FAIT MAISON

Manuel Gomez Brufal

FAIT MAISON

          C’est un petit village gris et froid perdu au fin fond du haut-Var, au-dessus de Comps. On se demande comment peuvent vivre, dans un tel lieu, les quelques habitants qui composent sa petite communauté.

          Je n’ai pas vu le moindre poteau indicateur, j’ignore donc comment il s’appelle. D’ailleurs je m’en moque totalement.

          Comment je suis arrivé là ? Ne me le demandez pas je n’en sais rien. A la bifurcation sur la départementale j’ai pris à droite sans même m’en rendre compte. Il faisait nuit noire et il pleuvait des cordes. Au fur et à mesure que j’avançais, que les kilomètres se déroulaient, la route s’est détériorée. Je me disais bien qu’elle devait aboutir quelque part. Toutes les routes, même si elles ne mènent pas à Rome, aboutissent quelque part, n’est-ce pas ? Et bien, celle-ci non.

          Elle s’est rétrécie progressivement jusqu’à devenir un étroit chemin boueux fait de terre et de pierres.

          Tout est sombre, pas une seule lumière, je vais le suivre rapidement afin de traverser cette agglomération sans intérêt, certain qu’après ce chemin je déboucherai bien sur une route plus importante.

          Et bien non, il se termine en cul de sac, contre une barrière rustique, qui doit probablement servir d’enclos à quelques cochons, tant ça sent le purin.

          Après plusieurs manœuvres (bravo la direction assistée) je parviens à faire demi-tour, tout heureux que mes roues arrière ne se soient pas enlisées dans cette boue puante.

          Je relance ma voiture au maximum de la vitesse que me permet ce chemin pourri et ce sont les deux roues avant qui pètent.

          Merde de merde, de putain de merde : les deux pneus d’un coup. C’est la catastrophe.

Qu’est-ce qu’elle fout là, en plein milieu du chemin, cette putain de planche hérissée de clous longs comme mes doigts ?

          Je range, avec précaution, mon véhicule contre le mur d’une maison. Il gêne un peu mais je suppose que pas une seule voiture ne passera sur ce chemin au cours de cette nuit.

          Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Rien cette nuit bien entendu. Demain il fera jour et j’aviserai.

          C’est vraiment le trou noir, ce village. Un bref regard circulaire me permet cependant d’apercevoir une faible lueur qui filtre à travers un épais volet de bois.

          Je frappe à la lourde porte, à plusieurs reprises avant que quelqu’un me réponde enfin.

          Elle s’ouvre.

          Il me regarde, avec ses deux yeux ronds qui me paraissent être de couleur rose pale, comme si j’étais un être venu d’un autre monde, un extra terrestre, alors que c’est lui qui ressemble à une espèce de monstre, avec son faciès aux narines dilatées, ses lèvres proéminentes et son menton plus que fuyant. Le sosie, véritablement, d’un cochon.

          - Je suis désolé de vous déranger à une heure aussi tardive, mais j’ai crevé deux pneus juste à quelques mètres de chez vous. Pouvez-vous m’indiquer un endroit où je pourrais passer le reste de la nuit ?

          Est-ce qu’il m’a compris ? J’en doute. Il a l’air toujours aussi abruti.

          C’est une voix de femme qui me parvient de l’intérieur :

          - Si vous êtes venu par la route, vous avez bien vu qu’il n’y a rien sur plusieurs kilomètres avant d’arriver ici.

          - Effectivement, Madame, (J’essaye d’avancer la tête pour apercevoir la femme qui vient de me parler) il n’y a rien depuis la bifurcation de la départementale, mais peut-être pourriez-vous m’indiquer où je peux dormir, en payant évidemment ?

          - Nulle part, à part ici. Nous pouvons vous louer une chambre d’hôte, si vous n’êtes pas trop difficile car avec les gens de la ville on ne sait jamais.

          - Ma foi ! Pour une nuit je me contenterai d’un simple lit, si les draps sont propres.

          - Nous ne sommes pas des sauvages. Les draps de la chambre d’hôte sont toujours propres. C’est moi qui les lave et ils sèchent sur le gazon.

          Ca ne me rassure pas trop, car j’ai encore dans le nez le souvenir de la puanteur de l’autre coin de la ferme.

          - Parfait, alors je la prends. Pouvez-vous me donner quelque chose à manger ? Je n’ai rien dans l’estomac depuis ce midi.

          - Si de la charcuterie vous convient, nous la fabriquons nous même et elle est renommée dans toute la région.

          - Ce sera parfait, et je vous remercie. Je suis certain qu’elle est excellente. Rien à voir, probablement, avec celle qu’on mange dans nos villes (Je suis un peu hypocrite mais il faut bien que je rentre dans leurs bonnes grâces). Mais j’aimerais bien rentrer, si vous le permettez.

          - Gaspard laisse passer le monsieur, dépêche toi.

          Pas de très bonne grâce, Gaspard consent à se pousser, me laissant juste la place pour me glisser à l’intérieur.

          La femme, assise près d’une longue et épaisse table de bois, est énorme : au moins un quintal et demi. Très large à partir de la taille, mais une tête de poupée, comme celles qu’on fabriquait il y a un demi-siècle, en porcelaine, et que nos parents disposaient sur un lit, ou un divan, avec leur large robe de soirée étalée autour de leur taille.

          - Asseyez-vous. Gaspard amène de la charcuterie à monsieur, puis va prévenir le père que nous avons un client.

          Le panier de victuailles est somptueux : saucissons, pâtés, saucisses, jambons, etc. à profusion, accompagnés d’un litron de rouge pas piqué des vers, et d’une boule de pain de campagne bien croustillant et bronzé, comme je l’aime.

          Je ne sais pas comment va être la chambre, mais la charcuterie est succulente. Il ne m’est jamais arrivé d’en manger d’aussi goûteuse.

          Je m’en mets jusque là et ça me réconcilie avec cette putain de journée..

          La chambre confirme mon impression, sobre et peinte à la chaux blanche, meublée d’une vieille armoire et d’un lit solide, tous deux d’époque et qui doivent valoir leur pesant d’or chez un antiquaire parisien.

          Il ne me reste plus qu’à me déshabiller, après avoir constaté que, effectivement, les draps sont d’un blanc immaculé et fleurent bon la lavande. Le matelas, fait sans doute en vieille laine paysanne, permet de s’y plonger profondément. Je suis persuadé que je vais, au moins, passer une excellente nuit, dans un silence impressionnant. Si total qu’il me semble que je suis enfermé dans un caisson étanche.

          J’ai même une sorte de vertige, la tête me tourne et mes idées s’entremêlent, comme si elles se trouvaient abandonnées et livrées à elles même, sans aucune intrusion extérieure. C’est une sensation inhabituelle et étrange, et même quelque peu angoissante, car elle me fait rappeler les quelques interventions chirurgicales que j’ai subies au cours de ma vie et, surtout, les anesthésies qui les ont précédées.

          Je pars, je quitte progressivement ce monde, et me dirige, semble-t-il, vers un bienheureux paradis artificiel.

          Cela ne me semble ni normal, ni naturel, je suis mal à l’aise et mon angoisse s’accroît. D’ailleurs cette odeur qui me parvient, de plus en plus prenante, est certainement à l’origine de mon état actuel.

          Un murmure me parvient, à travers l’épaisse porte de bois. Il me faut sortir rapidement de cette pièce afin de me rendre compte que je ne vis pas une sorte d’illusion ou, qui sait, un événement paranormal. En tous les cas demander une explication.

          Impossible d’ouvrir la porte.

          J’insiste en manipulant la poignée de fer forgé dans tous les sens, puis commence à frapper de plus en plus fort, avec insistance, puis à crier, avec affolement.

          Un rapide tour d’horizon me permet de constater que cette chambre n’a pas de fenêtre. C’est peut-être ce manque d’aération qui me donne cette pénible impression de confinement.

          Il est nécessaire que je retrouve mon sang froid. Je cesse toutes gesticulations. Je me tais, me rendant bien compte que cela ne sert à rien.

          J’écoute attentivement.

          C’est la grosse femme qui donne les ordres :

          - Il doit dormir à présent. Toi, Gaspard, tu conduis, sans bruit, la voiture jusqu’à la grande mare et tu la laisse glisser dedans jusqu’à ce qu’elle disparaisse totalement. Toi, Albert, active le feu. Il faut que le chaudron soit bouillant quand on le mettra dedans. Demain tu tueras le cochon. En les mélangeant ça nous fera le double de production, donc de bénéfice, et ça donnera ce goût si particulier que les clients de la région apprécient tant.

          Non, ce n’est pas vrai ! Je n’entends pas ce que j’entends, je ne veux pas comprendre, je vis un cauchemar horrible. Pas en France en 2002.

          Pourtant ça s’active dans l’autre pièce. Ma voiture va disparaître et moi après. Je n’ai aucune chance d’y réchapper. Là pour le coup je perds les pédales.

          Où je suis tombé Mon Dieu, chez des fous, des hallucinés.

          Il me faut réagir, il doit bien exister une solution.

          Je me sens partir de plus en plus. Mes idées se brouillent. Comme une torpeur s’empare de mon esprit.

          Je recherche fébrilement l’endroit par où peut s’introduire cet anesthésiant, mais ne le trouve guère, d’ailleurs je n’ai même plus la force de chercher.

          Je m’assois sur le lit, vraiment douillet, dans lequel j’aurais tant aimé dormir une bonne nuit, mais pas ma dernière.

          Soudain je réalise : cette charcuterie que j’ai dégustée avec tant de plaisir était sans aucun doute fabriquée avec la chair, la graisse, le sang, de mon prédécesseur dans cette chambre, c’est dégueulasse.

          Je me mets à vomir sur moi, sans pouvoir me retenir, ni avoir la force de me lever.

          J’ai une dernière pensée pour le prochain client qui, sans le savoir, va me déguster avec tout ce vomi qui m’inonde. Mais, suis-je bête : l’eau bouillante du chaudron qui m’attend désinfectera le tout.

          Ils ont l’air si propres ces monstres là !

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