Medallions taxis

mimi-siku

J'arrive à New York pour affaire. Mon chauffeur m'informe dans grand complot.

C'est la cinquième fois que je viens à New York pour affaire. C'est d'ailleurs la cinquième fois que je viens à New York tout court : quelle idée de mettre les pieds dans cette fourmilière humaine pour autre chose que le travail ? J'atterris à JFK. A peine arrivé, j'ai déjà envie de quitter. Le plus tôt ma mission sera terminée, le plus tôt je pourrai rentrer chez moi. Pas de temps à perdre donc ; muni de mon seul bagage à main - je voyage toujours léger - je passe la foule massée autour du carrousel à bagages, et arrive à me frayer un chemin jusqu'à la sortie où attendent une longue ligne de taxis jaunes. Le moment crucial : choisir le bon taxi, plutôt que d'attendre d'être pris en charge aléatoirement. Quelques minutes à scruter à travers les pare-brises pour que je repère le mien. J'attends patiemment qu'il arrive en tête de ligne, et m'engouffre dedans.  

A peine ai-je eu le temps de m'asseoir que le conducteur m'accueille d'un «Bienvenue dans le dernier taxi jaune de la ville ! ». Accrocheur, mais peu compréhensible au vu de la file de «Yellow Cab» - ou «Medallions taxis» - que nous quittons, pour rejoindre l'île de Manhattan où se trouve mon hôtel. Le conducteur - un vieux pakistanais, du nom de Kalimullah Rafiq, comme l'indique le petit écriteau qui pend de son rétroviseur - semble assez animé, voire en colère. Pendant le trajet, il a tout le temps de développer et de s'étendre sur sa phrase d'introduction et le motif de son irritation.

La nouvelle n'a pas dû parvenir à mon modeste pied-à-terre dans l'Arkansas, où je réside quand je ne suis pas en voyage d'affaire, mais il semblerait que depuis 2013, la mairie de New York ait décidé qu'une nouvelle génération de taxis allait faire son apparition dans la grosse pomme : les «Boro taxis», différenciés des «Medallions taxis», par leur couleur verte. D'abord seulement autorisés à circuler les quartiers excentrés de New York, ils s'étaient vu octroyer le droit de circuler partout dans New York, au même titre que les taxis jaunes. Pire, il se murmure que le maire annoncerait dans les prochains jours que tous les taxis devront être peints en vert. 

J'imagine la tragédie que cela représenterait pour les amoureux de New York, mais Kalimullah me laisse entendre qu'il faut y voir une affaire bien plus grave. Dans le rétroviseur il prend soudain un air mystérieux.

Le taxi passe à ce moment sur le Ed Koch Queensboro Bridge qui relie le Queens à Manhattan. Mon vieux chauffeur regarde suspicieusement les voitures autour de nous, comme si un conducteur voisin pouvait nous entendre. Démarche inutile, mais beau jeu d'acteur : son histoire a le mérite de devenir intrigante. Au feu rouge, il se retourne même vers moi et me lance le regard de celui qui va révéler un important secret. Il sait tenir en haleine, le vieux. 

D'après lui, la décision de la mairie n'est pas innocente. Elle cache en réalité un dessein caché. Ben voyons. 

Et quel en serait le but ? Ça il n'en sait rien. Mais ce dont il est sûr c'est que des gens puissants sont à la manoeuvre. 

Oh vraiment ? La CIA ? Le Pentagone ? Le complot maçonnique ? Le plus sérieusement du monde, il me confie que c'est peu probable. Les témoignages et les preuves qu'il a pu recueillir ne pointent pas dans cette direction.

Ah, mais c'est qu'en plus il a en sa possession des preuves de cette machination ? Et bien pas vraiment ce qu'on pourrait appeler des preuves. Ben voyons. Mais la loi du silence qui semble régner dans le milieu des taxis new-yorkais quant à ce changement de couleur est très suspecte. Pire des taxis en colère ont subitement arrêté de contester cette décision. Tout cela est bien trop suspect et il est bien décidé à tirer tout ça au clair. Il a d'ailleurs rendez-vous à la mairie plus tard dans la journée. 

Je n'en saurai pas plus : nous voilà arrivé au pied de l'hôtel Wellington, sur la 7eme avenue, au coin de la 55eme, où mon employeur m'a réservé une chambre. 

Je règle ma course et demande à Kalimullah de venir me chercher le lendemain matin à 9 heure.


Je sors avec quelques minutes d'avance, mais il est déjà garé devant l'hôtel, à m'attendre. Le grand complot de la couleur des taxis new-yorkais n'empêche pas mon chauffeur d'être ponctuel. C'est déjà ça. 

Aussitôt ma ceinture bouclée, il me raconte l'entretien à la mairie de la veille. Ses interrogations m'expliquent-ils, ont dérangé en plus haut lieu. C'est l'adjoint au maire en personne qui l'a reçu. Ses théories conspirationnistes gênent, c'est certain. Il n'a rien appris de particulier. Non ils cherchaient surtout à savoir ce que lui savait. Ils ont cependant commis une erreur en lui faisant comprendre qu'à lancer des accusations aussi  farfelues, il risquait de perdre sa crédibilité chez les chauffeurs de taxis, voire la maire pouvait envisager de lui intenter un procès pour diffamation. Le menacer lui ? Cela ne fait que confirmer ce qu'il pense déjà. 

Et il n'est pas le seul ! Non ! En sortant de la mairie, il a rencontré un collègue, qui comme lui soulève les vraies questions. Ils ont immédiatement sympathisé. Tu m'étonnes.  Son nouvel ami conspirationniste lui a apporté des pistes nouvelles. Le maire en personne aurait rencontré à de multiples reprises le directeur d'une société de fabrication de peinture, installée dans le New Jersey. Leur produit phare : la peinture vert pomme, déjà utilisée pour les «Boro taxis». Il se retourne alors vers moi avec un regard qui dit «ça explique beaucoup de choses, et ça ouvre pas mal de possibilités». Sur ce, plus un mot, silence radio. Il médite probablement sur l'affaire. J'ai tout de même la sérieuse impression qu'il hésite à me dire quelque chose d'autre. 

Son attitude a changé, par rapport à hier. Ses coups d'oeil suspicieux autour de nous, étaient ceux d'un chauffeur qui use de tous ses talents d'acteur pour raconter une histoire mystérieuses. Aujourd'hui, cela ressemble plus à de l'authentique inquiétude. Ou de la paranoïa, question de point de vue. 

Des intérêts économiques entre un fabriquant de peinture et le maire de New York. Et tout à coup le voici tout chamboulé ? Son nouvel ami a dû lui dire quelque chose d'autre. 

Inutile d'insister. Cela ne ferait que le braquer, et j'ai besoin qu'il vienne me chercher le soir même pour rentrer à l'hôtel. Justement nous voici arrivés à destination :  un quartier résidentiel du Queens, où j'ai rendez-vous avec un client. 

Merci pour la course. Non, c'est bon gardez la monnaie. A tout à l'heure. 


Une fois ma journée terminée, Kalimullah vient me chercher dans Brooklyn pour me ramener à mon hôtel. Ce n'est pas une mince affaire : la circulation est complètement bouchée. En changeant d'itinéraire pour tenter d'accéder à Manhattan, on aperçoit plus loin, au croisement d'une rue, ce qui semble avoir été un immense carambolage entre un camion citerne, un taxi et deux autres voitures. Plusieurs ambulances et des voitures de police sont sur place. Cela ne semble pas particulièrement émouvoir mon chauffeur, qui  m'explique que ce genre d'accident n'est pas rare à New York.

Il a bien entendu autre chose en tête, et ce soir, ce qui le turlupine, c'est l'absence de nouvelle de son nouvel ami, l'autre chauffeur adepte des théories du complot. Apparemment, ils avaient convenu de déjeuner ensemble, et ce dernier n'est pas venu. Il ne répond pas non plus à son portable. Ce n'est pas rassurant. 

D'autant qu'il devait lui montrer des documents. Des enregistrements. Des transferts d'argent entre la mairie de New York et d'obscurs comptes en banque, situés dans des paradis fiscaux. Bref des preuves biens réelles. 

C'était donc ça dont il ne voulait pas me parler le matin même. Je suis un peu vexé. 

Son histoire a enfin le mérite d'évoquer l'existence possible d'éléments tangibles pouvant corroborer sa thèse. Inutile d'être rancunier, nous voici arrivés à mon hôtel.

Demain matin, même heure ? Oui ? Parfait. 


Voilà qu'il est en retard. 10 minutes que je l'attends dans le froid. Il ne va quand même pas me faire faux bond. Ça n'arrangerait pas mes affaires. 

Ouf le voici enfin qui gare son taxi jaune en bas de l'hôtel. J'ouvre la portière et m'installe. Sur le siège passager, à côté de lui, une mallette noire. Il se retourne pour m'accueillir et en guise de salut, j'ai le droit à un regard terrorisé. 

Il démarre en trombe. Il va quitter New York. C'est la seule solution pour lui. Il n'a pas le choix. Ils sont à ses trousses. 

Est-ce que je me souviens de l'accident de la route hier ? Oui. C'était son pote qui était dedans. Il y a laissé la vie. Pas étonnant qu'il ne réponde plus à son portable. 

C'est sûr, c'est de leur faute. Ils ont eu sa peau. La preuve : son pote se savait poursuivi. Avant de mourir il a déposé les preuves qu'il avait au garage de Kalimullah, à son intention personnelle. 

Elles sont dans la mallette. Là, juste à côté de lui. Il n'a pas eu le temps de l'ouvrir.

Arrêt au feu rouge. Pas de temps à perdre. Je dégaine mon pistolet, muni d'un silencieux. D'un coup, il s'effondre. Sa tête s'effondre sur le volant de son taxi. 

Je sors et récupère la mallette. 

Je traverse aussitôt la rue, et hèle un taxi.

Mission terminée. Je peux rentrer à la maison.

Direction l'aéroport JFK, s'il vous plait. Merci.

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