vide. Le programme annoncé est que chacun ayant fait l'effort de venir dans cette ville aujourd'hui pourra choisir dans la maison un objet qu'il emportera en souvenir. Gaspard a choisit. Son rang lui permet de n'avoir pas de doute car il est le plus proche après son père et son oncle. Il pourrait revendiquer les plus belles choses mais, sans consulter Gabrielle, il prendra les meubles du salon. Il les fera livrer chez eux, à Vincennes et elle devra s'adapter et jeter dans la rue son canapé suédois qu'elle aime tant. 

Gabrielle, elle aussi a choisi. Ce sera une photo de mariage. La jeune Marthe avec son jeune mari Eugène. Le cadre de laque rouge et de nacre fait un lit aux deux personnages qui se regardent dans les yeux et sont une expression admirable du bonheur. Personne ne la revendique cette photo car Eugène n'est que le premier mari de Marthe et pas le grand-père de Gaspard, pas le père de Maurice et de Gérard… Pourtant, sur le piano, c'est lui qui trône en n'étant le père de personne. Un si bel amour ne peut que disparaître, c'est ainsi qu'Eugène est parti à la guerre et que Marthe n'a plus rien su de lui : disparu ! Après la guerre, elle a vécu une autre vie, celle qui nous mène ici aujourd'hui. 

Avec une infinie précaution elle emballe la photo dans une nappe de dentelle que quelqu'un a laissé par terre après avoir emporté la petite table qu'elle recouvrait, précaution et douceur. Gaspard vient de demander « Pourquoi prends-tu cette photo » et elle a répondu pour le « bonheur disparu ». 

Elle a vraiment cru qu'elle l'aimait Gaspard, elle avait eu ce besoin impérieux d'y croire. Si elle repense au grand amour de Marthe, elle repense à la disparition et se dit que c'est la clé. Elle garde la main sur la fermeture de son sac et s'interroge « vais-je retourner à l'hôtel pour récupérer ma valise. Ou pas …».

« Les obsèques de Marthe sont à quinze heures » dit Maurice, le père de Gaspard, sans penser qu'il aurait pu dire de « les obsèques de maman ».


  • ma première blonde, nous avions 3 ou 4 ans, s'appelait Marthe. Nous étions inséparables paraît-il. La méningite est venue la chercher (mon conte La Chambre Noire)...biz

    · Il y a presque 6 ans ·
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    Christian Gagnon

  • Très jolie nouvelle, l'intrigue est intéressante autant que les personnages. Soudain, me voilà dans l'ambiance d'un livre de Mauriac. J'espère une suite ? :))

    · Il y a presque 6 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • Mauriac ? ouah! mais lequel? Une suite est envisageable mais je ne sais jamais trop à l'avance

      · Il y a presque 6 ans ·
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      nyckie-alause

    • François Mauriac. En lisant ta nouvelle, j'ai instantanément ressenti cette ambiance si spécifique de ses romans.
      Tant mieux si la suite est hypothétique. Elle viendra à toi le jour où elle aura mûri. Et si elle ne vient pas, cela n'enlèvera rien à ton écrit.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • j'aime beaucoup : pourquoi est-ce classé dans aventure ? on aimerait la suite (les obsèques et la fuite ?)

    · Il y a presque 6 ans ·
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    Susanne Derève

    • Merci pour ton commentaire. Je pense que pour chaque nouvelle une suite est possible car il est compliqué pour moi d'écrire une fin "définitive". Peut-être à cause de cela la nouvelle est une aventure (la vie aussi, et l'amour, les voyages,…) A bientôt

      · Il y a presque 6 ans ·
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      nyckie-alause

  • j'aime beaucoup : pourquoi est-ce classé dans aventure ? on aimerait la suite (les obsèques et la fuite ?)

    · Il y a presque 6 ans ·
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    Susanne Derève

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