Mon ami Jimmy
grabuge
"Vas-y prends-lui son goûter !"
"Je sais pas, c'est pas bien de faire ça tu sais !"
"Fais-le ou je te casse la gueule !"
C'est comme ça que ça a commencé. C'est comme ça qu'en CE1 on m'appelait : "Dumbo", c'est comme ça qu'on me ridiculisait, chaque jour, à cause de mes oreilles. Ce n'était qu'un prétexte, un prétexte pour qu'ils puissent me frapper, m'insulter gratuitement. J'étais tout le temps la cible des tyrans en culotte courte, ils trouvaient ça drôle de me persécuter. Est-ce qu'ils en tiraient de la joie ? Un sentiment de puissance ? Et ce poing que je serrais derrière mon dos, tremblotant, alors que les leurs non. Oh vous pouvez vous demander : "Mais il ne l'a pas dit à ses parents" ou "Il faut le dire aux professeurs", mais quand vous le dites à vos parents tout ce qu'ils trouvent à dire c'est "Défends-toi", comme si je pouvais me battre contre la classe entière, contre l'ambiance lourde qui régnait. C'est souvent que je retrouvais dans mes cheveux des chewing-gums que j'étais obligé de décoller avec de la glace pendant une heure, que je me prenais des boulettes de papier ou des cartouches d'encre pleines éventrées en pleine face.
Je suis bien allé voir l'assistante sociale, tout ce qu'elle a fait a été de souffler sur les braises. "Alors je vous ai tous convoqués ici parce qu'on m'a dit que vous le brutalisiez" "Comment ça madame ? Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler", ils étaient toujours en train de prendre leur air innocent, à faire leur méa culpa, et quand ils me regardaient je pouvais voir une lueur maléfique dans leurs yeux, une lueur qui voulait dire "vengeance". Pensez-vous, l'assistante sociale ne vois pas ces lueurs. Bien sûr, elle n'est pas non plus paranoïaque. Parce que c'est ce que vous finissez par devenir : paranoïaque. Du haut de mes sept ans je voyais le monde autour de moi devenir noir, menaçant et cruel, sans aucun espoir, et c'est là que Jimmy est arrivé.
Jimmy, il n'existe pas. Non vous ne pouvez pas le voir, mais moi si. C'est quelqu'un d'autre que moi qui parle dans ma tête quand je panique. Mais n'allez pas dire ça à quelqu'un sinon ils me mettraient dans un hôpital psychiatrique. Mais je ne suis pas fou, hein ? Jimmy me protège là où personne d'autre ne le fait. Bon, forcément, il est pas très sympa. J'ai comme l'impression qu'il utilise un espèce de truc au fond de moi, ça me prends au bas du ventre à chaque fois... Comme une réserve de pouvoir noir qui grandit à chaque fois. A chaque fois que mes parents m'engueulent c'est cette réserve qui grandit encore, dans laquelle il puise. Avant, j'écoutais des choses à la radio que tout le monde écoutait, maintenant j'écoute du métal. Je m'intéresse d'avantage aux paroles qu'à la musique et ça me rends triste. C'est ce que je suis, triste, mais les gens ne le voient pas. Tous les jours je souris, je fais semblant, parce que personne n'aime les gens qui font la gueule, les gens qui pleurent sans arrêt. J'ai appris à ne plus pleurer. C'est grave. Quand un camarade me frappe, je ne dis plus rien. Même pas je pleure. J'ai juste pleuré une fois parce qu'ils m'ont attrapé à la sortie du bureau de tabac alors que j'allais m'acheter des Malabar. Ils m'ont traîné jusque derrière le transformateur électrique et tout le long du trajet ils m'ont menacé. Ils arrêtaient pas de dire "Ferme ta gueule, ferme ta gueule ou je te ferme la bouche avec un coup de genou", mais quand on est arrivés derrière le transformateur c'est ce qu'ils ont fait. Il y en a un qui a pris une pierre et qui l'a écrasé sur ma main contre le sol pour voir ce que ça faisait. Un autre est allé chercher une branche et m'a éclaté l'arcade sourcilière. Je pleurais des larmes de sang, je ne sentais plus mon visage, ni ma main gauche. J'avais horriblement chaud. Tous rigolaient. C'était extrêmement drôle.
Personne ne pouvait les voir, les entendre, nous étions au beau milieu de la campagne. J'avais la tête qui bourdonnait de l'intérieur, je les suppliais d'arrêter mais ils n'arrêtaient pas. Jimmy, lui, était très en colère. Je tremblais, j'étais paralysé par la peur, mais pas Jimmy. Il avait décidé de prendre un couteau de poche à la maison, le couteau de papa. C'est parti tout seul, alors qu'il y en a un qui m'avait attrapé par le col, j'avais rapproché ma main droite suffisamment de ma poche droite pour attraper le couteau. S'ils l'avaient vu ils m'auraient certainement tailladé la face. Mais c'est la gorge de mon agresseur que j'ai tranché. Je l'ai vue cette lueur de terreur dans ses yeux, et les autres aussi. Mais il y en a un qui m'a attrapé par le bras et qui me l'a cassé. Il s'est emparé du couteau et m'as mis un coup de pied dans les côtes. J'ai hurlé, j'ai pleuré, et je me suis évanoui.
J'ai entendu des gens au dessus de moi, je me demandais ce qu'il se passait. J'ai entendu des cris d'horreur, des soupirs de gens qui n'avaient pas la force de crier, des parents d'enfants indignés d'un tel comportement, et plus le temps passait, plus je voyais mon corps se détacher du sol. Je les voyais tous, en cercle, en train d'examiner le corps de l'autre garçon, mort, mais il n'y a qu'une personne qui m'a retourné. J'étais pâle comme la mort, le visage barbouillé de sang, méconnaissable. Dans la foule il y avait ceux qui m'avaient agressé, l'air inquiet. Mais ils savaient qu'un jour ou l'autre ils allaient se faire attraper. Si je m'en sortais. Si je ne m'en sortais pas ils auraient eu ma mort sur la conscience. Auraient-ils craqué ? Je ne sais pas.
J'ai vu l'ambulance arriver, mais j'étais déjà monté haut dans le ciel. Jimmy me disait "Va vers la lumière" mais je ne pouvais pas m'empêcher de regarder en bas. J'ai pas écouté Jimmy. Je voulais tous les voir mourir de mes propres yeux un par un pour ce qu'ils m'avaient fait, ma colère était telle que je ne voulais pas partir. A mesure que les pulsations du défibrillateur tentaient de me réanimer, je descendais au fur et à mesure. Une fois revenu à moi, ils m'ont attrapé et mis dans un brancard avec une couverture chauffante puis saucissonné, pour pas que je tombe. Tout le long de la route j'ai entendu la radio mais aussi les secouristes : "C'est bien la première fois que je vois ça" "Ah les gamins de nos jours, c'est devenu n'importe quoi... Mais que font les parents ?" "Et que fait l'éducation nationale ? Je te le demande. Que fait-elle ? Déjà hier j'en parlais avec ma fille, quarante élèves par classe, le professeur qui ne se fait plus respecter, moi je te dis un tel comportement c'est devenu normal" "Mais ça l'est pas, ça l'est pas" tout en soupirant. Mon tonton, il est bilingue, il est parti vivre en Australie et puis il est revenu en France, et une fois on lui a demandé s'il voulait pas faire prof des fois, tout ce qu'il nous a répondu à mes parents et à moi c'est "Non mais ça va pas la tête non ? Déjà que c'est super difficile de passer le CAPES, en plus on doit se taper les gosses qui font les cons à longueur de journée, qui écoutent rien de ce que tu leur dit, et au moindre problème c'est les parents qui viennent t'engueuler parce que t'as rien à leur dire. Non merci, je préfère encore pointer au chômage ou travailler à l'usine.", et encore des fois j'entends dire qu'on supprime des postes de professeur et qu'on a de moins en moins de cours. Moi je me demande ce qu'ils font le président et le ministre de l'éducation nationale. Je me suis endormi.
Je me suis réveillé sur mon lit d'hôpital, et il n'y avait rien, pas de fleurs comme dans les téléfilms ou les films, juste le mur. Mes parents n'étaient pas là encore, ils travaillaient. J'ai pas une famille super riche, c'est même plutôt carrément le contraire. Maman travaille à l'usine à l'autre bout du département, dans le savon, et papa lui est parti à Paris pour quelques jours parce qu'il est intermittent du spectacle. Une infirmière est venue voir si j'allais bien, et un "Je sais pas" lui a pas suffit. Je lui ai dit que je sentais plus mon corps. En fait, j'ai appris que j'avais plein de choses de brisées, mais que j'allais pouvoir remarcher.
C'est six mois après que je suis sorti redevenu "normal". Evidemment, je boîte maintenant, et j'ai des cicatrices partout sur le corps, mais je suis vivant. Jimmy m'a dit de me venger, et ça me travaille. Ah parce que vous ne savez pas, mais ils m'ont demandé si je savais qui m'avait fait ça, et j'ai rien dit. Parce que Jimmy m'a dit de rien dire. Il m'a dit que si je leur disait ils allaient aller au tribunal pour enfants et qu'il allait rien leur arriver. Moi je comprends pas, alors j'ai suivi ce que m'a dit Jimmy. Je sais où ils habitent les trois qui m'ont fait ça, et je vais me venger.
Quand je suis arrivé devant chez Tanguy, en pleine nuit (parce que je me suis échappé par la fenêtre), je me suis caché derrière le buisson. J'ai entendu des cris. Je me suis rapproché de la fenêtre et je l'ai vu se faire frapper à coup de ceinture par son père. J'ai rigolé, je jubilais intérieurement. Il avait eu ce qu'il méritait. En allant chez Benjamin, j'ai remarqué que tous les volets étaient fermés. Il n'y avait personne. Devant la maison j'ai vu un panneau disant que la maison était à vendre. Il ne me restait plus que Maxence. C'était lui qui m'avait cassé le bras. Chez lui, tout était éteint, pas une seule lumière d'allumée, mais il y avait la voiture devant. J'ai pris les clous dans la buanderie de papa et j'en ai mis sous les roues de la voiture. Ensuite, j'ai versé du Sans Plomb 95 de la moto de papa autour de leur maison. Ah ça sentait fort. Et puis j'en ai mis tout autour de la voiture aussi. J'ai craqué une allumette, je l'ai posée près de l'essence et je suis parti en courant. Tout ce que j'ai entendu c'est une grosse détonation et un souffle de vent chaud. J'ai jeté le bidon dans les buissons et j'ai sauté dans ma chambre par la fenêtre. Je me suis couché comme si de rien n'était. Je me sentais fier de moi, soulagé. J'ai entendu le camion de pompiers au loin, et ça m'a fait sourire.
Le lendemain matin, mes parents ne se sont rendus compte de rien. Ils sont venus dans ma chambre, m'expliquer qu'une maison avait sauté et que quatre personnes étaient mortes. Mes parents ont commencé à dire que ça faisait beaucoup trop avec Benjamin qui s'était suicidé chez lui en se pendant avec ses draps. Ils sont partis voir l'"accident" comme tout le reste du village, et moi j'ai remis le bidon d'essence à sa place. Jimmy est parti maintenant, et je crois que je ne le reverrai jamais. Mais ne dites rien à personne, ils me prendraient pour un fou et je finirais à l'asile. Je ne suis pas fou, hein ?
Excellent texte, poignant et très bien mené. La teneur fantastique qui se glisse progressivement et laisse le lecteur dans le doute, bravo ! CDC
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
C'est normal, c'est un gamin qui écris.
· Il y a plus de 11 ans ·Par contre la ponctuation faudrait que je revoie un de ces quatre...
grabuge
Ouuuuh p*tain ! J'en suis restée bouche bée ! Vraiment, j'adore la fluidité de ton écriture, simple et sans artifice, et le mode "je raconte une histoire" nous fait vraiment plonger tout droit dedans. Un sujet bien d'actu en plus. Bref, vraiment, vraiment bien !
· Il y a plus de 11 ans ·Y'a juste quelques erreurs de syntaxe et de ponctuation par contre.
octobell
Un jour j'écrirais une nouvelle joyeuse ! Un jour ! :D
· Il y a plus de 11 ans ·J'ai écrit ça en 45mn, je suis content que ça vous plaise :)
grabuge
Mais non tu n'es pas fou, tout au plus un peu schizo, le propre de l'écrivain en somme
· Il y a plus de 11 ans ·Stéphan Mary
bravo ...très bien mené et criant de réalisme ... triste histoire mais que tu rends très humaine ...cruelle mais sans pathos ...
· Il y a plus de 11 ans ·woody