Moi, le Poisson

raphaeld

    Le dimanche ça traîne par grappes un peu partout, posées flâneuses entre deux rayons de soleil… Ca batifole tranquillement ça brunche,  ça se laisse emporter tout doucement vers le début de semaine. Le repos des fêtards. A la tienne Dimanche ! Moi et mes potes on boit à ta santé. On pense pas à Mister Monday ; autour de la gratte on piaille, on entonne – on gueule ! On fait durer la soirée, y’a pas de raison, une nuit c’est trop court. Les gens ils nous regardent du coin de l’œil, l’air suspicieux – trois blacks avec une guitare et de la boisson ; merde quoi, on s’attend pas à pareille scène un petit matin calme de dimanche au canal Saint-Martin. Moi ça me saoule ces regards obliques, mais Lass lui il s’en tape, il mate ses doigts qui grattent les cordes ; concentré qu’il est sur sa main folle il remarque rien – il essaie de la dresser.

    « Calme-toi, main ! »

    Mais elle l’écoute jamais, elle continue, elle lance des arpèges et des accords tout autour, ils virevoltent contre les murs, ricochent sur les vaguelettes… On les attrape, on s’y accroche avec la voix comme on peut. Des casseroles et une gratte usée, des faux airs de blues au bord de l’eau… Les gens autour ils sont partagés, y’en a que ça embête mais j’en vois certains qui battent la mesure. Lass revisite Georgia on my mind, il entortille le thème, le roule, le roule et l’expédie dans les airs d’un grand coup de montée lyrique ! Les notes folles traversent les feuillages, se faufilent par les fenêtres ouvertes… Quelques visages mal réveillés y apparaissent, les regards se tournent. « Il paraît que si tu joues assez bien, tes notes elles peuvent se faire soulever la jupe des filles… » Il paraît. Lass il désespère pas.

    Les cigarettes il les fume pas il les gobe Nanard, il les avale par paquets ; y’en a que ça embête, il s’en tape… La sienne à Lass elle est fichée dans le bout du manche de sa guitare, à la manouche ; la fumée suit ses mouvements, elle se découpe en contre-jour sur fond de canal. C’est Nanard qui a la bouteille, il regarde au fond il veut être sûr qu’il en reste assez. Devant nous ça continue de défiler… Une belle faune tout ça, un beau quartier dis donc, faut pas s’étonner qu’on garde un bon mètre de distance avec nous ; picoler le dimanche ça se fait pas, y’a des moments pour ça : le samedi soir par exemple. Je préfère regarder le canal… Lui il s’en fout, on lui en fait tellement baver. Il demande qu’une chose, c’est qu’on le laisse tranquille. Que ce soit tous les jours dimanche matin. Au lieu de ça on lui balance des emballages, des cadavres de bouteilles… Il essaie de se faire beau, il repousse tout ça dans les coins à coups de petites vaguelettes, ni vu ni connu… Il scintille tant qu’il peu, il se pavane.

    Lass il l’aime bien le canal, tellement qu’il lui prête sa guitare. Elle flotte un peu… Il réclame la bouteille à Nanard, il fait une pause. Il pense que la pause d’artiste ça va très bien avec l’alcool. Nanard il parle encore des Roms, il les aime pas lui les Roms… Lass ça l’énerve, il donne des coups sur l’eau avec sa gratte. « Mais ta gueule ! Ta gueule ! » Et plaf ! plaf ! Pauvre canal il a rien demandé… Et voilà qu’on lui tape dessus… Nanard il est bien content qu’on se défoule sur quelqu’un d’autre alors il continue. Il en a vu un qui passait sur le trottoir d’en face, il s’est imaginé des trucs… On se permet de balancer toutes les conneries qu’on a dans le crâne de nos jours, on est décomplexé, au nom du pragmatisme et du ras-le-bol du politiquement correct. Il entame le chapitre sur les gosses, c’est son préféré – moi je le trouve dégueulasse, je trouve qu’on devrait pas parler comme ça des mômes. Je me bouche les oreilles. Lass de rage il a laissé filer sa guitare, elle arrive presque au milieu du canal… ça et Nanard qui chie par la bouche ça fait deux bonnes raisons de se foutre en calebard ; il saute.

    « Mais qu’est-ce qu’il fait ? »

    « Aaah mais c’est trop fort ! »

    Sa virtuosité tout le monde s’en tapait, il a fallu qu’il se jette à l’eau pour qu’on le zieute plus en coin mais de face. Il a bien vu Lass qu’il était devenu le centre d’attention subitement, alors il en profite il cabotine… Il se tourne et se retourne, on ne voit même pas ses pieds, il barbote il plonge… On le voit plus du tout. Et puis il refait surface, avec un petit tour d’horizon, pour voir si on le regarde toujours... C’est le deuxième acte du grand spectacle ! Attention les yeux ! Et cette figure-là, hein ? Tu l’as jamais vue, c’est du pur génie ! Je rebois un petit coup à sa santé… Son crâne rasé qui dépasse de la surface ça fait comme une baleine. Ils ont changé les gens d’un coup, ils se sont brusquement mis à rire et à parler fort. Y’en a même quelques-uns qui filment la scène… J’me dis qu’ils doivent être bien tristes les pauvres… Ils se rabattent sur le voyeurisme. Il paraît que c’est l’un des maux du vingt-et-unième siècle ça le voyeurisme, les écrans qui aguichent de tous les côtés, à portée de clic, la jouissance numérique ! On se filme en train de faire tout et n’importe quoi – on enregistre, on partage pour quelques likes de plus. Des orgasmes pixellisés qui éclosent un peu partout. Mais ils durent jamais longtemps.

    Lass dans l’eau il sent bien les regards qui se détournent, les conversations qui reprennent… Alors il gueule.

    « J’suis né le vingt-et-un février ! J’suis un Poisson ! »

    « Bouuaaaah, elle est bonne ! Ah putain qu’elle est bonne ! »

    Mais ils s’en foutent les gens c’est fini pour eux. Leur attention dure pas plus de cinq minutes… Du coup Lass il lui vient une idée de génie. Alors que Nanard s’est arrêté à la fin de sa dissertation sur les enfants Roms et finit la bouteille par petits traits, Lass il arrive sournoisement… Et puis d’un coup ! Il me tire à l’eau !

    « Putain je sais pas nager fils de pute ! »

    Evidemment j’ai encore mes fringues, elles me tirent vers le bas. De panique, je m’agite dans tous les sens, le petit chien c’est encore ce qu’il y a de plus efficace… Des vaguelettes m’éclaboussent les yeux, les gens se moquent de moi ; ils se moquent de moi et moi je coule, je bois la tasse… Nanard se penche du haut du parapet, me chope par le bras. Ce bâtard de Lass me rit à la gueule…

    « Va t’accrocher à la guitare ! »

    Il a bien réussi son coup en tout cas, maintenant y’a au moins trois fois plus de portables braqués sur nous. Lass c’est un génie dans son genre. Il rigole alors que Nanard m’aide à remonter. J’ai les boules.

    « Vous me dégoûtez ! Restez là à picoler et finissez-vous sagement dans votre coin... Et vous ! je gueule aux voyeurs de rue, vous ! Rangez vos portables ! Ou j’les balance à l’eau ! »

    Je peux même plus m’allumer une clope, elles sont trempées… Du coup je me casse, je dévale le trottoir, avale les mètres, titube un peu… Je décide de passer par le petit pont sur ma droite, il va vers République. Arrivé en haut un nuage s’écarte, fait un peu de place au soleil qui me tape en pleine figure. Pas mal… ça fait du bien. Je regarde le canal ; à gauche il se jette sous terre, à droite il continue d’arriver sans cesse, je sais pas d’où... Lass est remonté, et l’eau est redevenue toute calme. Elle envoie les rayons de soleil partout, sur les figures et les murs ; elle léchouille, clapote contre les parois, elle nous chante sa petite berceuse… A mes deux potes aussi, qui commencent à roupiller. Lass il a oublié sa gratte qui flotte un peu plus bas, elle ira rejoindre la Seine. Il mentait bien sûr, il est né en plein été… C’est moi qui suis né le 21 février. C’est moi le Poisson.

  • Typiquement le texte qui ne me touche pas du tout (Je le mets dans le même sac que De l'eau sous la terre, Le sage ou encore les nouvelles qui parlent de Melbourne).
    Il manque le niveau d'empathie que tu arrives à atteindre dans certains de tes textes. J'ai l'impression de lire la simple évocation d'un bon souvenir. C'est certainement plus touchant pour ceux qui l'ont vécu que pour les autres.

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    jeremya

  • Magnifique, tu écris vraiment bien.Merci!

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Marion B

    • Non, merci à toi Marion !

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      raphaeld

  • Pour des lignes attendues je ne suis pas déçue. L'atmosphère, le regard, la vie qui se déplie et qu'on perçoit comme si on y était, j'aime. Et puis du sourire poisson. Juste sur le forme des redites, qui par endroits passent difficilement, pile dans les défauts de l'oralité, quand on adopte ce genre de ton plus oral, donc ici principalement un nombre de ça vertigineux, et dans la façon de nominé, "truc il ", tu dédoubles trop, autant ça peut faire un effet intéressant autant trop décliné ça fait un chouillat de lourdeur. Voilà mais sinon vraiment chouette sur le fond, puis j'aime quand dans le même temps que le récit y a des petits bouts à cogiter.
    Ah et...T'aimes vraiment les points d'exclamation !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Avat

    hel

    • Ouais en fait j'utilise pas mal ce dédoublement, je trouve que ça fait très vivant et parlé. Un peu lourd parfois, j'essaie de ne pas trop l'utiliser (j'en ai enlevé pas mal du premier jet) mais peut-être que c'est toujours trop. Et oui, les points d'exclamation, c'est exactement pour la même raison que je les utilise autant.

      Merci pour ta lecture attentive, j'essaierai de parler mieux la prochaine fois !

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      raphaeld

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