Matriochka

coob

Ce texte a été écrit dans le cadre du club d'écriture Extraction-Désenfumage #8. Le sujet donné était "Un conte de Noël avec le mot spassiba (merci, en russe) "

MATRIOCHKA

Ah, j'ai hâte j'ai hâte j'ai hâte ! Si tu savais … J'espère que ma permanente va tenir le coup, ces splendides boucles blondes qui cascadent jusqu'à mes épaules … Tu peux vérifier si mon diadème n'est pas de travers ? Ah non, c'est vrai, tu ne peux pas tourner la tête toi non plus. C'est frustrant cette attente, être fin prêts et se retrouver relégués dans un placard en attendant le Jour J. Quand j'y pense … mon cœur explose de bonheur, j'imagine l'éblouissement de la petite fille quand elle va me découvrir dans ma robe constellée de diamants, avec mon bouquet rond, mon corset cintré … Oh mon Dieu, sa joie … J'ai tellement hâte, mon chéri. Et puis je pense à notre vie quand on sera enfin sortis de la boite et mariés pour de bon. J'espère qu'on aura une énorme maison pleine de gadgets renversants, et un camping-car rose avec des surf dessus. Je me vois bien en maillot de bain scintillant avec des sandalettes turquoise … Et nos vacances à Gstad, en doudounes colorées, moi toujours avec ma coiffure impeccable, et mon éternel maquillage mauve … Quel bonheur ! Oh j'ai hâte j'ai hâte j'ai hâte …

Cela faisait deux mois que Ken avait mal à la tête et qu'il souriait béatement, sans oser rien dire. Il avait vainement essayé d'échapper à la boite Wedding Special Duo lors du conditionnement dans la fabrique de jouets, mais l'ouvrière l'avait trouvé tellement beau, avec son costume trois pièces, son col cassé et sa cravate à jabot, qu'elle l'avait sélectionné malgré lui. Il l'avait entendu dire que le Ken destiné à cette série spéciale avait un œil mal dessiné. C'était bien sa chance, il aurait tellement préféré passer ces deux mois seul dans sa boite à rêver des plages de Hawaii et des bières entre copains …

Soudain, une lumière vive les éblouit, une main saisit la boite et les entraina dans un tourbillon de mouvements saccadés.

Ken eut juste le temps d'apercevoir un bras, un rouleau de papier cadeau et … un bout de bibliothèque.

Ken ! Ca y est, la maman nous emballe, youpiiiiii ! Tu as vu l'horloge sur la cheminée ? C'est cette nuit ! C'est cette nuiiiiiit ! Oh mon chéri, je suis si heureuse ! Dis moi que je n'ai pas perdu une boucle d'oreille ?! Tu me trouves belle ?

Posée sur la bibliothèque, au milieu de ses petites sœurs … Il avait entraperçu la plus belle poupée au monde, toute ronde, en bois verni, colorée, avec un fichu bleu, de grands yeux innocents et une petite bouche coquine. Il sentit son cœur palpiter, des papillons noirs passèrent devant ses yeux, il avait le souffle court … Elle lui avait souri, il en était sûr. Un tout petit sourire, avec les yeux surtout, comme un signe de connivence. D'un air de dire moi aussi, je te trouve très beau. Il prit une grande inspiration, il avait les mains moites. Elle lui avait souri … Il essayait de la revoir en esprit. Des cheveux blonds sous son fichu, avec une raie au milieu, et un détail, un détail qui donnait de la fraicheur à l'ensemble, une touche adorable, il n'arrivait pas a mettre le doigt dessus …

Tu as vu l'affreuse matriochka sur la bibliothèque ? Ridicule paysanne avec son fichu. Toute grosse, on dirait une boule … et elle n'a même pas de bras ! Ken, tu m'écoutes ?

Il sursauta. Une quoi ? Une matriochka ? Affreuse ? Pas de bras ? Mais de qui pouvait bien parler Barbie ?

Ses joues roses ! Voilà le détail ! On aurait dit qu'elle rentrait d'une promenade matinale dans la neige … Elle était habituée au grand air, il s'imaginait lui ouvrant la porte de leur datcha à son retour de la forêt , il lui aurait préparé un samovar de thé noir fumant et il la regarderait enlever ses châles perlés de givre un à un pendant qu'elle lui raconterait les merveilles du dehors, le crissement de la neige sous ses pas, le pépiement des oiseaux. Il entendit son rire cristallin … Comme ils seraient heureux …

Le lendemain matin, lorsque toute la famille fut rassemblée autour du sapin, la petite Suzie déchiqueta ses paquets avec férocité.

Ma Barbie ! Ma Barbiiiiie ! Comme elle est belle ! Mais … c'est qui lui ? On dirait un pingouin ! Je n'avait pas commandé un bonhomme ! Ma Barbie va épouser le GI-Joe de mon frère. Il est musclé, lui, pas comme ce …

Et c'est ainsi que Ken fut abandonné au milieu des papiers froissés, toujours attaché à son carton d'emballage . Il essaya par tous les moyens de se libérer, mais en vain. Heureusement, à l'heure de l'apéro, alors qu'il avait déjà bu quelques petites coupettes de trop, Tonton Maurice le remarqua et le prit en pitié :

Ben alors, mon couillon, dit-il en déroulant les petites attaches à l'arrière du carton, elle t'a même pas calculé, la gamine ? T'es pourtant pas trop moche avec ton p'tit costard. Bah, tu sais, les femmes maintenant, il leur en faut des lourdauds, des balafrés … Va comprendre … C'est comme moi avec la Paulette … Enfin, allez, bonne chance à toi, mon gaillard … et ... tchin, hein !

Ken retint sa respiration pour échapper à l'haleine du Tonton, qui le reposa au milieu des emballages éventrés.

La famille avait à présent quitté le salon pour passer à table. Il se cacha sous un papier zébré de rose et évalua la situation. Personne en vue. Il compta le nombre d'étagères à escalader pour rejoindre sa matriochka. Elle était loin, tout là-haut, au quatrième, mais elle le guettait avec son petit sourire sibyllin, il sentit ses oreilles bourdonner. Quatre étages … il lui faudrait attendre la nuit pour entreprendre une telle aventure. La gamine l'avait oublié, il devait donc disparaître avant que quiconque ne s'inquiète de son absence. Il regarda droit devant lui. Là ! La cachette idéale ! Il s'élança vers la crèche.

Je te file ma cravate à jabot et tu me prêtes ta pelisse et ton bâton jusqu'à la nuit.

Quoi ? Qu'est-ce que tu veux que je foute avec une cravate à jabot pour garder des moutons à Bethléem ?

A la place de la cravate, je peux te donner un tuyau si tu aimes les belles nanas …

Le berger lui tendit son bâton.

Y'a une sublime Barbie qui vient de débarquer dans la maison, et d'après ce que j'ai entendu, son sort n'est pas des plus enviables, alors tu as peut-être tes chances … si tu la délivres.

L'autre lui tendit sa pelisse.

Et c'est ainsi que Ken attendit la nuit, l'air attendri, légèrement incliné en avant, avec en tête le sourire de sa matriochka.

Lorsqu'il fut certain que toute la maisonnée était au lit, il abandonna ses atours derrière le bœuf, et se mit en quête d'un moyen d'escalader la bibliothèque. Les papiers cadeaux avaient été rangés mais il avisa un carton rempli de babioles sous le sapin. Une boule cassée, un harmonica, une chaussure de Barbie, - la pauvre, pensa-t-il, à peine quelques heures et déjà elle ne doit plus ressembler à grand chose … - et c'est alors qu'il découvrit le jetpack de GI Joe.

… depuis, mon cœur ne bat que pour toi. Tu es tellement belle. Je n'ai jamais été aussi bouleversé. Quand je suis avec toi, je me sens léger, je me sens fou, prêt à tout … Regarde ce sapin qui clignote dans la nuit calme, et ces braises dans la cheminée, n'est-ce pas un spectacle merveilleux ? Je voudrais que tous les jours de notre vie soient comme cet instant …

Il l'enlaça et la serra fort. Elle leva vers lui ses grands yeux rieurs.

- Spassiba. Spassiba.

Oh, moi aussi ! Moi aussi, mon amour ...

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