Nez
Aitor Alfonso
G. aimait se curer le nez jusqu’à des profondeurs abyssales. Son appendice, pourtant court et légèrement relevé, lui faisait l’effet d’une corne d’abondance, recelant des trésors minéraux, des vestiges muqueux, une faune inconnue. Il laissait souvent passer quelques jours entre deux inspections afin que la nature se reconstituât, sauf en cas de rhume : son nez était alors une effusion de vie. La cérémonie de pénétration se déroulait toujours de la même manière. Pour commencer, il y introduisait religieusement le bout de son auriculaire, par de petits gestes en spirale qui tentaient de dilater les ailes encore serrées de sa narine gauche ; la droite venait après. Il se trouvait à la surface de la grotte et, déjà, il lui semblait effleurer des feuillages tièdes et hospitaliers. Ce premier contact renouvelé avec l’intérieur de son nez provoquait en lui une forme de curiosité haletante comparable uniquement à la découverte de l’entrée d’un tombeau par un égyptologue fatigué. Il s’enfonçait sous les premières altitudes, développait le geste. Son doigt était une petite sonde qui effrayait les bancs de sardines piloïdes et les troupeaux de zébus adhésifs ; les anémones de nez crachaient leur suc stornudéen sur son passage. Du haut d’un cyprès-rave les vautours le contemplaient indifférents. Une baleine à gidouille passait. Il reconnaissait un peu plus loin des miettes visqueuses. Plus loin encore, ce sont les larges parois de morves éternelles qu’il déblayait avec joie. Son ongle tenait fermement la matière. Il ramena une première fois son butin.
Un long pan de gomme brune et sèche sous deux boisseaux de fleur de nez ; le paludier était satisfait. Il inspecta la cargaison sans y toucher, en fit le tour du regard, la scruta sous tous ses angles. Deux mottes d’un vert piqué de bistre et de poils tremblotaient sur le bout de sa phalange. En s’approchant, il put y découvrir des merveilles astrales : ces lunes avaient leurs monts et leurs vaux, leurs déserts et leur lacs, leurs forêts enchantées. Il se mit à rêver aux elfes moucheurs, à la Cornouaille et aux Guenièvre intérieures. Explorant la face sud de ce tas il put voir l’Asie aux reflets carotte, la pédique Italie : son nez contenait un monde. Soudain, il se saisit de ses planètes jumelles et, comme un démiurge aux mains sales, les roula en cataclysme, les malaxa, les arrondit à nouveau jusqu’à obtenir une boule parfaite. Leur couleur avait changé, tirant désormais sur le noir, et les vastes forêts vierges autrefois visibles du dessus, avaient disparu, comme avalées par le centre de leur terre. Le copeau vint ensuite.
Sa texture évoquait une petite mer de cuir, un parchemin millénaire ; il lui semblait y voir gravés des signes secrets qu’il comprenait étrangement et qui parlaient de proues de galères, d’un cadran au soleil, de pyramides du Nil, d’un nez superlatif. Il voulut en éprouver la dureté sur le bord de ses lèvres puis, sans savoir pourquoi, se ravisa. Il le plia doucement entre deux phalanges comme un grimoire qu’on referme ; sous le poids de son pouce, le livre devint rouleau, puis se mêla à la planète morte qui gisait un peu plus loin. Les trois tas initiaux ne formaient plus qu’un caillot unique. Il le garda précieusement sous la pliure de sa petite phalange et reparti à l’assaut.
C’est son index qu’il mit cette fois dans ses narines. L’excavation était en marche. Il ratissait les fonds à la recherche de quelque reste de vie épargné, de monstres horizontaux. Il tâtonnait de tous les côtés, grattait des volcans, reconnaissait des plaines du grand large. Rien pourtant ne s’accrocha à son doigt sauf une pellicule fraîche de plancton invisible. Le nez avait rendu tout ce qu’il abritait. Il ajouta le menu fretin de sa seconde percée au joyau de la première, pour ne rien perdre. C’était tout pour aujourd’hui.
G. posa la boulette sur la pointe d’un doigt levé. Il observa une dernière fois son œuvre, la ramena devant ses yeux. Louchant son matériau comme un myope sa petite monnaie, il en approcha la main libre avec précaution, arrêta de respirer une seconde ; il lui donna une pichenette avec son index. Il vit la boule voler dans l'air à grande vitesse ; elle retomba ; il la perdit de vue.
« Ainsi naissent et meurent les mondes, peut-être » se dit-il.
Merci!
· Il y a plus de 14 ans ·Aitor Alfonso