Moi, Mistral, cheval heureux

flav88

Bringuebalé, incompris. Une boîte sombre et étroite qui s’ouvre enfin sur la lumière du jour. Où suis-je ?

C’est ma première maîtresse, celle couleur café qui est venue me chercher et me libérer des griffes de l’autre. L’autre qui ne voulait plus de moi : caractériel, rétif, mordeur, méchant, les qualificatifs ne manquaient pas. Bien sûr, je ne comprenais pas ces mots mais je sentais la dureté de sa voix. Elle n’a simplement pas essayé de me comprendre et moi j’ai fini par perdre patience à force de traitements brutaux. J’ai pourtant tenté de répondre au mieux aux demandes qui m’étaient faites : sauter des barres, faire des cercles et toutes sortes de mouvements bizarres mais tout le corps de mon ancienne maîtresse était crispé et disait « non, non, non ».

Ici, il y a des grands prés, des copains de toutes les tailles et un carré de sable. Je suis installé dans un nouveau box ,très confo, avec plein de paille et de foin et oh-oh un voisin qui ne m’est pas inconnu : Mirage, un poney à la robe noire parsemée de poils blancs. On s’est connus chez la maman-couleur-café quand on était encore des jeunes poulains innocents. D’aussi loin que je me souvienne, on passait nos journées à  jouer et brouter dehors. La belle époque ! Dans nos box de chevaux d’adultes, on passe notre temps à se chamailler, entre gratouilles et coups de dents intimidateurs. Ça m’occupe et ça m’évite de trop penser à ce petit pincement qui me serre le cœur. J’en ai gros sur la patate. Est-ce cela la vie d’un cheval ? Passer d’un lieu à l’autre après avoir juste eu le temps de s’attacher à sa nouvelle maison et à ses propriétaires ?

L’endroit est animé et il y a beaucoup d’enfants sans cesse en mouvement. Les premiers jours je suis l’attraction principale à mon plus grand déplaisir. Est-ce des manières d’essayer à tout prix de me toucher la tête alors que nous ne nous connaissons pas ? Les humains sont-ils donc tous fous et insensibles ? Ils crient et s’agitent dans tous les sens, c’est tellement désagréable ! J’agite mes oreilles en signe de mécontentement mais apparemment le message ne passe pas et je passe mon temps à éviter les mains avides et indélicates. Evidemment, j’accepte les quelques carottes et friandises qu’on me donne de temps en temps mais sitôt englouties je me tapis au fond de mon box, les oreilles couchées. Le message est clair : n’approchez pas ! Après quelques jours je commence à m’habituer à ma nouvelle maison. On mange bien ici et je suis bien traité : j’ai du foin et des grains en quantité et mon box est toujours propre. J’ai installé ma paille de manière stratégique : coin toilettes, coin dodo et coin pour les petits en-cas. Après manger, comme je n’ose pas me coucher, je me livre à ma nouvelle activité : observer ce qui se passe à l’extérieur. Mirage roupille comme un foal, alors j’ai quelques heures de tranquillité. Parmi les visages qui passent devant moi tout au long de la journée, j’en ai remarqué un qui se détache des autres. Une petite fille  avec des cheveux bruns tous bouclés qui vient me parler doucement et ne  tente pas à tout prix de me toucher. Qui est-elle ?

Elle arrive un jour avec un accessoire que je ne connais que trop bien : une selle. Et bien entendu, un mors. Dès que la barre de fer touche mes dents, je passe rapidement ma langue par dessus. C’est une technique que j’ai trouvée dans mon ancienne maison pour ne pas avoir trop mal à la bouche. Si je pouvais parler à ces humains je leur demanderais pourquoi ils tirent dans nos bouches tout en pressant très fort nos flancs avec leurs jambes. N’est-ce pas contradictoire ? Pourquoi tirer sur le frein quand on veut accélérer ?

Le poids est léger, la main douce et des petits doigts d’enfant caressent mon encolure. Je sens une joie si intense émaner de là-haut que j’en suis tout troublé. Dans le petit carré de sable il y a plein d’autres copains que je ne connais pas. Je m’approche en montrant les dents, les oreilles couchées. Je suis curieux mais n’accepte pas d’intrusion dans mon espace. Les autres chevaux comprennent vite et se tiennent à bonne distance. C’est tellement plus simple de communiquer avec ses semblables !  Prudemment, je mets un pied devant l’autre mais aucune douleur ne se fait sentir alors j’en profite pour observer les alentours : des barres de couleur, celles où il faut sauter par-dessus. Qu’est-ce que j’aime ça. Quand je saute, je me sens libre et invincible. J’aime la vitesse, sentir mon dos puissant se contracter sous l’effort et parfois le vent et le soleil sur tout mon corps de cheval. En sautant la première barre, j’oublie momentanément mes soucis et ma tristesse. Je me sens invincible, je suis le roi ! Pendant une fraction de seconde, j’entends la voix de ma maman camarguaise lorsqu’elle me parlait des marais de son enfance pour m’endormir le soir après la tétée. La nostalgie faisait vibrer ses doux hennissements.

Dès que je touche terre, j’accélère la cadence. Je fuis, comme un fou désespéré. J’ai eu trop mal, je ne veux plus sentir cette douleur cuisante, cette barre de métal qui bute contre mes dents, blesse mes gencives et me fait paniquer. Alors je galope de plus en plus vite en espérant que rien ne m’arrivera. Mais rien ne se passe. Ma petite cavalière ne fait rien de tout ça. Je m’arrête brutalement quelques instants après… malgré moi car je me trouve face à une barrière en bois reliée par des fils. Il n’y a pas eu de cris, pas de coups violents tirés dans ma bouche, seulement un arrêt brutal face à une barrière. Un peu vexé, je me remets à marcher, bien décidé à rendre la vie impossible à cette petite insolente qui a eu le cran de mettre mes doux naseaux dans une barrière. Je plante les freins brusquement : chute numéro 1 ! Je pile devant une barre : chute numéro 2 ! Mistral : gagnant ! Mais la petite a un sacré cran : elle remonte et recommence. Je veux jouer au cheval de guerre mais j’ai l’impression d’avoir trouvé mon amazone, c’est le cas de le dire. Je la sens toujours aussi calme mais armée d’une volonté de fer.

Elle est revenue. Une fois deux fois trois fois. Seule, puis avec une autre qui lui ressemble beaucoup. Un peu plus grande et un peu plus ronde cependant. Elle aussi est montée sur mon dos elle aussi. La toute première fois, j’ai senti une grande peur mêlée à une joie à peine contenue. Un peu maladroite, retombant un peu lourdement sur mon dos elle a pourtant ménagé ma bouche et m’a beaucoup caressé après chaque exercice. Comme la petite. Sont-elles des semblables ?

Les jours ont passé. Je suis allé au pré quand il faisait beau et en promenade aussi. Quel bonheur de trotter et de galoper dans les champs la crinière au vent et la queue en panache. Bien entendu, je ne fais pas que de la promenade. Je suis un athlète et souhaite conserver mon physique qui plaît tant aux juments. Les deux filles s’occupent très bien de moi mais j’ai toujours le cœur lourd et ma confiance en l’homme tarde à revenir. Je suis toujours sur le qui-vive, guettant leurs gestes et leurs réactions. Je me demande quand elles vont finir par me laisser tomber elles aussi et me donner à quelqu’un d’autre. J’aimerais pouvoir les aimer, mais j’ai trop peur d’être encore plus malheureux qu’avant. Alors j’accepte leurs caresses, mais tout en me retenant de donner ne serait-ce qu’un minuscule signe de réponse à leur affection. Qui a dit qu’un cheval ne pouvait pas ressentir les émotions ? Un bel imbécile en tous les cas ! Je me surprends malgré tout à  attendre leur retour avec impatience et a apprécier leur compagnie.

Les journées froides commencent à s’allonger et mes journées commencent à prendre une routine bien agréable : je vais dans le carré de sable tout seul, et j’en profite pour faire le beau, arrondir l’encolure et me rouler jusqu’à plus soif. J’ai repéré quelques jolies demoiselles à l’horizon et je sais qu’elles ont toutes leurs yeux braqués sur moi. Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis le plus beau de l’écurie et je le sais. C’est difficile de se faire respecter parfois : je ne suis pas le plus grand donc il me faut me montrer très sévère dans certaines situations pour bien établir les règles du jeu. Mes filles viennent parfois au milieu du carré de sable pendant que j’y vagabonde en liberté. Qui les y a autorisées ? ça ne me plaît pas ! Oreilles baissées je fonce la tête en avant sur celle des deux qui a eu l’audace d’entrer dans mon carré. Pas effrayées pour un sou, elles agitent ma longe dans ma direction en s’avançant. Vexé, je repars dans mon coin avant de retenter une approche qui se termine de la même façon. Oh-oh ! Je ne suis pas tellement effrayant on dirait. Peut-être veulent-elles jouer si elles n’ont pas peur de moi ? Je ne comprends pas très bien.

Me remettre à cheval a sans doute été la démarche la plus douloureuse et la plus magnifique que j’ai faite jusqu’ici. Cavalière depuis l’âge de dix ans j’ai arrêté brutalement six ans plus tard. Trop de chutes, trop de déceptions et pas assez d’expérience pour comprendre que non, le cheval n’est pas un animal stupide ou méchant. C’est grâce à ma petite sœur, de dix ans ma cadette, que j’ai pris mon courage à deux mains et me suis remise en selle. Après avoir retrouvé mon vieux pantalon d’équitation qui trônait dans l’armoire des oubliés, j’ai fait connaissance avec l’animal qui allait changer ma vie.

-                Il s’appelle Mistral.

-                Mistral…

1m50, gris, le regard aussi effrayé que le mien. En remettant le pied à l’étrier la première fois j’ai eu la sensation d’avoir gâché quatre ans de ma vie en me privant de ce bonheur. Les réflexes étaient là mais pas les muscles bien entendu ! Les débuts furent très difficiles et très éprouvants. Plus d’une fois j’ai songé à ne pas y aller, à ne pas monter et à me rouler en boule sous mes couvertures en songeant au bon temps d’autrefois quand je n’étais encore qu’une cavalière insouciante. Les séances de monte étaient parfois un véritable combat et pourtant je me sentais en symbiose avec ce petit cheval : lui et moi avions vécu les mêmes choses et nous allions les affronter ensemble. Pas à pas. Malgré sa méfiance, c’est la petite lueur au fond de ses grands yeux de velours qui a rallumé celle dans les miens.

Au début, lorsqu’elles me montaient sur le dos, Je reprenais mes vieilles habitudes en mettant ma tête dans une position qui satisfaisait l’autre mais qui me fait mal au dos. Mais maintenant, je commence toujours mes entraînements par une longue marche, du trot et du galop les rênes longues. Je peux mettre mes muscles en route, doucement, en tirant ma tête en bas. Chouette ! Avec la petite je saute des barres. Elle est parfois maladroite et je le lui fais comprendre : Hé là-haut ! Comment veux-tu que je lève mes pieds si tu me laisses tomber au dernier moment ? Tu as déjà essayé toi de sauter par dessus quelque chose avec un poids agrippé à ton dos qui se laisse tomber comme un gros sac de patates ?!

Avec la grande c’est tout différent. Je la sens toujours tendue lorsqu’elle se met en selle et peureuse. Nous ne nous comprenons pas toujours et pourtant je sens qu’elle essaie de toutes ses forces d’avancer et de passer au-dessus de quelque chose.

En parlant du loup, c’est elle qui est là aujourd’hui pour s’occuper de moi. Surprise ! Pas de selle, pas de barre dans la bouche. Seulement un licol et une longe et… un grand bâton ! Elle m’emmène au milieu du carré de sable où deux autres copains s’y trouvent déjà. Elle se met à genoux et tire sur ma longe. Que veut-elle que je fasse ?

Je m’agenouille près de lui et tire sur la longe. Premier exercice d’éthologie : faire céder la nuque du cheval. Les oreilles de mon guerrier camarguais s’agitent dans tous les sens, je vois bien qu’il essaie de comprendre ce que je lui demande et qu’il réfléchit à la bonne réponse. Quelle réponse va-t-il me donner ? La bonne ?

La traction sur ma nuque est très désagréable. Je la regarde en espérant que tout à coup elle se mette à hennir pour me donner la réponse. Je suis complètement déboussolé.

Jeux de regards. Va-t-il céder ? L’éthologie est une découverte récente pour moi et une nouveauté totale pour lui.

Jeux de regards.

Je la regarde encore. Pour la première fois je la sens déterminée et inflexible. Doucement, j’avance ma tête vers elle et tout à coup elle relâche la pression désagréable sur ma nuque. Ce n’était que ça ?

Il descend. Enfin. Après dix minutes d’attente, il accepte de me donner un peu de sa confiance. C’est énorme pour lui, je le vois.

Elle me caresse. Puis elle se place face à moi et se déplace sur le côté. Mais pourquoi se tourne-t-elle ? Je déplace mes hanches pour lui faire face à nouveau et … la voilà qui se déplace à nouveau ! Je tourne, elle bouge. Je retourne. Ça commence à m’agacer un peu.

C’est magique. Déplacer ses hanches simplement en les regardant. Sans contrainte et sans violence. Il est paniqué et me le fais comprendre en couchant les oreilles et tente de me mordre. Pas tellement méchamment mais il tient à se faire bien comprendre : il est dominant et compte bien le rester. C’est lui le chef, que ce soit bien clair !

Après cette drôle de séance je me sens tout bizarre. Je n’ai pas été frappé, ni bousculé et pourtant j’ai l’impression que quelque chose a changé en moi. Tous les deux, on part le long du petit chemin bordé d’herbe et en voyant qu’elle donne du mou sur ma corde je me jette sur les belles touffes tendres. Délicieux !

Le temps a passé et voilà près de deux ans que ce petit cheval fait partie de nos vies. La première année fut longue : il y a eu beaucoup de doutes et de remises en question. C’est grâce à une complicité sans égal avec ma sœur que nous y sommes parvenues. J’ai beaucoup pris sur moi et j’ai appris. Si c’était un être humain, je dirais de lui qu’il a fait la paix avec son passé et s’est offert un deuxième départ dans la vie. Toujours aussi chaud et caractériel, il nous a donné sa confiance et fait preuve d’une bonne volonté permanente dans son travail. Joueur et câlin, il a retrouvé cette étincelle de joie et de malice au fond de ses yeux. Plus qu’un simple cheval il est pour moi un message d’espoir. Maître d’école inflexible et exigeant, il attend de l’homme des demandes claires et la reconnaissance de son travail. Hypersensible, il est impossible de faire semblant avec lui : tristesse, colère… il ressent tout et son comportement s’en trouvé totalement modifié. Je crois que c’est le cas de tous les chevaux, mais particulièrement chez Mistral. Avec lui j’ai appris qu’on ne dresse pas un cheval mais qu’on l’éduque. Et plus que tout, qu’il faut demander poliment. Je crois que la plus belle chose qu’il m’ait donnée c’est la reconnaissance et l’amour que je lis aujourd’hui dans ses yeux. Une belle leçon.

Le temps passe au rythme des saisons. Mon poil me protège du froid puis vient la belle saison, celle où je me fais « pshiiiter » par un objet terrifiant qui diffuse un liquide à l’odeur très forte. J’ai l’impression que ça me protège des mouches. Malgré ces petits désagréments, je suis heureux. Un autre cheval. Non, pas vraiment un autre, le même en mieux. J’ai donné ma confiance et elles aussi. Je les entends arriver et les appelle doucement à chaque fois. J’ai appris beaucoup de choses. Notamment ce sentiment qui m’envahit quand elles arrivent et que je pensais ne plus pouvoir éprouver : l’amour. 

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