Morning Yearning

walkman

J'ai du mal à m'assoir correctement sur mon cul, et l'odeur douce de l'impression de s'être fait sèchement mettre par le reste du monde me monte au nez. Comme si moi aussi, malgré le cadre idyllique d'une vie de bohème passée à s'enivrer, à deviser avec des muses et des branques, malgré ces privilèges, moi aussi j'allais finir par goûter aux accidents industriels, aux famines, aux ras-de-marées, aux séismes. Moi qui ai toujours capricieusement douté de ma condition d'occidental protégé. L'âpreté du lendemain matin qui remonte ma gorge, se mélange à ma salive, ce goût aigre de remontées gastriques, que je mollarde entre mes cuisses, pile poil dans le mille - ici représenté par la flaque de flotte au fond du chiotte. Bordel de dieu, qu'est-ce qu'il m'arrive ? Ça tambourine à la porte de la salle de bain, bam bam bam, et pas le son d'un tintement de verres un soir de bonne nouvelle, non, le bruit sourd de la gravité, du malaise sempiternel de notre condition de mortel, cette raison même de tant de bouquets de chrysanthèmes. 

"Presse-toi, Hayden, j'ai envie de pisser."

Ah les femmes. Si seulement Dieu pouvait venir me chercher avec cette voix là, pas exactement celle-la, mais pourquoi pas ? Pourquoi le grand tout là-haut ne serait pas une femme canon, à la vessie continuellement oppressée par tous ces baisés qu'on leur colle aux lèvres ? C'est en tout cas comme ça, que j'aimerais que ce soit, ou que ça devienne. Divine brune qui me passe sous le nez quand j'ouvre la porte, encore plus défroquée que moi, le cul à l'air, la peau bronzée de ses origines méditerranéennes, et beaucoup plus sérieuses que les divinités, et au moins deux milles ans d'existence n'ont pas tanné sa chair. Heureusement que cette porte se referme sinon je n'aurais pas pu décrocher mes yeux. Voilà la tristesse. Ô mort, quand ce sera mon heure de nourrir des vers, tâche au moins de me laisser ce genre de rêve. Même pas la trentaine, et déjà faite reine. 

J'habille ce postérieur douloureux et j'ai le coccyx qui bat pour me rappeler sa rengaine, foutue nuit. Pas le moyen de me rappeler si cette douleur valait la peine, si elle est arrivée à travers un plaisir, si c'était un jeu sexuel aux conséquences ecchymosées. Ou alors un coup, le sommeil n'a jamais été calme chez moi. Pour elle je n'en parle même pas, c'est monologue sur monologue. Elle prêche dans sa langue et je n'arrive jamais à décoder. Un vieux t-shirt traîne en haut de l'escalier que je m'apprête à prendre, alors me voilà habillé. Il me va encore, ce qui serait presque une petite déception, on ne me l'a pas arraché. Sur la table basse du salon, la haie d'honneur de plusieurs bouteilles, toutes vides, la chasse d'eau métaphorise l'évaporation de son contenu, je fais un sacré égout quand même. 

Étonnamment, cette vue sur le cimetière ne me donne pas l'eau à la bouche, comme si tous mes démons étaient partis pêcher ensemble dans une quelconque chapelle très loin d'ici. Pas soif, c'est une bonne nouvelle inquiétante. L'indice du renoncement, de l'apaisement, voire de la résilience. Même pas de vrais maux de tête quand Lola reporte tout son poids d'une marche en bois à l'autre. 

"C'était cool, quand même, cette session acoustique."

Elle m'envoie un clin d'oeil que j'attrape comme une demoiselle d'honneur, effarouché mais sans vraiment savoir pourquoi. De quelle session cause-t-on ? J'aurais volontiers décodé l'allusion à des ébats silencieux, à la lumière tamisée d'une lampe de chevet, mais ça ne rentre pas vraiment dans nos façons de mener nos barques. Puis je remarque ma vieille amie Lucille, guitare espagnole allongée sur le canapé, et je comprends qu'il n'y avait aucun message et que le clin d'oeil était peut-être dû à de la conjonctivite, ou à rien du tout. C'était peut-être juste parce qu'elle aime harponner tous les marins, même en eaux douces, même nue. 

"Tu ne retrouves pas tes fringues ?

- Je n'en ai pas besoin."

Elle va dans la cuisine et je me laisse tomber sur le sofa, prenant Lucille sur les genoux, la voilà, Lola, qui revient avec un yaourt à la fraise qu'elle ouvre entre les bouteilles en me regardant bizarrement, comme si j'avais un comportement déviant et qu'elle, de toute sa normalité, s'en retrouvait offensée. 

"Tu manges rien ? 

- J'ai mal au cul, grincé-je. 

C'est peut-être justement parce que tu ne manges rien.

- J'ai pas faim, j'ai jamais faim le matin."

La douleur me lance une pique, ou alors c'est son harpon à elle qui arrive malgré l'effet de Coriolis que j'utilisais jusqu'ici pour esquiver ses sourires. 

"Ce yaourt est délicieux, m'informe-t-elle, si tu veux je m'en badigeonne sur tout le corps ? Ce serait ludique. Et puis tu avalerais quelque chose qui ne te rendrait pas groggy.

- L'alcool ne me rend pas groggy. Ça m'aiguise. 

- 'xcuse-moi de te contredire, mais ça aiguisera pas tout."

Elle regarde mon entrejambe, et je me sens bien plus nu qu'elle à cet instant, de quoi retrouver la demoiselle d'honneur qui croise les jambes. 

"Laissons ça groggy pour le moment, si tu veux bien. 

- Pas de soucis, lâche-t-elle entre deux cuillères. De toute façon elle reviendra vers moi, rampante, pâlichonne et tout fripée. 

- Tu m'as l'air bien sûre de toi. Même si je suppose qu'il y a de quoi. 

- Tu vois tout ça ? - les bouteilles vides en ligne sur la table basse. Tout ça ne t'a pas empêché de vouloir de tout ça - son corps à elle."

Plus de doute quant à l'origine de ma douleur, on ne cueille rien au jardin d'Eden sans payer une dette. Encore plus quand on est un vieux dégueulasse aux relents douteux et acides. J'ai beau étouffé des reflux d'air en serrant les dents, je sens monter une nausée amère. L'alcool est en train de gagner, et quand ce sera fait, pas sûr que son corps orné de tant de beauté suffise à me remettre le pied marin, ou ça ou les idées en place. Impossible de détourner les yeux de ce sein chaud parfaitement noyé dans tout le reste, la fermeté de la peau de son cou, ses oreilles parfaitement arrondies, ses yeux de jais dévoilant un feu sauvage et confiant dans leur balai hasardeux les crimes d'ancestrales conquêtes barbares. Ce sont ces femmes qui ont rendu la vie si précieuse. À tuer s'il le fallait, à aimer malgré tout, quelques soient les caprices du ciel, et le temps qu'il nous faudrait sacrifier. Difficile de se l'expliquer, je ne crois pas avoir fait quoi que ce soit pour mériter ce spectacle là. Et si l'alcool, voué à ma perte, mais responsable de l'expression de mes anciens talents de peintre, avait deux faces aussi nobles que perverses. L'une pour exciter le mérite d'une victoire, l'autre pour dédramatiser les échecs. À me perdre comme je me perds en fable sur elle, le temps s'échappe et enveloppe dans son drap opaque les nostalgies d'avant et d'après ; et à me dire que le type qui sera fauché par l'amour qu'il lui inspirera se retrouvera un jour coincé comme moi, avec beaucoup de mal pour oublier. Il lui en faudra des descentes imprudentes, des effluves de malt, le Styx à boire pour se remettre de cette oeuvre-là ; et même encore après tout ça, pas sûr que cela efface le goût du yaourt qu'il sera parti retirer de là ou de là. 

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