Mon père ce héros, mon DG ce salaud, arbeit macht extrait 4

Jacques Lagrois

Arbeit macht… Extrait 4

 J’ai tenté de me faire oublier. Je me serais soumis comme les autres et si on me l’avait demandé, j’aurais fait acte de contrition, comme Raymond VI avant moi, à genoux, devant l’entreprise, en chemise de bure. Le soir, je ne comptais pas mes heures. Malgré tout, mon salaire restait bloqué, je travaillais dur, je voulais me dépasser et les persuader que tout était rentré dans l’ordre, or, plus le temps passait, plus la situation empirait. Mon appréhension, au début, circonstanciée à l’arrivée dans les locaux, ou lorsqu’il m’arrivait de croiser le directeur dans les  couloirs, s’installa à demeure. Les reproches de Monsieur Valette réveillaient alors cette seconde vie qui m’habitait. Figé, je prenais les observations comme autant de coups, je regardais mes mains qui semblaient atteintes de Parkinson, je sentais mon sang quitter mon visage pour alimenter cette chose  installée dans ma poitrine. Tout respect pour moi-même semblait m’avoir abandonné. J’obtempérais même lorsque je pensais avoir raison, je voulais juste le voir disparaître de mon champ de vision. Lorsqu’il se mit à passer mes travaux de prescription d’ouvrages au crible, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant, je compris que les ordres venaient de plus haut. La guerre psychologique avait démarré. J’éprouvais un sentiment d’injustice. Pourtant en regardant le bien-être apparent de mes compagnons de galère, la culpabilité s’installa : je ne pouvais qu’être responsable de cette situation. Des phrases lapidaires colonisaient et colorisaient en rouge mon travail. Alors je tournais et retournais dix fois, vingt fois, chaque ligne que j’écrivais, cherchais les synonymes. Je me cachais derrière chaque virgule pour déceler la face cachée des mots. Je ne m’autorisais aucun à peu près,  j’essayais encore et encore, et lorsque je donnais mon travail à relire, j’avais l’impression d’avoir fait ce que l’on attendait de moi. Peine perdue.

             Je pris à mon compte des cours d’informatique sur Word et Excel le soir après mes heures de travail et le samedi matin, afin d’être plus performant, je rédigeais moi-même mes appels d’offres, plutôt que de les donner à taper  au secrétariat, espérant une parcelle de reconnaissance de mes efforts. Rien n’y fit. Même les dessinateurs, auxquels je devais donner et vérifier le travail, s’adressaient maintenant à mon supérieur pour toutes modifications. Les  discussions ne me prenaient plus à témoin, et les blagues qui les faisaient rire étaient racontées bien loin de mon oreille. Ayant compris que j’étais dans l’œil du cyclone, ils se mettaient à distance et n’hésitaient plus à me mettre en cause. La place était à prendre, ce n’était qu’une question de temps. En une autre époque, ma chute eût été plus brutale.

             Au début, l’angoisse se faisait discrète, puis elle se fit de plus en plus pressante, s’emparant de mes gestes, de mon regard qu’elle rendit hésitant, presque suppliant. Mon corps n’était plus que détresse et dénonçait sa présence. Nul ne semblait y faire attention.  A partir de ce moment, il m’arriva fréquemment de me mettre à sangloter devant l’écran de mon ordinateur, dans l’indifférence de mes collègues qui ne pouvaient faire autrement que de voir ou d’entendre. Ce manque de réaction m’accablait en même temps qu’il m’interrogeait sur des gens avec qui je vivais, pour certains, depuis des  années. Je me demande encore aujourd’hui, comment on peut se blinder à ce point contre la souffrance humaine. La peur, seule, ne peut tout expliquer. Lorsque les verrous sautent et que l’exemple vient de plus haut, certains se  découvrent sans doute une âme de carnassier.

  • Je ne peux croire au hasard qui m'avait fait "rater" ce texte ! En fait il me concernait de trop près...

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Gisèle Prevoteau

  • Bravo Jacques, c'est plus que courageux de parler de ces situations dans un texte, publié sur ce site qui plus est. Je suis d'ailleurs très étonné que personne n'ait fait de commentaires. J'aime beaucoup la franchise, le courage et la volonté de dire qui sourd de tes textes et de celui ci et j'aime aussi les questionnements de l'auteur, j'y vois le signe d'une honnêteté intellectuelle bénie en ces temps de mensonges et de vantardise. J'en retiens aussi quelques formules qui font écho pour moi qui ai aussi vécu cette situation. Je coup de coeurise dans l'instant ;)

    · Il y a presque 13 ans ·
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    jones

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