Mon père, ce héros.
audreyc
Comme beaucoup de petites filles, j'ai toujours idolâtré mon père. « Mon papa c'est le plus fort, mon papa c'est le plus beau, mon papa c'est le meilleur ! » Je l'ai toujours admiré pour son courage et sa détermination, momentanés, certes. Il était très absent, dormant beaucoup à cause de ses horaires insensés et passant énormément de temps devant la télévision durant ses nombreuses insomnies. Le peu de temps passé avec lui m'était précieux.
Quand mes parents ont divorcé, j'ai vu l'Homme tel qu'il pouvait être dans ses moments les plus sombres. Mon père est devenu un véritable paradoxe : un papa aimant, à outrance parfois, maladroitement toujours, et un vrai connard plein de colère dans son ivresse. L'image que j'avais de lui venait d'en prendre un sacré coup. Je me suis mise à le haïr, par intermittence. Le détester dans sa folie alcoolisée, insultant le monde pour des raisons plus ou moins fondées, le cœur empli de mots et de maux violents et détester ses regrets quand l'alcool disparaissait et qu'il nous promettait alors, pour se faire pardonner, monts et merveilles.
A quelques semaines de mes quatorze ans, consciente de la fin proche de mon enfance, je savais que l'Halloween qui arrivait serait dernier. Déguisement de sorcière et tournée des maisons du quartier en quête de sucreries me faisaient mourir d'impatience. Mon petit frère et moi passions quelques jours chez mon père ; Ma mère avait préparé nos costumes avant de partir et mon père avait acheté des tonnes de bonbons pour l'occasion.
Le matin même, il a prétexté devoir aller chercher un « truc » chez un copain. N'ayant rien à faire à la maison, nous avons donc proposé de l'accompagner.
Son « ami » tenait un bar de l'autre côté de Paris, près de la bibliothèque François Mitterrand. Ce qui ne devait prendre que quelques minutes dura jusqu'à la fermeture du bar. Pour nous occuper durant ces longues heures, mon père nous donnait de l'argent pour nous acheter des magazines et des bonbons chez le marchand de journaux le plus proche. Ainsi, nous sommes partis à plusieurs reprises, mon petit frère de dix ans s'agrippant à ma main, effrayé par la folie parisienne. Un nombre incalculable de fois, nous l'avons prié de rentrer, nos costumes nous attendant sagement à la maison. Et nous avons entendu des « on y va bientôt » bien plus de fois que je n'aurais souhaité l'entendre.
S'abreuvant toujours plus de Kirs Royaux, riant grassement avec ses « potes », mon père semblait bien.
Vers vingt-trois heures, il se rendit chancelant de l'autre côté de la rue pour se vider de son mal contre un arbre, sous les yeux moqueurs des autres piliers de bar.
A plusieurs reprises, nous avons voulu appeler notre mère mais il nous répétait que ça n'était pas la peine, qu'on n'allait « pas tarder ».
Alors que la nuit s'était déjà grandement imposée, mon père prît le volant avec assez d'alcool dans le sang pour être ivre jusqu'à la fin de sa vie. S'assoupissant sans cesse alors qu'il conduisait, je l'appelais en hurlant pour le réveiller, lui proposant de s'arrêter boire un café ou d'appeler quelqu'un. « Tout va bien, ne t'inquiètes pas » me répétait-il, peinant à articuler. Nous avons traversé Paris, manquant de percuter arbres ou murs à chaque intersection. Je pleurais silencieusement dans la voiture, il me hurlait que j'étais stupide de me mettre dans un état pareil, que tout allait bien. Sûrement qu'à ce moment-là, j'aurais aimé que la voiture percute une des rambardes de sécurité et se noie dans la Seine. Au moins, cette situation si pénible aurait prit fin. Puis je croisais le regard de mon adorable petit frère et reprenais une bouffée de courage pour pouvoir tenir bon jusqu'à la maison. Son visage terrifié et l'envie viscérale de le protéger furent mon moteur durant cette journée entière.
Par je ne sais quel miracle, nous sommes rentrés sains et saufs. La porte à peine ouverte, mon père a couru vomir dans le lavabo de la salle de bain, bouchant le tout par sa connerie. Il s'est retrouvé à genoux, à trois heures du matin, complètement ivre, dans un mélange d'eau, de bile et d'alcool, épongeant sa bêtise comme il le pouvait, me hurlant de venir l'aider. Figée dans l'embrasure de la porte, saisie par ce spectacle affligeant, je l'ai regardé de toute ma hauteur, de toute ma douleur et, alors qu'il se tenait à mes pieds, j'ai compris qu'il n'était pas mon héros. Alors, sans rien dire, j'ai fermé la porte et suis retournée regarder la télévision, serrant mon courageux petit frère tout contre moi.