Mes maux bleus

Lulla Bell

Extrait de roman.

Ma soeur, tu aurais dû m'emmener avec toi, peu importe où tu allais et avec qui, peu importe où tu dormais et dans quels bras.

Tu aurais dû m'arracher à tout ça, me protéger comme prévu, encore et encore, m'empêcher de me noyer un peu plus dans mes tourments, me défendre des jugements arbitraires de l'autorité parentale ;  m'enseigner bien plus que ce que j'étais sensée connaître de l'existence, des autres, de la femme, de l'amour, de l'acte d'amour, de l'acte tout court ; m'apprendre ce que l'on doit déjà savoir à 17 ans quand on se fait draguer ;  m'expliquer que la confiance ne se lit pas dans un regard, ne s'entend pas dans de simples paroles doucereuses et gentilles ; m'expliquer qu'il faut se méfier des garçons surtout lorsqu'ils sont trop beaux et que l'on est pas si belle, surtout lorsqu'ils nous flattent trop alors que l'on sait très bien qu'on ne le mérite pas ;  qu'il faut se garder de ces bonimenteurs, ces"caresseurs dans le sens du poil", ces beaux parleurs , ces encenseurs de la bienséance, ces gentlemen du cul, ces ''Arsène'' un peu trop lapins !

Toutes ces responsabilités étaient trop lourdes pour toi  seule, ma sœur.  L'enseignement n'était pas encore ton rôle, tu avais le dos large par force.

Cela ne me paraissait pas naturel du tout mais il fallait bien que quelqu'un le fasse : me donner la main, me traîner partout, laver mon linge sale en famille et c'était à toi qu'incombait ce boulot.

Aussi, lorsque je me suis faite avoir par ces receleurs d'amour de pacotille, c'est toi la première qui a été ma confidente, parce que de toute façon je ne voyais pas à qui j'aurais pu me confier, à qui j'aurais pu raconter l'horreur que je venais de vivre à cause de ma naïveté ; révéler ce que je n'étais plus : la vierge, la pucelle, et comment je ne l'étais plus : contre mon gré ; de quelle façon c'était passé l'acte c'est-à-dire dans la brutalité des coups, dans la terreur d'une main enserrant mon cou,d'une autre frappant mon corps, dans ma lâcheté face aux menaces. Dans l'hébétude totale de mon esprit.

Et pourtant, il a fallu que je raconte tout cela à d'autres, des inconnus en uniforme qui essaient de vous faire prendre des vessies pour des lanternes, des victimes pour des accusés ; des inconnus avec leurs questions de plus en plus pressantes, de plus en plus précises, qui pratiquent la torture par la parole en questionnant à l'endroit puis à l'envers, histoire de faire avouer à l'innocent le crime qu'il n'a pas commis. 

Reprendre les explications jusqu'à en avoir honte ; honte d'être celle qui n'a pas vu l'autre venir, qui n'a pas senti le coup fourré, qui ne s'est pas méfiée, qui a cru qu'une balade n'était pas forcément une invitation à coucher ; jusqu'à en avoir honte d'être restée pucelle si longtemps (pas assez pour moi), jusqu'à en avoir honte d'être encore en vie, de ne pas avoir laissé tranquillement la main serrer le cou, les poings frapper le corps, les mots me menacer de mort... Oui, jusqu'à en avoir honte. Expliquer, la fille bousculée sur le sol, les boutonnières qui cèdent aux doigts, les gifles qui tombent on ne sait pas pourquoi ; l'intérieur qui s'emballe pour un cri qui ne vient pas, la gorge qui étouffe sous la pression ; le ventre qui fait mal, et les mots qu'on entend et qui nous clouent le bec, (car, ma foi, on a peur de mourir aussi). Cette chose qui nous laboure en bas, qui trace un sillon dans une terre sèche, cette chose qui ensanglante bien plus qu'une simple fente, qui ensanglante une vie !

Dire que l'autre homme monte la garde, pas loin, témoin mais pas complice. Témoin que je l'avais soit disant bien cherché, témoin que je l'avais accepté le premier baiser et la promenade, main dans la main, même pas loin -dans le village même- ; témoin que j'étais bien là et que son ami, l'agriculteur avec son matériel à labours  pouvait avoir toutes les filles qu'il voulait alors pourquoi se serait-il acharné sur moi, si insignifiante ?

 Il a fallu dire tout ça, se confronter à la réalité, aux  visages angelots du laboureur et de son ami, aux expertises et contre-expertises, au psychiatre .

Ils m'ont fait perdre la boule et aussi mon identité. J'ai oublié qui j'étais, j'ai marché à leur chantage et j'ai laissé prononcer le non-lieu. Personne ne m'avait tenu la main.

 Une blessure d'amour propre, une fêlure sous le mont de vénus et des entailles dans le cœur sont tout ce qu'il me reste de ma ''première fois''.


Lulla Bell ©

  • Un texte dur et sans concession sur une réalité sans nom, et qu'il fallait écrire '

    · Il y a environ 8 ans ·
    Image

    Ana Lisa Sorano

    • Merci Ana Lisa pour votre lecture et votre commentaire. Je traite souvent des sujets très durs :-)

      · Il y a environ 8 ans ·
      Moi rouge

      Lulla Bell

  • Des salauds aux visages d'angelots ! Beau mais terrible texte, la réalité pourtant !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Bonjour Martine, oui c'est un texte dur mais j'aime parler des sujets difficiles et tabous. Merci pour votre lecture. Je vais aussi venir vous lire.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Moi rouge

      Lulla Bell

    • Mais tu(vous) as raison Lulla,,il faut aborder tous les sujets ; enfin ceux que l'on a envie d'aborder bien sûr ! J'ai mis également en ligne un texte sur l'enfance violée : "Ne dis rien".

      · Il y a environ 8 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Je vais aller le lire Martine :-)

      · Il y a environ 8 ans ·
      Moi rouge

      Lulla Bell

Signaler ce texte