Hope

nouontiine

Malcom faisait partie de cette vague d’Africains qui avait déferlé sur l’Amérique au lendemain de l’élection d’un homme noir à la tête du pouvoir. Cet acte synonyme d’espoir leur avait soudain rendu la capacité de croire. Alors comme tant d’autres, il était parti tenter la grande aventure sur cette terre inconnue dont le nom était sur toutes les lèvres, pour enfin commencer à vivre et peut-être bousculer son destin. Il avait débarqué à Flint, une petite ville perdue au nord des États-Unis, dans l’état du Michigan, rongée par le chômage, la violence et le crack. Il avait renoué un vague lien de parenté avec un oncle émigré de longue date, afin d’obtenir un visa touristique de quelques mois. Il était vif, audacieux et trouverait donc bien quelque chose à faire dans cette Amérique de tous les possibles.

Les premiers jours le laissèrent pourtant hésitant, décontenancé par le paysage décousu qui s’offrait à sa vue. Son oncle, qui résidait à Northwestern, le quartier noir et défavorisé de la ville, vint le récupérer à l’aéroport. On était alors au mois de décembre et la ville regorgeait de lumières scintillantes, de réclames géantes et de Santa Claus grimaçants. Il était à la fois satisfait et soucieux d’être arrivé à bon port, tant la petite ville de Flint était loin de ressembler à l’image idéalisée qu’il s’en était fait. Les États-Unis d’Amérique étaient pour lui symbole de puissance et d’opulence. Or, le quartier où l’entraînait son oncle devenait plus sombre au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans l’enchevêtrement des rues. À travers les vitres de la petite auto automatique à bord de laquelle il avait pris place, plein d’allant et aussi excité qu’un gamin, il observait des maisons délabrées et des jardins mourrant d’ennui. Sur le porche de l’une d’entre elles, il était même inscrit en grosses lettres maladroites : « Pas de prostitution ici ». Le jeune homme était perplexe. Le vieux, qui l’observait du coin de l’oeil, lui lâcha en guise d’explication : « C’est la crise Malcom. La plupart des jeunes sont au chômage et traînent toute la journée dans les parages... quand ils ne préparent pas un mauvais coup ! Même les mères de familles fument du crack maintenant, soi-disant pour oublier, tandis que leurs gosses vont à l’école avec des calibres et des lames de rasoirs cachés dans leurs sacs. On les passe tous les matins au détecteur de métaux pour qu’ils se tiennent tranquilles. C’est la jungle ici, petit».

Malcom avait pris la décision de partir sur un coup de tête et la communauté au sein de laquelle il vivait au Burkina Faso avait donc avancé son tour de tontine, afin qu’il puisse récupérer un capital de 3.000 euros pour financer son projet. Il était fier de la confiance que l’on plaçait ainsi en lui et se sentait capable. Trois semaines plus tard, il s’envolait donc vers cet avenir qu’il lui fallait bâtir.

Sotigui, son oncle, vivait seul depuis des années dans un petit appartement perché au 5e étage d’un immeuble à l’aspect plutôt délabré. Il y accueillit Malcom avec enthousiasme, visiblement heureux de rompre avec la solitude qui était sa principale compagne et de recevoir par la même occasion des nouvelles fraîches du pays où il n’avait pas mis les pieds depuis plus dix ans. Les premiers jours permirent à Malcom de s’imprégner de l’atmosphère  du quartier, où il déambulait des heures durant, fasciné par le va et vient brouillon qui animait les rues et surpris par les grandes avenues bétonnées qui quadrillaient la ville. Chez lui, seuls les axes principaux étaient goudronnés, le reste des routes était aménagé dans la terre rouge. Et puis, la nourriture abondait à tous les coins de rue. De nombreux fast-foods affichaient des publicités géantes et proposaient des menus à emporter ou à manger sur place à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Son oncle s’amusait du regard médusé, presque interloqué, que posait le jeune homme sur toutes ces choses qui lui semblaient désormais anodines, voire moroses. Et Malcom finit par s’habituer à cette terre de contrastes. Au bout de trois semaines, il semblait avoir intégré certains codes du quartier et commençait même à nouer des liens avec le voisinage et divers commerçants. Il réfléchissait et observait tout ce qui l’entourait, car il était venu prendre sa part se disait-il. Sa part de rêve et de bonheur. Il devait entreprendre quelque chose et réussir, parce que sa marge de manoeuvre était plutôt réduite. Il ne lui restait plus que les deux tiers de la somme empochée à son départ et la vie aux États-Unis était bien plus chère qu’il ne l’avait prévue. Il devait donc rapidement trouver du travail, d’autant qu’il ne voulait surtout pas devenir une charge pour le vieux. Ce dernier s’échinait chaque jour dans une usine de sous-traitance de General Motors, l’un des seuls employeurs encore plus ou moins stables de la région. Il travaillait dur, vivait chichement et sans fantaisies. Malcom avait du mal à comprendre comment on pouvait languir ainsi, comme si chaque jour était un éternel recommencement de la veille. Le vieux, qui n’avait ni femme ni enfants, vivait reclus dans son petit appartement depuis des années, fréquentant peu de monde et sortant encore moins, si ce n’est le dimanche pour se rendre au temple, celui des Témoins de Jéhovah, auquel il appartenait avec ferveur. Il s’était habitué à cette vie et s’en accommodait plutôt bien, parce que l’inconnu l’effrayait à présent et qu’à son âge, on ne part plus tenter l’aventure, tentait-il d’expliquer à Malcom qu’il jugeait impétueux et arrogant à sa manière de toujours vouloir défier le monde. La vie lui avait appris à se satisfaire de très peu et chaque dimanche, pris d’une ardeur frénétique, il rendait grâce au Seigneur pour la vie paisible et sans entourloupes qu’Il avait daigné lui accorder.

Malcom s’éveilla un matin avec une idée en tête. Cela faisait précisément un mois qu’il avait débarqué à Flint et l’inaction commençait sévèrement à lui peser. Sur les recommandations de  son oncle, il avait essayé plusieurs petits jobs auprès de quelques commerçants du quartier. Il avait ainsi fabriqué puis livré des pizzas, lavé des voitures et même tenu la caisse de l’épicerie située à l’angle de la rue, durant quelques jours. Il se sentait pourtant à l’étroit dans ce périmètre et songeait qu’il n’avait pas traversé tout un océan pour accéder aux mêmes petits boulots qu’il aurait pu se dégoter à Ouagadougou, la capitale effervescente de son pays natal. Car même si la paye était versée en dollars, une fois déduite ses dépenses quotidiennes, il ne lui restait pas grand-chose. Sa suffisance exaspérait le vieux, mais Malcom, lui, convoitait un petit local tenu par un vieux Jamaïcain avec lequel il avait sympathisé dès son arrivée. Il avait passé de longs après-midi à philosopher avec lui sur le monde, la vie en Afrique, en Jamaïque, sur le rêve américain et bien d’autres sujets encore. Tosh voulait retourner sur son île, pour y couler une retraite bien méritée à ce qu’il disait, loin des fous et des crackheads du quartier qu’il avait côtoyés pendant des années. « Je suis fatigué maintenant, avouait-il à Malcom. Il est temps pour moi de céder la place aux jeunes ». Et cette idée avait rapidement fait son chemin dans l’esprit bouillonnant de Malcom. Il voulait prendre la relève. C’était une petite affaire, d’une superficie de soixante m2 à peine, mais c’était largement suffisant pour commencer et puis le « Nyabinghi », comme l’avait baptisé Tosh était tellement bondé certains soirs qu’il fallait y entrer à tour de rôle et ne pas squatter le lieu plus d’une heure sans consommer, sinon c’était la porte. « Il faut être ferme avec ces chiens morts, ne cessait de tempêter Tosh, sinon, ils te bouffent ! Je te jure Malcom, ils vendraient même leurs gosses pour une dose ». Et, invariablement, il crachait de mépris.

Au bout d’une semaine, l’affaire était entendue. Malcom avait remis les 2.000 dollars que demandait Tosh pour lui céder sa petite entreprise, et ils échangèrent une franche poignée de main au terme de la transaction. « Je te la donne à toi Malcom, parce que tu as l’air d’être un gars décidé, pas encore pollué par ce foutu quartier. Mais fais bien attention à toi petit ! Jah bless ya ». Et Malcom, pour la première fois de sa vie, se retrouvait propriétaire de quelque chose. Son rêve commençait à prendre forme.

Le lendemain, il se tenait donc droit et fier comme un paon devant ce qu’il appelait désormais pompeusement « son bar ». Il investit ses derniers dollars dans l’achat de bières, de rhum et de quelques alcools forts pour se constituer un fonds de départ, et dénicha quelques grandes tentures colorées qu’il fixa aux murs, afin de s’approprier les lieux et de les rendre ainsi un peu moins abrupts. Il était heureux, dans un état proche de l’euphorie en dépit des regards courroucés que lui lançait le vieux Sotigui, irrité de le voir se lancer dans la tenue d’un commerce aussi peu respectable. « Ce bar a toujours été un repaire de drogués Malcom et tu n’y changeras rien ! À moins que tu aies commencé à fumer du crack toi aussi ? », haranguait-il. Mais Malcom lui répondait toujours dans un grand éclat de rire, où perçait déjà une once de condescendance : « Tu seras heureux d’être mon invité Sotigui, crois moi ! » et retournait aussi vite à ses préparatifs.

Il nettoya son lieu de fond en comble, ce qui lui prit une pleine journée vu la couche de crasse qui imprégnait les murs et les recoins les plus sombres. Il dégota également un pot de peinture rouge, à l’épicerie de l’angle de la rue où, vraiment, l’on trouvait de tout et repeignit lui-même la façade de son bar. Puis, il traça soigneusement en grandes lettres blanches au-dessus la porte : « Hope ». C’est le nom qu’il avait choisi pour enseigne. Il contempla alors son oeuvre avec une grande satisfaction et pour ne pas perdre un instant de plus, décida de se lancer le soir même.

Pour cette inauguration impromptue, il composa plusieurs cocktails aux noms alléchants : l’Afro Disiak, le Gingeer love et le Firebird et décréta que de 20h à 22h, ce serait « happy hour ». Un verre acheté, un verre offert. Parce que même pour une ouverture, il n’était pas prêt à abreuver gratuitement tous les pauvres types qu’il voyait errer dans le quartier, ingurgitant des liqueurs achetées à crédit à l’épicerie de l’angle de la rue, puis dissimulées dans de petits sachets en papier kraft, histoire de faire croire qu’ils sirotaient du Diet Coke ou du Dr Pepper, alors qu’en réalité, ils s’anesthésiaient consciencieusement l’esprit. Et cette idée marcha du tonnerre. À 21h, la salle était pleine et s’il avait pu, il aurait poussé les murs pour accueillir la foule de curieux, de désoeuvrés et d’excités qui se bousculaient à l’entrée pour découvrir la nouvelle animation du quartier. Jusqu’à 2h du matin, the Hope ne désemplit pas et Malcom, avec une excitation qu’il avait du mal à tempérer, fourra une multitude de billets verts au fond de ses poches, parce qu’il gardait la caisse sur lui, à l’abri de son corps. Il était content. Il exultait même, parce que sa soirée de lancement avait pris une envolée qui dépassait le cadre de ses espérances.

Au bout d’une semaine, the Hope était devenu le QG des dealers, des putes et des paumés du quartier. Il avait bien espéré courtiser une clientèle plus sophistiquée, mais il devait reconnaître que la devanture de son bar, à travers laquelle on apercevait une salle sombre et étroite, tout en longueur, aménagée comme on l’aurait fait d’un maquis au pays, pouvait rebuter les âmes sensibles du quartier, qui n’étaient tout de même pas assez naïves pour entrer dans ce genre de coupe-gorge. Il s’était donc réjoui pour l’instant d’accueillir cette clientèle bruyante et peu regardante, espérant bien faire quelques aménagements avec le temps et rendre ainsi l’endroit plus attrayant. Et puis, il y avait trouvé son compte, en instaurant immédiatement une taxe payable d’avance pour toutes les transactions qui s’effectuaient dans son bar, quelle que soit leur nature.

Malcom obéissait à cet esprit froid et implacable qu’il s’était forgé, parce que cette blanche et lumineuse Amérique, il la voulait, bien déterminé à la mettre à ses pieds, à la maintenir sous la plante rugueuse de ses pieds nus qui, jusque-là, n’avaient encore jamais eu l’opportunité de porter des chaussures fermées. Il voulait goûter à cette existence confortable, individualiste et sûre d’elle-même dans laquelle il pourrait enfin se vautrer et afficher à son tour, avec morgue et arrogance, une insolente moralité.

La veille, Kaleea, une femme à la silhouette trop mûre, était venue le trouver pour lui demander du travail. Il avait ri tout d’abord, devant cette femme qu’il voyait invariablement passer chaque soir, devant son bar, flanquée de ses deux gamins et dont l’âge incertain attestait les vicissitudes de la vie. Surpris, puis grisé d’être considéré comme un patron, lui qui ne faisait que forcer le cours des choses. Elle avait une démarche bien chaloupée et son sourire un peu vulgaire pouvait encore en séduire plus d’un. Pourtant, il n’avait pas encore de quoi verser un salaire mais, irritante, elle insistait. Elle avait besoin d’un job, ne cessait-t-elle de répéter et, au début, elle travaillerait pour trois fois rien. Elle se contenterait même des pourboires s’il le fallait, mais elle avait vraiment besoin d’un job, aussi ingrat soit-il. Malcom finit donc par accepter, parce qu’elle avait l’air vaillante en dépit de son corps fatigué et qu’une présence féminine, aussi insignifiante soit-elle, était toujours de bon augure pour les affaires. Et, au fond, quelle aubaine de tomber sur une femme presque prête à travailler gratis ! Décidément, cette terre n’avait pas fini de le surprendre.

Ils finirent même par former une bonne équipe tous les deux. Kaleea, de sa voix rauque et suave, se prenait pour une beauté de la rue et désamorçait toutes les rancoeurs qui s’engouffraient dans le bar, tandis que Malcom, le regard d’un noir imperturbable, servait allègrement des bières, du rhum et permettait que l’on fume du crack dans son bar, parce que ça aussi, c’était bon pour ses affaires.

Un mois que son business tournait rondement et qu’il fourrait toujours autant de billets verts dans le fond de son jean et pourtant, Malcom était constamment sur le qui-vive. Il était aux aguets, comme un chien de guerre, parce qu’il se sentait épié et même surveillé désormais. Il avait conscience de l’étonnement proche de l’agacement qu’il suscitait. Comment un jeune Africain, sans argent et sans famille, mis à part le vieux Sotigui qui prêchait à qui voulait bien les entendre toutes ses conneries, pouvait-il, à peine débarqué en terre civilisée, convoité puis exploité l’un des commerces du quartier, fut-ce un bouge, quant tant de jeunes nés et bien élevés à Northwestern étaient encore assis sur les mêmes bancs ?

Depuis quelque temps, il ne récoltait plus que des grognements en guise de saluts, des « what’s up nigga ? » prononcés avec hargne et il sentait bien que Kaleea était désormais le seul rempart qu’il pouvait ériger entre lui et ce foutu quartier. Elle s’était mis à faire des passes également, pour arrondir son salaire comme elle lui avait subtilement fait remarquer, et il avait consenti à ce qu’elle recrute ses clients parmi les habitués du bar, tant que cela n’empiétait pas sur ses horaires de travail. Les services sociaux de la ville lui avaient promis de la reloger dans l’un des petits pavillons désertés qu’il avait aperçus à son arrivée, à l’entrée de la ville, et elle travaillait dur désormais, avec toute l’énergie que lui permettait encore son corps, pour amasser les 2.300 dollars exigés à l’entrée des lieux. Aussi, il lui avait proposé un deal, pour aller plus vite avait-il assuré : elle entreposerait du crack, chez elle, qu’il se chargerait de revendre discrètement dans l’enceinte du bar, à l’abri des regards et sous le nez des dealers qui ne le croyaient pas assez fou pour tenter de les doubler. Comme il s’y attendait, elle accepta, et avec empressement, parce que de temps en temps, il la prenait, là, dans son bar, avec une impétuosité qui lui permettait de dissimuler la vague pitié qu’elle lui inspirait et que cet accouplement, aussi âpre soit-il, lui suffisait, à elle qui était au bout de ce que la vie pouvait lui apporter.

Ce petit commerce s’avéra très lucratif. La vente de crack lui rapportait bien davantage que les petites consommations qu’il vendait au Hope, car il avait affaire à une clientèle pauvre, navrante et qui, en dépit de la pancarte explicite qu’il avait placée au-dessus du comptoir « Crédit a voyagé », se lançait toujours dans des jérémiades à n’en plus finir. Tandis que lui voulait voir les choses en grand. Uniquement. Il calculait qu’à ce rythme-là, il aurait amassé suffisamment d’argent dans quelques mois pour quitter la grande désolation de Flint et pousser l’aventure jusqu’à Detroit, la grande ville, où il se voyait déjà responsable, puis propriétaire – pourquoi pas ? - d’un bar bien plus grand, plus respectable et surtout plus juteux.

Il ne croisait plus Sotigui qu’en coups de vents dorénavant, parce que la vie du vieux était rythmée par les 3/8 qu’il vouait à l’usine et par ses va et vient incessants entre le temple et son piètre appartement du 5e étage. Il n’avait jamais daigné mettre les pieds au Hope et Malcom lui en voulait d’afficher ainsi ouvertement son mépris. Il ne cessait de lui répéter sur un ton qu’il voulait prophétique : « Le jour du jugement dernier, les premiers seront les derniers ».

« Foutaises ! », lui opposait Malcom avec une insolence qu’il ne cherchait non plus à dissimuler. Et peu à peu, il commença également à se méfier du vieil homme qui, sous ses airs mièvres de sainteté, puait la frustration et le manque d’horizon.

La rigueur de l’hiver s’en était allée, pour céder la place aux prémices du printemps. L’air était épais et sentait mauvais. Malcom se sentait peu à peu pris au piège dans cette ville gueuse. Il avait fini par se lasser de Kaleea, qui le dégoûtait à présent, à cause de tous ces hommes qui lui étaient passés dessus, mais surtout en raison de cet air glacé qu’elle arborait désormais en permanence, comme si l’existence avilissante dans laquelle elle s’embourbait avait fini par s’imprégner jusqu’à son visage. Elle levait sur lui un regard vide et empli d’effroi qui, en dépit de la désinvolture méprisante avec laquelle il l’a traitait, lui glaçait à chaque fois l’échine. Il avait songé se débarrasser d’elle, mais comment renvoie-t-on quelqu’un qu’on ne paie pas ? Il la gardait donc, un peu comme on tolère un vieil animal de compagnie dont on s’est depuis longtemps lassé, mais que l’on ne peut décemment jeter à la rue. Et puis, elle gardait sa marchandise, jalousement, et il avait exigé le double de ses clés, par commodité avait-il argué, tandis qu’il se méfiait d’elle comme d’un mauvais chien, hargneux et imprévisible. Justement, il la sentait frémir depuis quelque temps, sous son air impavide. Elle lui avait soufflé qu’elle allait bientôt partir, ayant amassé bien plus d’argent que le montant de sa caution et il l’avait félicité distraitement, de la manière dont il aurait caressé une brave bête, en guise de récompense, et il n’avait pas aimé le regard chafouin qu’elle lui avait alors jeté, attestant une profonde rancoeur à son égard.

Trois jours plus tard, il prit sa décision. Sotigui, une fois encore, l’avait fustigé au petit matin, avec une virulence qui l’avait alerté, comme s’il ne s’agissait plus d’une menace mais d’un ultimatum. Il songea alors que le vieux était capable de balancer aux macros et aux dealers du quartier les transactions qu’il effectuait dans son bar et qui empiétaient sur leur territoire, parce qu’il ne supportait plus l’opprobre qui, à travers son neveu, rejaillissait sur lui, s’étant même propagée rapidement jusqu’au parvis du Temple où Ses témoins, exaltés, juraient de chasser quiconque ne parvenait à mettre sa maison en ordre. Alors, il l’avait jeté à la gueule du loup, sans hésiter, et ils allaient le coincer, ce soir, prêt à lui faire regretter d’être venu tenter sa chance in the hood. Malcom, sans mot dire, avait bu le fiel de ses paroles et pris sa décision. Il appela aussitôt Kaleea et prétexta une nouvelle livraison, urgente. Il lui demanda d’ouvrir the Hope, le soir-même, et de tenir les lieux une heure ou deux tout au plus, le temps qu’il arrive. Elle, elle lui dit d’accord une fois encore, par lassitude bien plus que par complaisance, parce que toute marque de confiance, aussi fugace et biaisée soit-elle, lui procurait un vague sentiment d’importance dans sa petite vie agonisante.

À dix-huit heures, Malcom la vit, depuis la cabine téléphonique où il s’était embusqué, se diriger de sa démarche hésitante vers le Hope, où elle eut quelque difficulté à soulever le rideau de fer à moitié déglingué. Il se dirigea alors calmement vers son petit appartement, introduisit la clé qu’elle lui avait donnée dans la serrure et pénétra à l’intérieur. Il alla directement dans l’étroite chambre qu’elle partageait avec ses deux mômes et au fond de la penderie qui s’imposait dans la pièce, contre le mur, se saisit du reste de sa marchandise enfouie sous une pile de linge froissé et d’une grosse enveloppe jaune, lourde, épaisse, à travers laquelle il palpa avec un soulagement lâche plusieurs liasses de billets verts, soigneusement ficelés. Il ressortit tout aussi vite et se dirigea à grandes enjambées vers la petite gare routière de Flint, implantée à moins de deux kilomètres de là, où il acheta un billet pour le premier car en direction de Detroit, sa prochaine étape. Un quart d’heure plus tard, il montait sans se retourner dans le car affrété.

Oh, certes, il eut une légère, une vague sensation de culpabilité en songeant à Kaleea, Kaleea et ses yeux emplis d’effroi, mais il relégua rapidement cette image importune au fond de son esprit et caressa la grosse enveloppe réconfortante, dissimulée dans la poche intérieure de sa veste. Il se sentit alors heureux, soulagé et à nouveau empli d’espoir. Son rêve, décidément, prenait tournure.

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