Mon père avait raison
Christian Attard
Nous étions là, côte à côte dans mon bureau, lui assis dans mon grand fauteuil, non loin du radiateur et moi, entrant mes corrections sur les devoirs de mes élèves par Internet.
Il lisait attentivement le n°1834 du 15 mai 1936 du journal « L'intermédiaire des chercheurs et curieux » que je lui avais déniché à Montolieu, village de bouquinistes de l' Aude, cet été dernier.
Les yeux d'un bleu intense, pétillants de malice, d'intelligence et d'ironie, ses mains fines et élégantes, je le revois encore attentif à la moindre phrase, analysant chaque détail de cette revue.
Esprit curieux et vif, marqué d'une indépendance de jugement rarement mise en défaut, il était un de ces rares érudits touche-à-tout mais sans diplômes que redoutait le spécialiste que j'étais devenu.
Sans avoir jamais étudié en milieu universitaire, il avait écrit l'histoire de deux villes de Tunisie qui faisait encore autorité aujourd'hui, à l'heure d'Internet et excellait à lire dans les sculptures et tableaux antiques les messages enfouis, les secrets cachés des ésotéristes d'autrefois.
Son caractère franc et entier ne lui avait sûrement pas valu toute la reconnaissance qu'il aurait du recevoir mais il se moquait des gesticulations de ces quelques « mémères de salon mondains », selon son expression, qui agitaient un monde d'où il s'était retiré il y a bien longtemps.
- C'est inadmissible ! Rugit-il soudain, me faisant sursauter.
- Quoi papa ?
- L'imbécile qui a écrit cet article prétend que le premier timbre français à effigie fut consacré à Marcellin Berthelot alors qu'il s'agissait de Louis Pasteur en 1923 !!
- Cela devait se produire bien souvent, après tout les articles ne sont pas rédigés par des experts dans cette revue.
Mon explication était faible et elle ne le calma pas. Il argua qu'il suffisait de demander aux Services historiques des Postes, à ceux qui connaissaient la philatélie française en détails et ils étaient nombreux, que l'article était de 36 et le timbre de 23, treize années ce n'était rien. Il en conclut enfin que le rédacteur était incompétent, voir idiot.
Puis, il se calma progressivement et poursuivit sa lecture.
Je repris aussi mon report de notes que ce logiciel au nom fort original de Charlemagne rendait d'une incroyable pénibilité. Parfois, je le regardais de côté en souriant tant toute sa personne m'était tendre et chère.
- Et en plus, ils se sont trompés sur la date du décès de Louis Pasteur ! Je sais de quoi je parle, il est mort un 28 septembre et je suis né un 27 !
C'est un comble !
Là, je vais leur écrire !
- Mais Papa, dis-je en riant, la revue s'est arrêtée en 1940 !
- Qu'importe, je leur écris immédiatement. Tiens, passe moi du papier.
Et il se mit à chercher fébrilement l'adresse de l'éditeur qu'il finit par trouver tout simplement sur l'ours en page de titre.
- M. Jean Compeyrot, sûrement de la famille du juriste, commenta-t-il. 10, rue Auber. Paris.
Puis, il se commença à rédiger de sa belle écriture régulière et fine une lettre de protestation que je ne pouvais que supposer virulente et moqueuse. Cela achevé, il me demanda encore une enveloppe et y reporta l'adresse de l'éditeur faisant fi de mes remarques réitérées sur la faillite du dit éditeur remontant à maintenant une bonne soixantaine d'années !
- Comme le disait Riboutté : « Ce qu'un père a voulu doit être respecté ». Poste ceci , je te prie, me dit-il en me tendant l'enveloppe refermée.
Je ne savais pas qui était Riboutté mais je respectais ce qui devait être une des dernières volonté ou lubie de mon père.
Car, Il nous quitta par une de ces si froides nuits de février 2005 et je regarde aujourd'hui bien tristement ce fauteuil vide dans mon bureau trop silencieux.
Deux années plus tard, en septembre 2007, je fouinais avec délectation dans les bacs des bouquinistes de mon petit village de l'Aude et mis la main sur un gros album relié de tissu et cuir rouge qui regroupait toutes les parutions du dernier semestre de l'année 1936 du journal « L'intermédiaire des chercheurs et curieux ».
Je pus l'acquérir à un prix intéressant car il n'était plus en très bon état. Mais mon travail ne me laissant même plus le loisir de m'asseoir pour feuilleter un livre, je laissai l'ouvrage de côté jusqu'à l'hiver.
En décembre, alors qu'il neigeait à gros flocons, je trouvais enfin le plaisir de m'asseoir près de mon poêle à bois, « L'intermédiaire » sur les genoux. Je feuilletais, non sans émotion, le numéro du 15 mai qui avait tant irrité mon père, m'y arrêtais un long moment, le temps de le revoir dans ce fauteuil qui n'est désormais que le sien et que je lui emprunte parfois.
Tournant les pages, je découvris la livraison de juillet 1936 dont il aurait tant aimé découvrir les articles insolites puis celle d'août.
Mon attention y fut attirée par mon nom là, dans le courrier des lecteurs !
Mon nom, suivi du prénom de mon père et du nom de ma commune.
L'encart précisait dans le style ampoulé de l'époque qu'un courrier avait été reçu de ce Monsieur rendant l'erratum suivant indispensable. Suivaient en effet, les corrections demandées par mon père sur la parution du premier timbre à l'effigie de Louis Pasteur en 1923, et la rectification de la date de son décès.
Et je repensais en souriant à sa fameuse sentence : « Ce qu'un père a voulu doit être respecté ».