Monsieur Belin

Christophe Soresto

Thierry est allongé, un sourire apaisé aux lèvres. La pièce est plongée dans le noir. Seule une lampe de bureau éclaire partiellement son visage, le haut de son torse, faisant ressortir son épaule largement tatouée de carpes et de dragons mêlés. Sa posture est raide mais patiente, offrant son corps à mes yeux avides.

Je parcours du regard ses formes anguleuses, son sexe flaccide, sa peau plissée où apparaissent quelques tâches. Une cicatrice court sur son ventre, figurant une improbable césarienne. Je laisse mes doigts glisser sur son bras, caresse doucement sa joue gauche, effleure ses cheveux. Cette scène, je l'ai rêvée tant de fois ! Les sourires que nous échangerions, la complicité renouée, renforcée par la maturité.

Pourtant j'ai froid.

Car nos retrouvailles ne sont pas telles que je les avais imaginées. Mes scénarios variaient souvent, selon des schémas prévisibles qui me suffisaient amplement : tantôt je le croisais à l'angle d'une avenue, manquant de me renverser de son pas dynamique, sifflant un de ses précieux airs d'opéra. Tantôt à la douane d'un aéroport, en partance pour une destination exotique, paradis romantique et secret.

Toujours nous finissions par échanger quelque propos magique et nous enlacer tendrement.

Et chaque fois, les gens nous regardaient en biais, avec suspicion et dégoût, notre  différence d'âges nous condamnant à la vindicte générale. Moi, je m'en moquais. Lui s'en réjouissait. Le maître et son élève ! Mon maître, Monsieur Belin. Mon papa de substitution, mon guide des premières années d'école. Elémentaire et fondateur.

Nos routes se sont séparées brutalement, pendant des vacances de Pâques je crois. Ma mère avait déposé une main courante contre lui, mais je ne le découvris que bien plus tard. Trop jeune pour comprendre qu'elle soldait ainsi une idylle mal digérée, je me persuadais que la jalousie l'avait aveuglée et qu'elle désirait alors m'arracher à celui qui peuplait mes jours et mes premiers émois.

Nous changeâmes rapidement de quartier.

Je finis péniblement l'année au milieu des cartons et de visages inconnus. Puis j'entrai au collège. Dans les mois qui suivirent, je n'entendis plus le concernant que de rares échos, rumeurs insistantes et invraisemblables. Les amies de ma mère ne l'évoquaient guère en ma présence, sinon en baissant la voix, des hochements de tête entendus clôturant sommairement la discussion.

Deux années passèrent, sans nouvelles. Je fréquentais peu mes congénères et moins encore les garçons, plongée dans des sagas romanesques ou de mauvaises bluettes, me berçant d'illusions, ressassant mes souvenirs.

Progressivement la douleur s'estompa.

Je restai même sans réaction lorsque j'appris par hasard qu'il avait été muté à l'autre bout du pays. Je m'étais tellement préparée à une annonce aux relents dramatiques que je fus soulagée de cet épilogue banal, solution administrative sans vagues ni éclats.

De longues études m'absorbèrent, puis un mariage d'amitié. Une petite fille advint qui en sapa les fragiles fondations. Devenue une professionnelle reconnue, je prétextais mille rendez-vous, des déplacements à l'étranger et évitais autant que possible les conseils de classes, les réunions de parents. Les enseignants surtout.

Ce soir, Barbra Streisand murmure à mes oreilles sa douloureuse et flamboyante « Memory ». Crescendo puis fortissimo, elle supplie qu'on la touche, elle voudrait tant qu'on l'aime. Je la convoque chaque fois que point la même tristesse, que surgissent des images anciennes, que s'emballe mon cœur .

Subitement, les néons glacés s'allument autour de moi.

Moment de panique, je tente de me rhabiller, honteuse et empêtrée dans le fil de mon casque. Ma collègue Isa, les yeux écarquillés, agite les bras nerveusement. Je ne perçois que des bribes du savon qu'elle me passe : "… fous Sophie ? Bordel ! Et pourquoi t'es à poil ici d'abord ? T'as deux autres autopsies à boucler je te rappelle !"

Sur la table en inox, Thierry reste imperturbable, ses yeux hermétiquement clos sur mes souvenirs. Lui n'attend plus rien de moi.

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