McLaren Park
Jean Louis Michel
McLaren Park
C’était une matinée tranquille, le ciel encore un peu gris des derniers lambeaux de fog qui se retiraient vers les collines. Le bleu se dévoilait, petit à petit et la ville apparaissait comme par enchantement, quartier par quartier, jusqu’à découvrir la baie, plus bas. Il y avait des odeurs dans l’air, des odeurs d’herbes coupées, de résine, mais aussi des fragrances moins agréables des docks de South Basin. J’avais décidé de prendre quelques clichés de l’amphithéâtre Jerry Garcia où répétait un groupe de Blues à l’occasion d’une balance pour le concert du soir. Je voulais prendre une autre série à partir de l’air de jeu, un peu plus loin, deux équipes des quartiers alentours sur le terrain de Baseball, une simple matinée, avec un sac à dos et un thermos de café…
Je l’ai repéré de loin, son allure a capté mon regard, improbable clochard. Je me suis dit que peut-être je pouvais le shooter à la volée, j’avais dans un coin de mon ordi toute une série d’instantanés, comme ça, que je prenais au hasard avec l’idée pas encore très claire de monter une galerie de paumés. En cherchant un angle de prise de vues j’ai capté sa trajectoire et je l’ai vue, elle aussi, sur son escalier. Ils allaient se croiser, c’était inévitable.
En un instant j’ai deviné ce qui allait se passer et je crois bien que j’en étais le seul. Ce fut bref, violent et vite oublié, juste le temps de prendre un cliché.
Je l’ai visionné des tas de fois par la suite, en taille réduite, en taille maxi, m’attardant sur des détails, visages, plis des vêtements, jusqu’au moindre pixel, il me manquait simplement l’histoire, que j’ai écrite bien plus tard…
*
Caleb, n’est pas propre dans son vieux treillis troué. Un vieil uniforme de combat, une panoplie de petit soldat, rapiécée, tachée sur la quasi-totalité de sa surface par ses déboires d’alcoolique et la saleté des nuits passées sur le bitume ou dans les parcs de la ville, c’est sa seule tenue. Ses chaussures, maladroitement lacées à coups de ficelles râpées laissent pendre leurs languettes défraîchies et trouées. Et puis il y a l’odeur. Il est déjà vieux quand il ne le faudrait pas, il n’a pas vingt-six ans. Bouffi, il a une vie de merde et il le sait.
Caleb est un vétéran.
Il avance difficilement, traînant la jambe droite. Son pied, écrasé par un bus deux mois en arrière, après une nuit à siffler du mauvais whisky, lui fait encore un mal de chien. Sa manche gauche est vide, l’avant bras est parti depuis quatre ans déjà, emporté par un gros calibre, du trente millimètres lui avait-on dit. Il le sent encore parfois, comme un membre fantôme, quand lui prend l’envie de se gratter. Caleb est un pantin disloqué. Plus d’espoir, impossible de revenir en arrière. Il a tout gâché. Il le sait bien qu’à son retour il n’aurait jamais dû commencer à picoler avec les copains, parce qu’un jour, les copains sont partis, mais la picole lui a tenu la jambe et comment ! Salement même. Pourtant, au début ça l'aidait à tenir le coup. Il picolait pour oublier, pour que l’ivresse le transporte dans des mondes plus colorés.
Il avait été un jeune gars sans histoire qui voulait faire des études supérieures. Le sergent-major du bureau de recrutement qui l’avait baratiné dans la cour du lycée, lui avait assuré qu’à son retour, l’armée prendrait en charge sa scolarité. Donnant – donnant. Caleb pensait que le marché était honnête et puis, que devait-il redouter ? Il ferait partie de l’armée la plus puissante du monde, blindés, avions, hélicos de combat, satellites espions, une logistique à toute épreuve…
A son retour d’Irak, après avoir galéré quelques mois à l’hôpital militaire, entre
les opérations interminables et les essais de prothèses, ses vieux copains l’avaient retrouvé, entouré. Mais il avait ramené avec lui des crises d’angoisse, des terreurs et des instants de démence, des scandales en ville, dans les bars à filles où les copains s’excusaient pour lui et réglaient les pots cassés.
Ils avaient fini par partir, par se détourner de lui, fatigués de ses conneries.
Qu’importe, il en avait trouvé d’autres, des camarades de comptoir, qui payaient pour qu’il raconte, pour qu’il se saoule, pitoyable. Ceux-là étaient partis aussi, rassasiés.
Tout le monde s’est détourné de lui, même ses parents. Et pourtant ils y avaient mis du leur pour essayer de le réinsérer. Ils l’avaient encouragé, poussé en avant, mais il s’était détourné, avait emprunté le mauvais chemin à trop s’apitoyer sur son sort.
« C’est de leurs fautes à ces putain d’Arabes…Au gouvernement aussi, c’est de leurs fautes ». Toujours se trouver une excuse, un autre coupable, refuser de faire face. Il ne savait même pas où ça se trouvait l’Irak, avant d’y aller. Il avait cru en la toute puissance protectrice de la plus formidable armée du monde. Il avait débarqué dans la poussière et le sable, une zone semblable à la Death Valley. Il avait vu le mensonge, il s’était rendu compte sur le terrain qu’il n’y avait pas d’arme de destruction massive, rien qu’une armée mal commandée, en déroute, qui leur avait donné la clé du pays sans trop faire d’histoire. Rien que des types équipés de bric et de broc, des gars malins capables de fabriquer des mines à partir de pas grand-chose, des types qui connaissaient le terrain, motivés. Personne n’avait rien trouvé. Pas d’armes chimiques, pas d’armes nucléaires, rien qu’un pauvre pays sous embargo qui ne se relevait pas encore de la première guerre.
La résistance est venue après, sournoisement. Elle est arrivée la nuit, par les souterrains, par des tirs de mortiers terriblement brefs et ravageurs, des mines et des bombes trafiquées sous le bitume des routes empruntées par les convois, des embuscades meurtrières, des civils qu’on croit innocents, mais sur qui on finit par tirer, parce que même une bonne femme entièrement voilée peut foutre la trouille, parce qu’un gosse de douze ans est capable de jeter une grenade dégoupillée comme un simple caillou. Il y avait les voitures qui collaient un peu trop aux convois et qu’ils finissaient par rafaler, un type au loin, qu’on ajustait posément et qu’on abattait, juste pour le score, un trait de baïonnette sur la crosse de plastique dur du fusil. Deux années passées chez les Screaming Eagles, les parachutistes d’élite. Deux années près de Tikrit, la ville de Saladin et de Saddam Hussein, principal foyer de résistance, à éviter les balles et les pièges. Deux années à voir des copains appeler leurs mères et mourir, des flaques de sang dans les rues, des morceaux de chair qui traînent, des cris et des larmes, des pneus brûlés, deux années avant de tomber lui aussi dans un piège meurtrier. Il se souvient du bruit infernal, des lueurs des flammes sortant des canons des fusils d’assaut. Il entend encore les cris, les ordres hurlés et la confusion. Il se revoit dans le Hummer, au poste de tir de son calibre 50, les étuis brûlants des balles tombants à ses pieds, l’odeur de la poudre et de l’huile chaude, tirant n’importe où, dans le tas, les yeux piqués par le sable et la fumée. Il repense à ce moment de transe nerveuse. Il revit encore très bien le choc violent qui l’a projeté en arrière, l’étourdissement qui a suivi. Des silhouettes derrière des murs, menaçantes, hostiles, ils en voulaient à sa peau. Maintenant ils sont partout. Combien dans ce parc? « Peut pas compter ». Il les voit toujours autour de lui, ils sont là, derrière les murs, derrière les buissons et les arbres, ils sont dans le métro. Ils se cachent, mais il sait qu’ils sont là.
La folie a eu raison de lui.
Yasmine est là, tous les jours que dieu fait, quel que soit le temps, assise dans cet escalier du McLaren Park. Elle a honte. Honte de tendre sa main pour quelques pièces ou des regards méprisants, honte d’elle et de son impuissance. Elle se souvient de son enfance, là-bas, un petit village près de Sfax en Tunisie. Du soleil, de la mer, de ses courses effrénées avec ses frères, libre comme une fille peut l’être quand elle court les cheveux au vent, en toute insouciance. Tout ça pour se retrouver là, en Amérique, avec un mari plus vieux qu’elle, qui la bat pour qu’elle se résigne, obéissante, soumise, qu'elle se taise et qui l’oblige à porter le voile. Deux enfants pleurnichards qu’elle ne voulait pas, qu’elle n’arrive pas à aimer et la police, des bouledogues prêts à mordre, ou à jouer du bâton, ça dépend des jours, il vaut mieux les éviter… Tout le temps.
Il n’était pas question d’amour, il n’en avait même jamais été question du tout.
C’était un contrat entre deux familles, elle n’avait pas eu son mot à dire. Pourtant, Yasmine voulait faire des études, quitter le carcan familial et la tradition. Elle aurait voulu faire une école de journalisme et voyager, avoir un appartement à Tunis, comme sa cousine Mina ou quitter le pays. Elle avait protesté en vain. Elle avait cherché à fuir, à quitter son petit village, mais on ne s’échappe pas aussi facilement. L’ambassade de France avait refusé son visa, elle ne pouvait pas rejoindre son frère à Paris.
L’homme avait débarqué un beau matin, ils avaient échangé quelques mots, très peu. Il l’avait regardée comme on regarde une chèvre avant de l’acheter, il voulait s’assurer qu’elle était en bonne santé, qu’elle était encore vierge, humiliation. La cérémonie avait eu lieu parmi une centaine de convives, dans le respect de la tradition, le hammam avec ses amies, elle pleurait, le tatouage au henné pendant la nuit de repos. Les formalités réglées, ils s’étaient envolés pour San Francisco où il tenait un petit restaurant. Elle a bien fini par voyager, mais pour atterrir en pays inconnu, une langue qu’elle ne maîtrisait pas tout à fait, rendant tout espoir d’intégration impossible. L’affaire de son mari avait fait faillite peu de temps après, une histoire d’hygiène alimentaire, une plainte, le tribunal, une fermeture définitive.
Elle n’avait pas eu le temps de souffler, elle s’était retrouvée enceinte très vite. Deux enfants qui avaient les traits de leur père et qu’elle ne voulait pas, qu’elle n’arrive pas à aimer. Elle ne se souvient plus très bien dans quelles circonstances elle avait commencé à faire la manche, mais un jour elle s’y était résignée, il n’y avait plus d’argent. Elle ne voulait pas se retrouver sur les larges avenues où patrouillaient les voitures de la police ou dans les petites rues moins sûres avec les autres. Elle avait choisi elle-même ce petit parc pour sa tranquillité, sa vue et son passage. Elle avait appris à se méfier de tout le monde, des sans abri, des bandes du sud de la ville et de la police.
Caleb descend l'allée en râlant, il ne peut pas les supporter ceux qui vont bosser, qui sont pressés, qui se détournent de lui, qui reniflent son odeur de rance et de vieille pisse. Au fond, tant mieux, personne ne s’assoit près de lui, peinard. Parfois, il crie après eux, les insultes. Des mots qui n’ont plus aucun sens, qui ne ressemblent à rien dans l’indifférence la plus totale. Il n'a pas beaucoup d'autres buts que d'aller chez le Chinois, plus loin, prendre un six pack ou une bouteille de Jack Daniel’s. Boire pour oublier ou Liquider sa maigre pension d’ancien combattant pour une dose de Crystal.
Caleb est tombé sur le Meth en traînant avec d’autres vétérans comme lui. Au début ça lui faisait un bien fou, le crystal lui redonnait un coup de fouet. Après chaque prise, il ne sentait plus ses multiples points de douleur, il se sentait plus fort, plus résistant, joyeux même. Mais petit à petit le Meth à commencé à le ronger, à lui pourrir le cerveau et les dents. Il est devenu parano, agressif.
Yasmine tend le bras, une vague humaine s’approche de l’escalier où elle se tient. Des gens qui descendent d’un bus et qui coupent par le parc, place stratégique, plaque tournante. Le travail reprend. Inutile de sourire, tous ces gens s’en foutent bien. La vague la submerge, la bouscule un peu, mais c’est tout le temps comme ça, les gens font, malgré tout, attention à elle. Une pièce, parfois, un quarter, rarement plus, mais le plus souvent du mépris, ici on n’encourage pas la mendicité, on donne peut, c’est la règle.
Caleb l’a vu « la salope, la putain arabe. Qu’est-ce qu’elle fout là ? La manche ? C’est pour ça qu’elle est là ? C’est pour ça qu’il s’est battu là-bas ? Pour les retrouver ici à faire la manche ?»
Son visage se déforme de colère, il trépigne. Caleb grimpe les marches en soufflant, serre la rambarde comme il le peut, résolu. Il aimerait la tuer de ses mains, il n’en a plus qu’une. Alors, il se déplace à gauche et au passage lui donne un coup de pied dans les côtes. Ça fait du bien, presque jouissif. Il ne peut pas faire plus, déjà son cerveau oublie, il y règne une telle confusion.
Yasmine n’a pas vu le coup venir, à trop garder les yeux dans le vague. C’est curieux, mais elle n’a même pas eu mal. Ça fait des mois que ce côté est endolori de toute façon, son mari est gaucher, c’est tout le temps le côté droit qui prend. Elle n’a pas entendu non plus ce que lui disait son agresseur avec sa voix cassée, sa voix d’ivrogne. Autour d’elle personne n’a remarqué le geste ou peut-être n’ont-ils rien voulu voir ? Les gens sont trop pressés, n’ont pas envie de perdre leur temps si précieux et puis déjà, il n’y a plus personne. Ils sont tous partis. Le parc est vide. Yasmine relève la tête et regarde autour d’elle. C’est la pause. Dans cinq minutes ça reprendra. Un autre bus s’arrêtera, un nouveau groupe en descendra.
Retendre le bras.
Les gens sont conscients de ce qui se passe mais la majorité préfère le choix de l'indifférence
· Il y a presque 13 ans ·Sonia Verin
Effectivement, il suffit parfois de regarder autour de soi, d'arreter de marcher la tête en bas, il y a autour de nous toute une foule de laissés pour compte qui vivent malgré tout...
· Il y a presque 13 ans ·Jean Louis Michel
Un texte qui laisse un goût amer mais malheureusement très réaliste... tant de vies gâchées, encore et toujours. De quoi pleurer sur tous les Caleb et Yasmine du monde... Merci Jean-Louis.
· Il y a presque 13 ans ·junon