MÉMOIRE DE RAFLES

Olivier Memling

C'est dans un musée de Florence, après des toiles couvertes de cavaliers et d'anges, qu'il y a dans un petit recoin, un tableau sur des essais chirugicaux. Au premier plan un boulet vient d'emporter la jambe d'un bel officier; un peu derrière, sous des arcades, trois grands gaillards, vêtus à l'antique, maîtrisent un négre dénudé dont deux autres s'appliquent à couper la jambe au milieu de la cuisse. Dans l’iconographie des revues d’histoire contemporaine, il y aussi quelques insoutenables photographies sur les cobayes humains des camps nazis.

Je les entends

dans la terreur et dans les cris

les camions de cette nuit

où ils sont venus chercher dans mon quartier

les familles étoilées

et où ils ont emmené séparément

les hommes, les femmes et les enfants

Jacques mon ami

qui porte un nom de la Bible

tu avais les yeux globuleux

dans ton visage si intelligent

et je ne pouvais te voir

sans penser à cette histoire

je me battais pour toi dans la cour de l'école

lorsque nos camarades ricanaient ton nom

ton nom d'Ancien Testament

et j'entends encore dans la grande prison voisine

sous le ciel de Gentilly larguant les bombes sur les usines

répondant au feu des pelotons d’exécution

enfler le chant des détenus

Le nom d’un avocat juif fusillé est celui de ma rue

Ton nom sonne aussi

comme un nom d'Israël

père Demaël

je veux. écrire pour toi

- j’écris pour tous et je veux être compris -

toi qui n'a connu ni le doute, ni la peur

tu renversais dans ta paume droite

au coeur de la chapelle dominicaine

un à un, jusqu'à l'angle plat

les doigts de ta main gauche

pour chaque preuve de l'existence de dieu

Un jour tu n'es pas revenu

fini le catéchisme

et l'on a su qu'on t'avait eu

je sens toujours la bure des robes blanches

et je vois ton index retourné jusqu'à l'exangue

Avant d'avoir eu la mort de ta foi

tu m'avais fait possédé de dieu

si fort que je voyais apparaitre Jésus lumineux

sur les murs de ma chambre

quand je faisais le soir

mes neuvaines éternelles

pour que mon père revienne

Il est apparu un soir sur le quai d’une gare

par le convoi des typhiques et des fous

beau, fort et blême

comme je le revis trente ans plus tard

dans son état extrême

Je t’avais tant rêvé mon père, tendresse et stature

que je n’ai pas compris

il avait du t’arriver quelque chose

quelque chose de terrible

là bas en Silésie ou bien sur le Neckar

quelque chose dont tu ne racontais que des parties

Il te restait ta force et ta chance de vie, la chance de passer avec ton cyanure, entre deux hommes qu’avant et après toi, la police contrôle, de bien connaître le parc Montsouris pour échapper à la gestapo, d’avoir couru tous les métros et fait Paris Brest à bicyclette pour filer comme un dard de couloirs en goguettes. Comme le Kiki qu’était tatoué aux coins des yeux; tu t’es sorti de bien des coups, mais t’en avais pris un sur la tête.

De l’écolier prodige aux extraodinaires cahiers d’Histoire que j’ai gardés, mon père - Michelet assassiné - du play boy des années trente dont j’ai les photos glacées, avec quelques bretteurs célèbres - qui m’ont parrainé et oublié - il m’est resté tes sautillements de chaque matin pour te remettre en train, tes “perroquets” du soir au bar buffet formica de la cuisine, tes nuits à valoriser tes collections de philatéliste pour payer mes études en vendant tes timbres au carré Marigny, la honte d’une de tes maîtresses - car j’aimais bien son mari, notre voisin  qui en dépérissait de tristesse -  et ton impitoyable  jugement sur toi-même et chacun.

Ta vie, morceaux, tendresse et boulot

avec le goût de la fête et le sens des mots

cette sentence exacte

qui te faisait dire avec tact

les mains sur la face

un soir de bitûre

où tu fêtais l’anniversaire du cyanure 

les chiens, les chiens , quand ils ont le nez froid

c’est que pour eux, ça va, ça va, ça va...

Ta vie, morceaux, zinc et cigarillos

mais aussi la soupente au dessus des acides

où tu faisais pour nous l’argent qu’il fallait

dans les dédales du Marais

Ta vie, morceaux, dodos, courses de trot

mais aussi le grand secret que tu portais

de la rue des Diamants au square de la République

Ta vie, morceaux, copains et clodos

cette bonté que tous savaient

du carreau du Temple au boulevard Arago

dans la foule d’une gare, dans la presse d’une rue

sur tous les trottoirs, dans n’importe quel bar

parmi tous et tout droit c’est à toi que venait

celui qui demandait son chemin

celui qui quémandait du tabac ou du vin

le clochard, le tolard, le paumé, le maghrébin

et tous ceux que tu consolais

et auxquels tant que tu avais, tu donnais, tu donnais

Tu as ton bloc,  mon père

à la tête de ton lit

pour jeter en quelques notes

ce que tu penses la nuit

comme moi lorsqu’en mes demi-sommeils

je cherche, discerne et lime

la formule qui fait merveille

et qu’on ne retrouve plus au matin

à moins que l’on ait fait quelques griboullis

que l’on a bien du mal à relire

Mon père, je garde tes fiches en reliques

pareilles à mes fichiers d’ordinateur

qui n’intéresseront personne

après nos morts

Signaler ce texte