MER INTERIEURE
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MER INTERIEURE
Quand j'ai vu qu'elle ne m'avait rien laissé sous le tapis de la voiture, j'ai décidé de partir quand même.
Si vous trouvez Prune Rouge et Lune de Utagawa Hiroshige, vous saurez que ça veut dire Attendez-moi.
Mon sac était prêt, j'ai fermé la maison, vérifié le cadenas de la remise à bateau.
Au village j'ai fait le plein, et j'ai pris le ferry de onze heures.
Le dos à la cabine, j'ai regardé l'ile de Shodo s'estomper, enveloppée d'une brume légère comme un baiser retenu.
C'était il y a neuf ans. Je ne suis jamais revenu.
KOI NOBORI
Quand je me suis réveillée la première fois, mon mari se tenait au bout de mon lit, les bras croisés, les mains coincées sous ses aisselles. On aurait dit un acteur de kabuki, celui avec le masque furieux.
Il m'a dit : Qu'est ce qui t'as pris ?
Et tout m'est revenu d'un seul coup. La chambre fermée à clé, l'horloge qui tournait, le sabre accroché au mur. J'ai reposé ma tête sur l'oreiller tout doucement.
Il m'a dit : Il n'ira plus nulle part, oublie-le.
Après, je ne me souviens plus de rien. Ma mère m'a raconté que j'étais revenue à moi plusieurs jours plus tard. Les médecins n'ont pas su expliquer ce qui s'était passé. Mais moi je sais.
Une fois le maitre d'estampes battu a mort, il ne me restait plus qu'à retenter seppuku, ou à partir. Mon mari m'a tenue enfermée dans une maison de convalescence pendant trois mois et puis l'un de ses hommes nous a conduits directement à l'aéroport.
Je me souviens de ce jour gris, ma mère ratatinée comme une vieille poupée au fond de la berline, mon père et son masque de colère. Tout m'était égal, je partais vers une vie sans but, là-bas ou ici, ici là-bas, les États-Unis, l'avenir, sans lui sans lui sans lui.
Par la fenêtre de ma villa dans la gated community californienne où je vis depuis maintenant cinq ans, je regarde le gardien patrouiller en uniforme, le revolver a la ceinture. D'un côté à l'autre du Pacifique, la violence, les armes. J'ai reçu ce matin une lettre de ma mère, qui me dit qu'elle a croisé notre ancien voisin au marché. Il était debout à l'aide de béquilles, il avait une jambe toute chantournée mais il marchait tant bien que mal. Il a détourné le regard quand elle est passée mais elle me dit qu'elle est très heureuse qu'il ait survécu. Elle n'a jamais voulu l'accident. Elle n'était pas d'accord. Mais bien sûr mon père ne l'a pas consultée.
Notre ancien voisin, Shoîshi. Je me souviens à peine de lui. Tout cela est si loin. Il faisait des koï nobori incroyables pour la fête des enfants. Je revois ses carpes-drapeaux en tissu, multicolores, hissées sur le mât en bambou devant sa maison. Elles claquaient au vent et je levais la tête pour regarder leur œil rond plein de couleurs, leurs moustaches mystérieuses.
Il passait l'hiver à les peindre et je l'aidais parfois. J'avais 10 ans, il en avait à peine plus et ne croisait jamais mon regard. C'est peut-être bien lui qui m'a donné le goût de la peinture. J'aimais sa présence silencieuse comme un courant d'air léger.
La seule chose qu'il m'ait jamais vraiment racontée, c'est le conte chinois qui est à l'origine des koï nobori : une carpe plus courageuse que les autres aurait remonté le fleuve jaune à contre-courant. Enfin arrivée à sa source après tant d'efforts et de persévérance, elle aurait été récompensée par les dieux, qui l'auraient transformée en dragon. Elle aurait alors pris son envol au-dessus du fleuve.
Il était fasciné par sa future histoire, en somme.
J'avais eu vent de son terrible accident juste avant mon départ. Mon état à l'époque ne m'avait pas permis d'y accorder beaucoup d'attention. Pourquoi ma mère me parle-t-elle de lui maintenant ? Et pourquoi semble-t-elle si soulagée de le savoir vivant ? Oh mon Dieu, pourquoi dit-elle que mon père ne l'a pas consultée ? Se pourrait-il que … ?
Le message qui l'a rendu fou ce jour-là lorsqu'il m'a confisqué mon portable disait juste "je pars avec lui". Quatre mots envoyés à mon amie Aoko pour qu'elle sache. Dans son immense aveuglement, mon père a-t-il cru que j'étais éprise du pauvre Shoîshi ? Le terrible accident était-il en fait un terrible règlement de comptes pour l'honneur perdu de sa fille unique ?
Mais alors … le maitre n'est pas mort ?
SOURIRE
Comment ai-je fait pour ne pas la remarquer pendant six mois ? Je connaissais son nom, elle me saluait poliment au début et à la fin du cours. Ses esquisses étaient ... appliquées, au mieux.
Et puis subitement, un soir de décembre, la nuit était tombée sur le jardin, la lumière s'était adoucie, nous étions moins nombreux qu'à l'accoutumée, certains avaient dû rester chez eux, grippés. Je me sentais plus détendu à cause du petit nombre, j'ai dû faire une plaisanterie bien innocente - ce n'est vraiment pas dans mes habitudes lorsque je donne un cours. Elle a semblé si surprise qu'elle a oublié de cacher son rire, comme le font toujours les femmes japonaises.
Elle était là devant moi, son sourire comme un soleil tout neuf, ses yeux pétillants, toute sa jeunesse lancée vers moi comme des lanternes de fête. J'ai regardé à deux fois ses longs cheveux qui l'enveloppaient jusqu'aux coudes, la mèche passée derrière son oreille, ses pendentifs de plume et de bois. J'étais étourdi, frappé, j'avais le cœur fou. Comment la petite fille sérieuse à qui j'enseignais l'aquarelle depuis six mois avait-elle pu se transformer en un instant en cette splendide jeune femme ? Je ris à mon tour, un peu bêtement, je le crains. Sa main se posa alors sur sa bouche et je sentis ma poitrine se refermer comme à regret.
Tu es un vieux dinosaure inutile, me dis-je ce soir-là en rentrant. Un peintre avec des écailles sur les yeux.
Depuis, son sourire m'accompagne dans du papier de soie, un papier léger que j'entrouvre sans cesse.
Que s'est-il passé ce jour-là, il y a neuf ans ? Je l'ai crue prête à m'aimer, mais elle n'est pas venue. J'ai respecté sa décision. Elle avait sans doute d'autres rêves, et moi pas grand chose à lui offrir. J'ai préféré partir, laisser intact son avenir de jeune femme extraordinaire.
Je ne savais rien d'elle, en fait.
CELADON
Je l'ai retrouvé. Nous nous sommes donné rendez-vous dans cette maison de thé. Il me sourit. Je le regarde. L'expression "l'ombre de lui-même" volette dans mon esprit comme une chauve-souris affolée.
La tasse est brûlante entre mes doigts, je contemple son céladon profond. Une matière, une couleur obtenues au défournement, lorsque les cendres incandescentes retombent.
superbe .. tout en finesse .. les contrastes sont délicats, l'histoire est belle ...
· Il y a presque 11 ans ·woody
Merci !
· Il y a presque 11 ans ·coob
j'aime
· Il y a presque 11 ans ·Yaakry