Mon père ce héros, mon DG ce salaud extrait 5

Jacques Lagrois

Octobre 1974. Il fait beau. Comme c’est assez rare en cette saison, cela mérite d’être relevé, où peut-être ne fait-il beau que dans ma mémoire ; le temps qui passe fait en sorte que les heureux évènements soient accordés avec le ciel. Ainsi des hirondelles sont peut-être passées devant les baies vitrées, ou peut être a-t-il plu des roses, ce qui me paraît le moins probable, en fait peut être faisait-il un temps de chien ? Je tourne une clé dans une serrure. Tourner une clé dans une serrure est un geste anodin, on la sort de sa poche ou de son sac, on la glisse dans la fente prévue à cet effet et la magie commence : la porte s’ouvre sur un monde à soi, dont tout l’environnement ; les objets, les meubles, papiers peints ont été choisis pour leurs couleurs, leurs formes, sur un coup de cœur ou une recherche en fonction d’un particularisme que l’on s’entête à trouver géénniiall, devant des amis indifférents à la chose. C’est un terrier où l’on se met à l’abri, au chaud, où l’on fonde une famille. La porte poussée, ce jour-là, il n’y a rien ; un terrain vierge, une histoire à écrire, qui commence là sur le seuil, une histoire  qui s’annonce comme un  conte : « il était une fois »… Ensuite, la page est blanche, ce qui doit y être écrit se doit de contenir l’essentiel de l’émotion que l’on presse comme une bonne huile d’olives, alors on hésite, surtout ne pas se tromper, la première page est importante. D’abord éliminer ce qui mettrait l’histoire à mal, des cafards sur les murs ou une odeur d’eau de javel permettant de cacher des odeurs moins délicates. Il faudra d’abord trouver le décor : les meubles, d’occasion bien sûr, choisis chez Emmaüs, les acheminer, les installer. Se faire architecte d’intérieur, non celui-là, un peu plus à droite, la table ronde dans le coin avec les chaises ; deux ou trois petits bibelots sur l’étagère pour la touche féminine, on à tous quelque chose de féminin, non ? Des livres, des dizaines de livres, une lampe, la chaîne Hi fi bon marché, et les quelques disques. Ce décor planté, après quelques jours, recommencer le rituel de l’ouverture de la porte, sans précaution comme si ce geste avait été effectué des dizaines de fois… Ou…Non. L’ouvrir doucement comme la première page d’un nouveau livre, entrer lentement, s’asseoir et prendre délicatement les habits du héros de l’histoire, les enfiler, vêtement après vêtement, sans hâte, pour s’emparer au passage de la solennité du moment, de la singularité du personnage. Et pourquoi pas choisir un environnement sonore ? Avec précaution, « musique Maestro », placer le héros en position d’attente du premier acte qui l’éveillera à lui-même et fera de ces premières lignes l’introduction de son destin ; il naît, c’est absolument indéniable, il naît, et respire dans ses habits tous neufs de locataire. Il passe sa main dans ses cheveux, signe qu’il est au rendez-vous du destin, sa vie va commencer sous ses yeux ébahis, le passage des trompettes d’Aïda le surprend malgré tout. Ouvrir le cahier que l’on a choisi pour sa couverture où est imprimé en gros, « Roman d’une vie », et puis….Et puis rien ! La solitude qui arrive comme cela, qui s’invite, s’installe, prend ses aises et le vide, le blanc sans image, et le disque qui tourne pour une musique sans spectateur viable.

            Non ! Cela ne peut pas se terminer aussi vite, à peine quelques lignes pour raconter cette nouvelle destinée qui commence, et qui se doit d’être l’entrée en matière d’une vie qui méritera d’être vécue. Déçue, décontenancée, l’envie d’écrire s’en va, penaude d’avoir été convoquée pour si peu, on voudrait s’accrocher, mais le stylo est à terre, et le geste rageur de la fermeture du livre blanc tout prêt pour l’histoire nouvelle, sans les décombres de l’ancienne, a cassé la magie du moment. Alors, pour oublier l’incertitude, effacer l’instant raté, prendre vite un livre déjà écrit, un livre pour de vrai, choisir une histoire et se l’approprier pour un soir. S’installer, ouvrir la première page remplie par quelqu’un d’autre et devenir cet être indiscret qui s’invite sans tambours, ni trompettes pour un voyage qui n’est pas le sien, où l’on n’a pas payé sa place, en compagnon silencieux et invisible d’un héros qui n’est pas soi. Pour quelques pages d’oubli et de tranquillité.

  • Très fort ce passage !! Je ne sais pas quoi te dire de plus, sauf que je trouve que tu (te) racontes avec talent. Ce n'est pas facile de maintenir l'équilibre entre l'intérêt du lecteur pour l'histoire avec de véritables morceaux de soi dedans et le dévoilement d'une pensée intime qui en dit long sur sa propre vision du monde (et dire que je disais que je ne savais pas quoi dire de plus !?!)? Enfin, tu fais ça très bien, merci Jacques et je suis comme toi quand l'écriture me quitte ou joue à cache cache avec mon inspiration, je prends un livre et je m'invite entre les lignes. Quelquefois ça m'inhibe mais jamais trop longtemps et puis vient le coup de boost qui me fait repartir sur les chemins de papier... A bientôt

    · Il y a presque 13 ans ·
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    jones

  • Merci Lisa

    · Il y a environ 13 ans ·
    Persopsy

    Jacques Lagrois

  • Merci Gisèle

    · Il y a environ 13 ans ·
    Persopsy

    Jacques Lagrois

  • Ah ! cette sensation fébrile et sa chute frigide... comme tout écrivain connaît !!! et l'oeuvre autre pour se réfugier dans la douleur sanguinolente de son propre échec et se repaître du talent qui est ailleurs... Merci Jacques. Tout ceci est délicieusement écrit. J'ai hâte que tu sois édité ! Et pour le dire, coup de coeur.

    · Il y a environ 13 ans ·
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    Gisèle Prevoteau

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