Miss Alaska USA

Maina Madec

Je ne serai pas Miss Alaska USA


Ma terre natale vacille. Elle ne soutiendra bientôt plus mon corps qui chaque jour s'alourdit. Mon corps pour qui mes robes sont devenues des carcans colorés. La chaleur fait fondre la banquise, rend notre île vulnérable et donne à ma peau une odeur âcre. Je ne suis même pas gênée quand je croise les garçons près du terrain de basket-ball. Les amis de mon frère Tyron. Eux aussi diffusent une odeur forte d'hormones et de transpiration. Accoudés aux motoneiges, ils me soufflent au visage la fumée de leurs cigarettes et leurs regards scannent ma robe étroite à la recherche de ma poitrine.

« Nora bientôt on te dépècera ». chantent-ils. Alors je leur donne une tape dans le dos et ils se courbent comme des pantins.

Ils sont insouciants les garçons. Ils font comme si notre banquise ne s'était pas muée en blocs épars de glace. Comme si la mer, bulldozer insatiable ne s'élançait pas à l'assaut du sol pour l'échancrer comme mon encolure. Comme si les vagues ne lançaient pas des sommations jusqu'à ce que flanchent nos habitats de tôle et de bois. Comme si d'ici quelques mois nous n'allions pas vivre ailleurs et jouer au basket-ball et fumer des cigarettes sur un terrain encerclé par des tours de béton.

La légende que tu me racontais grand-mère n'en est plus une. Notre île sombre réellement dans l'océan. Bientôt je viendrai au cimetière et je creuserai la terre pour atteindre tes os. Tes os que je replanterai dans le sol hostile d'une banlieue de Tin Creek ou de Nome. Comme moi tu seras exilée mais nous ne serons jamais séparées. L'église n'a pas encore été emportée. Alors parfois je prie. Mais prier pour quoi ?  Pour que la vie là-bas soit douce ? Elle ne le sera pas. Je ne rentre plus dans le confessionnal. J'ai peur de ne pouvoir en sortir. La dernière fois j'ai inventé des pêchés pour occuper le curé tandis que quelques bigotes écartelaient mon corps et faisaient céder le bois.

Pour ne pas entendre le bruit des maisons qui chavirent je chante à tue-tête. Je suis la grosse fille qui chante Shakira sur une île vouée à disparaître. C'est que de la cour de l'école je l'ai entendue tomber. La maison de mon enfance. Celle où les posters des rappeurs de la West Coast surplombaient les restes d'animaux dépecés. Celle où je rêvais d'être élue Miss Alaska Usa. Je savais bien que je n'étais pas conforme aux critères de beauté mais j'avais grandi sur une terre qui allait disparaître et ça faisait de moi la personne la plus à même de représenter l'Alaska. Je n'étais plus Nora de Shishmaref dans le détroit de Béring mais Miss Alaska Usa. La pin-up obèse venue du froid. Une nuit j'ai cru entendre le crépitement des flashs des photographes. Puis j'ai senti le souffle chaud et râpeux d'un garçon contre ma joue. J'ai voulu imaginer que c'était l'autre. L'employé de la tannerie. Celui au teint hâlé par le soleil nouveau. A l'odeur de transpiration forte mais attirante. Celui que je rêvais de coller contre ma poitrine.  Mais une odeur d'alcool distillé m'a soulevé le cœur.C'était mon frère Tyron qui me regardait goguenard. Tyron n'a pas peur de la loi. Celle qui prohibe les spiritueux. Tyron n'a peur de rien. Tyron rit de mes illusions. Tyron dit que bientôt il se foutra une balle dans la tête car « le monde entier se fout de nous ». Alors cette fois j'ai hurlé : « Il faut me dépecer maintenant. Dissèque mon corps ingrat et jette le en pâture aux chiens ». Mais Tyron s'en foutait,  il ne m'écoutait plus. Il a augmenté le volume de son ghettoblaster et des bruits de beatbox ont étouffés mes supplications.  

Désormais mon corps est si distendu qu'il ressemble à mon rêve. Je ne suis jamais repue. Je mange frénétiquement. Je suis la fille qui mange frénétiquement. Tandis que mon territoire se rétrécit mon corps s'épand. J'ingurgite des consommables d'une Amérique lointaine achetés à prix d'or au Native Store. L'or. Les orpailleurs ont ramassés jusqu'à la moindre pépite puis ils sont partis. Ceux qui aujourd'hui forent le nord du pays pour faire jaillir le pétrole eux aussi partiront. L'Alaska exsangue n'attirera bientôt plus personne. Alors tout le monde se foutra de notre terre qui disparaît. Et je n'aurais plus une once de chance d'être élue Miss Alaska USA. Il n'y aura plus de Miss Alaska USA car l'Alaska va se dissoudre. L'Amérique sera composée de quarante-neuf états. Exit Alaska. Les dirigeants pourront se gausser d'avoir regardé impassibles le spectacle de notre disparition. Nous pouvons être satisfaits, nous auront l'honneur d'être les premiers réfugiés climatiques. Là-bas dans les autres états les voitures continuent à rouler. Plus les voitures roulent et plus notre terre disparaît. Parfois je voudrais les arrêter comme on arrête les phoques sur la banquise d'un coup de fusil à lunettes. Tirer dans le caoutchouc des pneus et se foutre de ce qui peut arriver. Regarder les carcasses immobiles et fumantes. Comme elles je ne bouge plus. J'halète. Il fait trop chaud. Je porte des débardeurs qui mettent en valeur une poitrine de femme mûre. Les filles de mon âge n'ont pas encore de poitrine. Je sais que les garçons me regardent. Surtout toi. L'employé de la tannerie. Celui aux joues hâlées par le soleil nouveau. L'année dernière une fille de l'école a disparue. On a dit que la mer l'avait emporté. Je t'ai vu par la fenêtre. Tu t'es approché d'elle. Tu as vu que je te regardais. Depuis ton regard m'intimide. L'as-tu dépecée ? Comme un rêne ? Comme un phoque ? Elle était jolie. Elle rêvait elle aussi d'être Miss Alaska USA. Tu ne supportes pas ces filles frivoles. Celles pour qui c'est une aubaine de partir. Tu veux rester. Tu veux que ton corps s'enlise dans le permafrost. Je ne te dénoncerai pas. Mais je ne te dirai pas que moi aussi j'ai eu des rêves fomentés par la télévision. Que je me suis foutue de mon peuple et de ses icônes surannées. Que j'ai adulé Shakira. Que j'ai peu à peu arrêté de rêver le jour où la mer a fait vaciller ma chambre. Puis le jour où mon frère Tyron a juré de se foutre bientôt une balle dans la tête. Le jour où j'ai compris que le monde entier se foutait de nous. Je ne te dirai pas que depuis je mange frénétiquement. Que mon corps s'épand pour compenser un territoire qui se rétrécit. Tu ne me diras pas comment. Comment tu lui as fait connaître le trépas. Ni l'endroit où tu t'es débarrassé de son corps. Je ne te dénoncerai pas. Alors tu m'épouseras. Je te demanderai juste une fois de m'appeler Miss Alaska Usa.  Puis nous resterons là, attendant que la mer vienne nous chercher. 

  • Wouah ! Quelle force ! Impressionnant !

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    bureau

  • Un texte qui m'a tenu en haleine de long en large. Fluide, parfaite déliquescence... Les sens en éveillent, je me suis à mon tour laissée emportée par les flots turbulents... Un sujet de société brillamment abordé, une histoire qui laisse un goût amer.. Pourtant j'en suis fascinée, je ne saurais l'expliquer mais cette fonte enneigée m'a comblé ! Bravo. Vraiment, merci pour ce moment, turbulent et enivrant !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Img 3458

    mamzelle-plume

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