Mon rêve américain

kathrin-jacob

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant ! Il n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Mon rêve d’Amérique ! Je suis là, enfermé dans le camp de travail forcé du goulag, je suis mal considéré et je dois travailler douze heures par jour à l’extraction de charbon, si je veux avoir droit à cette soupe insipide qui ne nous mène jamais à satiété. L’hiver approche à grand pas, les prémices de cette saison que je redoute tant, pointent déjà le bout de leur nez. Les feuilles sur les arbres se font des plus rares, certains oiseaux ont migré vers le sud, le vent souffle en grandes rafales qui apporteront la neige d’ici un jour ou deux, et durant de longs mois, ce manteau blanc recouvrira chaque parcelle de terre et rongera mes os déjà si usés. Cinq longues années que j’ai été expulsé des terres familiale et déporté ici en Sibérie afin de purger une peine que je ne mérite pas, un châtiment injuste que rien, même pas la collectivisation des campagnes au nom de la doctrine communiste, ne justifie.

C’était hier me semble-t-il ! Je faisais partie d’une famille de koulaks ukrainiens qui était ce qu’elle était d’aussi loin que pouvait remonter sa mémoire collective. Nous avions une douzaine d’ouvriers agricoles qui besognaient à nos côtés afin d’exploiter au mieux et dans la pure tradition nos terres. Nous vivions bien, nous avions su traverser les guerres, les famines, nous étions heureux sans en avoir vraiment conscience. Désormais, je savais que cette période de ma vie étayée par ces longues soirées au bistro du bourg passées en compagnie d’autres paysans comme moi, étaient le symbole du bonheur.

Je me souviens d’une soirée en particulier, un américain, John, journaliste de son état nous avait rejoints. Il interrogeait les villageois depuis plusieurs jours, car il disait vouloir faire partager aux Newyorkais des tranches de vie des habitants des pays de l’Est, de cette vieille Europe d’où beaucoup d’entre eux venaient eux-mêmes. Ils avaient quitté leurs pays attirés par le rêve américain. Certains d’entre eux étaient parvenus à atteindre ce rêve, ils étaient devenus des entrepreneurs, des chefs d’entreprise, des hommes politiques chargés de pouvoir, des salariés reconnus de puissantes multinationales…. John, tout en fumant son gros cigare, agitait sous notre nez le journal pour lequel il travaillait, il l’avait roulé et s’en servait comme d’une baguette de chef d’orchestre. Il bavardait et buvait beaucoup. La vodka finit toujours par assommer celui qui en abuse sans méfiance, elle se dilue dans vos veines et endort votre cerveau en y laissant des maux de tête inoubliables le lendemain. Enivré, John laissa tomber le New-York Times sur le sol de terre battue de l’estaminet. Je m’en saisis avec avidité, je voulais, moi aussi, toucher un bout du rêve, tenir le New York Times entre mes mains, c’était comme tenir un morceau d’Amérique et tous les espoirs qu’elle représentait pour tant d’Hommes.

J’ouvris le quotidien en son milieu et je me retrouvai devant une photographie pleine page ! Une belle photographie en noir et blanc qui représentait l’arrivée d’un paquebot dans la baie de New-York. Une foule serrée se tenait sur le pont et regardait la grande dame, regardait la statue de la liberté. Le cliché était pris à une trop grande distance pour que je puisse voir l’expression des visages, mais le mouvement des corps saisis par l’objectif montrait l’émotion du moment. Un instant de pure grâce, c’était comme si je vivais l’enthousiasme de ces migrants, leur émotion, leur joie d’arriver enfin vers la terre promise tout en ayant un pincement au cœur en pensant à ce qu’ils av           aient du quitter, au prix à payer pour pouvoir vivre libre, pour pouvoir réaliser enfin leur rêve ! L’Amérique !

Le froid me saisit, il s’était infiltré insidieusement entre mes couches de vêtements déjà usés jusqu’à la corde et les diverses couches de papier journal que j’y avais glissé pour tenter de me prémunir de ce souffle polaire. Nous attendions, alignés en rang d’oignons, le signal pour retourner au camp, les gardiens nous faisant attendre d’interminables minutes dans le blizzard, ils n’avaient aucune pitié pour les zeks que nous étions. Ils nous considéraient comme des traitres au régime de Staline car nous n’avions pas voulu accepter sans nous rebeller de laisser transformer nos terres en kolkhoze. Nous n’avions pas adhéré à l’idéologie communiste et donc on nous avait déportés en Sibérie afin de peupler cette région inamicale. En effet, à l’issue de notre peine, nous étions assignés à résidence sur ces terres hostiles où nous devions nous installer définitivement pour continuer son développement. La plupart d’entre nous n’avions plus rien, on nous avait spolié de nos terres, de nos maisons, de nos animaux, de notre dignité. Nous n’avions d’autre choix que de rester là et tenter de nous reconstruire une vie. Je ne voulais pas de cette vie là !

Je ne faisais pas de vague, cinq longues années que je me tenais tranquille, j’avais vu mon frère se faire abattre comme un chien car il avait tenté de s’opposer avec violence à notre expulsion. On ne nous avait pas laissé la possibilité de l’enterrer, je ne savais pas où se trouvait désormais son corps, je n’avais que la prière pour me réconforter et combler le manque d’un frère que j’admirais et que j’aimais toujours malgré le temps écoulé. Je voulais sortir de ce camp vivant, je voulais réaliser mon rêve, je voulais monter à bord d’un navire, avoir le mal de mer s’il le fallait, mais je voulais voir dans le matin levant, la grande dame, symbole de ma liberté, de mon rêve, mon rêve américain. Je le devais à ce frère qui s’était sacrifié car il avait un idéal. En me tenant quiet, je pouvais espérer ne pas avoir de prolongation de peine et ainsi sortir encore vaillant. J’aurai alors le droit de m’installer dans une cahute dans le gros bourg qui jouxtait le camp. J’y retrouverai d’anciens détenus auprès desquels je pourrai travailler au développement de la grande U.R.S.S.

Mes camarades de chambrés parlaient souvent de leur libération et de leur installation à l’extérieur du camp. On faisait tout pour nous déshumaniser, par des humiliations quotidiennes, par la privation de nourriture régulière, par le manque de sommeil fréquent, mais malgré tout, nous tachions de rester des hommes dignes de ce nom. Mais je ne partageais pas leurs espoirs, mes aspirations étaient plus grandes, plus ambitieuses, plus risquées également. Un jour, j’irais en Amérique !

En ce dimanche matin, je suis de corvées et je dois donc balayer le baraquement qui nous sert de résidence. Cette tâche remplacera mon office dominical. En effet, nous n’avons même plus ce droit là, si nous souhaitons prier, nous devons le faire discrètement, la religion étant considérée comme une entrave au développement du communisme. Je soulève une poussière noire avec le balai de branches que j’utilise pour nettoyer. La fumée pleine de suie, qui s’échappe du poêle déficient, se colle à tout ce qui se trouve dans la pièce. Pour protéger nos maigres possessions,  nous devons tout emballer dans du papier journal, denrée rare que l’on doit échanger contre des cigarettes ou un maigre morceau de pain. Un vrai trafic s’est organisé au sein du camp, chaque baraquement a sa spécialité. Le notre gère le trafic de cigarettes. Je ne fume pas, mais je m’y connais en maquignonnage. Rien ne se perd ici, tout se transforme ! Nous récupérons jusqu’aux mégots afin de faire de nouvelles cigarettes que nous échangeons encore et encore.

Le quotidien n’a rien de palpitant, les jours se ressemblent invariablement. Nous tentons toutefois de faire varier cette monotonie en racontant des anecdotes du passé. Les nouveaux arrivants nous parlent de la vie à l’extérieur, nous passent quelques livres qu’ils ont pu cacher dans leurs maigres bagages, je les lis et relis, voulant me soustraire à cette triste réalité. La fin de ma peine s’approchant à grands pas, j’occupe également mes nuits à programmer mon avenir. Je me dois d’organiser mon départ de ce coin perdu où tout me rappelle ma déportation.

Enfin ! Enfin je passe les portes du camp pour la dernière fois ! Je m’arrête quelques minutes et j’embrasse le paysage qui s’étend à perte de vue devant moi. L’hiver touche bientôt à sa fin mais la neige est encore là et s’étire à l’infini. Puis je me décide à me rendre au bourg qui jouxte le camp. J’y aurai une chambre, je pourrai continuer à travailler à la mine en échange d’un maigre salaire. Toutes les fins de semaine, je devrai pointer auprès des autorités afin qu’elles puissent s’assurer que je participe au développement de la Sibérie, une semi-liberté en somme. Bien que mes conditions de vie se soient quelques peu améliorées, je ne compte pas rester très longtemps dans cette contrée inhospitalière. J’économise sur tout, je veux épargner le plus possible afin de pouvoir partir avec un peu d’argent afin de faciliter mon « évasion ».

Beaucoup de mes compagnons passent leur temps libre à boire dans les quelques bistros qui jalonnent la rue principale de la ville, je ne partage pas leurs loisirs. Toutefois, j’ai sympathisé avec quelques uns d’entre eux et ils m’ont aidé durant ces derniers mois à rassembler tout ce dont j’avais besoin pour assurer mon périple. Vêtements chauds, bonnes chaussures, sacs à dos, cartes routières, boussoles, faux papiers…et j’en passe. Je vais avoir un sacré chemin à parcourir avant de mettre un pied en Amérique et réaliser le rêve qui m’a permis de tenir toutes ces années. Ce rêve qui m’a fait survivre à tant d’humiliations et de privations.

Le jour du départ est enfin arrivé. Un an que je m’y prépare. Nous sommes à la fin du printemps à quelques pas de l’été, la nature s’est réveillée et l’herbe verte a remplacé la neige, les animaux sont également sortis de leur torpeur, je prends un nouveau départ. Ces longs mois de préparation n’ont fait que renforcer mon envie de partir. Les sacrifices ont été énormes et les négociations rudes. Dans cette petite ville, on peut trouver tout ce dont on a besoin si on s’en donne les moyens. Et je me suis donné les moyens ! J’ai troqué, marchandé, négocié, échangé et je suis fin prêt pour ce long périple qui m’attend. Igor couvrira mon absence en expliquant que je suis malade, cela me permettra de couvrir deux jours de voyage. Je pars avec le premier camion qui quitte la bourgade, caché à l’arrière le temps de nous éloigner, ensuite je me ferai passer pour le deuxième chauffeur, en effet la route sera longue, il est noté sur notre feuille de route que nous devons livrer notre chargement à la frontière finlandaise. Le prix de ce voyage a été exorbitant mais il y a des choix qui n’ont pas de prix.

La sortie du bourg s’est faite sans encombre, cela fait plusieurs heures maintenant que nous roulons, je suis installé à l’avant du véhicule qui me secoue, je me sens moulu, mais également ivre de cette toute nouvelle liberté. Les kilomètres défilent les uns après les autres, m’éloignant de mon passé, de mes souvenirs d’enfance, de mes malheurs, de mes années d’internement. En revanche, ces kilomètres me rapprochent de mon rêve et cela n’a pas de prix, cela vaut tous les sacrifices ! Après plusieurs heures à ce rythme, nous avons fait enfin une halte. Lorsque je mis le pied sur le sol, ce fut comme si je marchais sur une autre planète, mon corps n’était que souffrance et courbatures, je ne sentais plus mes os. Je me mis à marcher pour tenter de me dégourdir les jambes et détendre mes muscles. Je me demandais comment mon compagnon de route pouvait tenir aussi longtemps dans un tel engin sans se plaindre et en effectuant si peu de pauses. L’habitude certainement !

Je ne compte plus les jours qui défilent, la traversée de la Sibérie pour rejoindre la frontière finlandaise me semble interminable. Je suis devenu une boule d’impatience. Nous avons dû gérer quelques avaries qui nous ont mangés du temps. Alors que nous roulions sur une mauvaise route, un des pneus a éclaté. Prévoyant, le chauffeur Vlad avait une roue de secours sous la remorque. Toutefois, il nous fallut plusieurs heures pour échanger les roues. Nous avons sué eau et sang pour dévisser les écrous qui maintiennent la roue. Afin de nous compliquer la vie, une pluie battante s’est déversée sur nous, rendant les outils et le sol glissants. Nous repartîmes et Vlad m’expliqua qu’il allait falloir trouver un garage pour réparer la roue. En effet dans ces contrées parfois désertes sur des centaines de kilomètres, mieux valait être avisé. Nous roulâmes toute la nuit pour arriver dans une petite ville attristée par la pluie qui nous suivait. La pauvreté qui englobait si parfaitement la grande U.R.S.S n’avait également pas oublié l’endroit. Le garagiste à qui nous confiâmes la roue à réparer, nous indiqua une auberge à quelques rues de là. Nous pûmes ainsi manger un vrai repas. Le borsch et les pierogi que l’on nous servit étaient des plus délicieux. Je ne me souvenais pas de la dernière fois où j’avais mangé avec tant d’appétit et de plaisir, conséquence de tant d’années de privations Soudain des odeurs de mon enfance assaillirent mon esprit, nostalgie de l’âme, souvenirs de ce qui m’a construit.

Nous reprîmes la route. Peu avant la frontière, pénurie de carburant, encore du temps à attendre. J’apprends la patience. Arrivé à destination, la chance me sourit, je passe sans encombre les contrôles douaniers. Vlad connaissant toutes les astuces. Ensuite, nous nous séparèrent avec plus d’émotion que je n’aurais pu l’imaginer, mais ce temps passé dans la promiscuité de la cabine, nous avait lié. Quittant l’entrepôt où Vlad laissait son chargement, je me rendis à la gare marchande. Je me dissimule, je dois me rendre transparent pour les autorités, je ne parle que quelques mots de finlandais appris durant le périple sibérien. Mon accent est exécrable, je préfère ne rencontrer personne.

Un passeur doit contre financement m’attendre à la gare. Son signe distinctif, un tatouage qui lui mange tout le bras droit. Un énorme dragon crachant feu et colère se mouvant avec la contraction des muscles. Après quelques heures d’observation, je localise le bonhomme. Il parle russe, mais je l’aborde un cœur battant la chamade. A quel point puis-je lui faire confiance ? Le gars est rude et sans compassion. Son objectif, c’est l’argent ! Rapidement il m’entraine dans un baraquement mal entretenu qui sent le gazole et le goudron. Il me dit de me terrer sur une vieille paillasse allongée dans un coin sombre du local. Il m’annonce qu’il viendra me chercher le moment venu. Il me jette une boule de pain rassie et s’en va en claquant sans ménagement la porte déjà branlante. Mon passeur me rend visite chaque jour avec toujours ce même pain dur agrémenté parfois de saucisson gras et rance. Je le questionne, mais toujours la même réponse, il faut attendre. Parfois je m’inquiète et rumine les plus pires scénarii possibles jusqu’à être ivre d’angoisse. Après 5 jours interminables, il m’annonce finalement que le train que je dois prendre pour rejoindre Oslo est sur le départ. Long périple au travers de la Finlande, de la Suède et ultime destination la Norvège. Moi qui jusqu’à lors ne connaissait rien au monde, traversait l’Europe du nord pour aller vers ma liberté. Voyage initiatique en quelque sorte.

Après m’avoir jeté une veste d’agent de gare, mon passeur m’entraine le long des voies ferrées. J’ai peur ! Une transpiration froide et insidieuse glisse le long de mon dos. Je me prends les pieds dans les traverses, je bute, je suis sur le fil, proche de la chute. Pour finir, le trafiquant d’hommes me désigne un wagon et m’ordonne d’y grimper. Je lui tends son dû. En échange, je reçois un sac de mauvaises victuailles. Il finit par me donner les dernières instructions nécessaires au bon déroulement de mon expédition que je pense solitaire. Mais lorsque mes yeux se sont adaptés à la pénombre du lieu, j’aperçois deux hommes qui se cachent derrières les palettes de marchandises. Ils sont russes, comme moi, mais ils s’arrêteront en Norvège, pays qui engagent des émigrés pour les travaux de force. Je n’arrive toujours pas à m’habituer au temps qui ne s’écoule que lentement. La peur et la faim nous tenaillent le ventre. Les arrêts en gare sont notre supplice, mais le fait d’être ensemble nous permet l’espoir de réussir notre exode.

Enfin la gare d’Oslo nous accueille. Je suis fourbu, sale et affamé. Prochaine étape, me faire embaucher sur un cargo comme matelot. Mon apparence de chien errant ne m’aidant pas, j’erre plusieurs jours avant de pouvoir trouver un équipage qui me veuille bien à son bord. J’ai du voler de la nourriture et le premier repas pris avec mes futurs compagnons de traversé est un festin. Je travaille dure, je veux pouvoir atteindre Southampton. Le bateau chargé à bloc quitte le port et même si je suis dans la cale lorsqu’il quitte le quai, je me sens libre. Mon rêve prend forme, chaque étape de mon expédition le nourrit. Je n’ai pas le mal de mer et je me fais vite aux habitudes des marins. Malgré la différence de langue, j’arrive à communiquer et saisir les ordres. Nous arrivons à Amsterdam, nous y resterons 2 jours, déchargement et chargement de marchandises. Le soir de notre arrivée, je me décide de m’aventurer sur les quais, je compte aller boire quelques verres, j’ai besoin de sentir sous mes pieds les prémices de ma liberté. J’entre dans  une gargote enfumée et je me dirige droit vers le comptoir où j’indique au serveur que je veux boire. Il me serre une bière amère qui coule en moi comme une boisson de jouvence. Je trinque avec mes voisins, nous sommes tous des marins en quête d’oublie et d’ivresse. Celle-ci me tombe dessus bien plus vite que je ne l’aurais pensé. Je suis dans un état second lorsqu’une femme m’aborde et me fait comprendre qu’elle boirait bien en ma compagnie. Je continue à m’échapper en lui emboitant le pas. Je ne sais trop comment, mais je finis par me retrouver dans une chambre sombre aux relents de nourriture. Je sens les mains de la femme qui tire sur ma ceinture, je me laisse faire et je me retrouve rapidement allongé à ses côtés sur un lit qui a du voir bien des marins de passage. Mais la chaleur de son corps se frottant contre le mien me fait du bien. Très vite elle m’attire sur elle, je m’y enfonce sans retenue, ne pensant qu’à mon plaisir, elle n’existe pas, elle n’est qu’une étape vers ma liberté. Je ne jouis pas aussi vite que je l’aurais voulu, l’alcool certainement. Notre copulation n’a pas duré plus de dix minutes. Elle s’en moque, ce qu’elle veut c’est de l’argent, puis elle me rejette à la rue comme elle m’y a pris.

Arrivé à Southampton, je trouve rapidement à me faire embaucher sur un bateau. L’expérience que je viens de me forger me permet de me faire enrôler sur le Georgic, paquebot transatlantique qui me conduira droit à mon rêve d’Amérique. L’ancre est levée, je suis sur le pont, je veux quitter cette vieille Europe en la regardant droit dans les yeux, je n’y reviendrai jamais, j’en ai la certitude. La traversée n’a rien d’une croisière pour moi, mais à chaque mille marin effectué, je sens mes veines se remplir d’une douce chaleur qui m’enivre de liberté. Je suis par moment si euphorique que mes compagnons me considèrent un peu comme un simple d’esprit. Ils ne peuvent pas comprendre. J’observe à la dérobée régulièrement les autres passagers. Il y en a de toute sorte ! Du plus pauvre au plus riche ! Les différentes classes sociales ne se mélangent pas. Chez les plus démunis on remarque ce mélange d’espoir et de crainte. Ils me ressemblent tant ! Nous sommes frères d’idéal ! Les nantis se promènent sur le pont supérieur avec un air blasé parfois, dédaigneux à l’égard des hommes comme moi, souvent. Certains ne nous remarquent même pas, nous les employés à leur bien être, nous sommes transparents. Encore des mondes qui se croisent mais ne se rencontrent pas. Certains jours de forte houle, je suis nauséeux et il m’est pénible d’accomplir les tâches qui me sont assigner, nettoyage des ponts, mises ne place des transats…le temps qui s’étire, nourrit toujours mon impatience.

Puis un matin cortégé par  un vent brutal et froid, associé à un sale crachin qui gèle les visages,  je suis à l’avant du pont supérieur et j’attends l’apparition de mon rêve, la grande dame de fer, celle qui m’a permise de survivre et de m’évader. La statue de ma liberté ! Je me tiens là, à l’attendre en pensant à tous ceux qui comme moi s’attachent à leur rêve, à tous ceux qui avant moi ont fait le même voyage, vital et apodictique. Je pense aux membres de ma famille que je ne reverrai probablement jamais, à ce frère abandonné sur une terre devenue si lointaine, ma mémoire affiche ces dernières années passées en reclus, puis je retrace rapidement  le trajet effectué, le chemin parcouru pour en arriver là. Les images défilent à une vitesse vertigineuse. C’est alors que, subitement, elle sortit de la brume pour me faire signe. Emu, les larmes me montèrent aux yeux, je les laissais glisser le long de mes joues, elles se mêlèrent aux gouttes de pluie. Larmes de joie ! La sensation qui s’empara de moi était bien plus forte que tout ce que j’aurais pu imaginer ! J’étais hors du temps ! Enfin j’étais libre, enfin j’avais réalisé mon rêve. Mon rêve d’Amérique ! Je restais là comme hypnotisé mais certain qu’un avenir meilleur m’attendait…

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