Monster

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A chaque fois que j’entendais tes doigts craquer, je rampais jusqu’à toi. La peur au ventre, traînant ma carcasse. Ce vieux sac cliquetant d’une sonorité guillerette. Mes os brisés sous le poids de tes silences. Tu ne pouvais que guère te soucier de ce son à vrai dire. Tu n’entendais seulement que la suave voix de ta chair. Ses appels, comme un chef de meute, réclamant son tas de viande souillée. Comme s’il y avait un petit neurone qui scintillerait pour te prévenir que ton organisme a besoin de se nourrir.
Je t’offrais mon corps en pâture. Mon âme en parure. Ainsi, une fois capturée, tu pouvais la montrer à ta guise aux bouffons qui étaient à tes pieds. Trophée invisible qui garantissait ta place de roi. C’était un besoin animal. Vital. Tu chassais, bondissais, puis attaquais. Férocement. Sauvagement. La moindre parcelle de peau craquait sous tes crocs aiguisés. Ma chair était fraîche. Jeune. Tu as donc dû patienter. Que le temps fut long dans l’ombre silencieuse. J’attendais, moi aussi. Quelques fois j’espérais te faire changer d’avis en te proposant de poser tes mains sur d’autres corps. Mais l’unique réponse qui m’était donnée n’était que coups de reins, suivis de coups de poings.
La routine, morose et sale, s’était installée paisiblement. M’arrachant à chaque semblant de rêve qui, timide, osait quelques fois pénétrer mon esprit. Je ne connais de la vie que tes phalanges glacées et tes lèvres de charognard. Déchirant, dans la pénombre, ma peau. Pourtant je survivais dans cet endroit clos. Comme si je gardais l’espoir d’en trouver la sortie. Comme si.
Alors que ta silhouette apparaissait, je resserrais mes petites mains, mes petites dents, malheureusement ridicules à côté des tiennes, sculptées dans le marbre. Je t’entendais descendre les escaliers, rompre le calme de la nuit qui enrobait la totalité de la pièce. J’entendais chaque bruit. Et même le plus minuscule paraissait assourdissant. Il y avait en premier le plancher, juste devant la porte, qui craquait. C’était le signal d’alarme. Il y avait le son des clés dans la serrure. Puis suivait le bruit de la clenche qui grinçait en s’abaissant. Ensuite, au fur et à mesure que les marches de bois rendaient leur énième dernier souffle, je pouvais entendre le cuir frotter contre les passants de ton pantalon. Chaque dent de ta braguette se décoller doucement. Comme une bouche qui sourit. Qui s’ouvre, et qui libère le Diable.
Quand maman me bordait, avant, je me rappelle qu’elle répétait sans cesse que jamais personne ne me ferait du mal. Qu’aucun Diable ne pouvait exister, et qu’absolument personne ne se cachait sous mon lit. Je  regrette qu’elle ait oublié de me mentionner le plus important. En effet, il ne se cachait pas sous mon matelas. Ni même dans mon placard. Il ne se cachait pas du tout, en réalité. Le Diable existait. Mais je crois qu’il dormait. Jusqu’au jour où maman ne s’est plus réveillée. Dès ce moment, c’est comme si une énorme tornade avait fait irruption dans ma vie pour tout saccager, pour tout inverser. Le temps. Les sentiments. Les gens. Puis ce fut rapide, après tout. Ma vie n’avait débuté que depuis huit ans seulement. Cela n’a pas pris longtemps.
Tu as discrètement commencé à perdre pied. Mais pas à la face du monde, non. Il faut lui sourire, au monde. C’est la moindre des choses, après tout ce qu’il nous apporte. Non, tu as perdu pied devant moi. Spectatrice muette, immobile, et impuissante. Tu devenais fou et vieux. La fatigue t’avait pris en otage. La douleur aussi. Véritable cocktail Molotov. Tu avais une bombe à retardement dans le ventre. C’était sûrement cela qui te poussait à agir aussi promptement.
Une fois que tu posais ta main sur ma bouche, tout allait très vite. La douleur aiguë qui me traversait entre les jambes semblait être rapide comme l’éclair, et à la fois aussi longue que mes nuits de solitude. Une fois cette sensation disparue, je prenais l’habitude de fermer les yeux. Pourtant, nous étions toujours dans le noir. Mais c’est l’unique geste que j’étais capable de contrôler. Après ça, j’essayais toujours de me chantonner quelque chose, pour ne plus avoir à entendre ces bruits débectant de succions.  Et enfin, tu partais. Quelques fois, lorsque tes journées devaient être plus rudes, tu me frappais. Sans doute car te déverser dans mon être ne suffisait pas. Il fallait en plus y ajouter ce flot de brutalité instinctive.
J’ignore combien de temps cela a pu durer. Les jours défilaient sans que je n’en sache plus. J’apercevais simplement le soleil apparaître et disparaître derrière la maigre fenêtre rectangulaire en haut de la pièce. J’oubliais parfois comment parler. Je ne savais plus dire non. Je ne savais plus émettre un quelconque son. Même ma voix avait peur du Diable. Et tu n’étais pas plus bavard que moi. Quelques gémissements ici et là seulement. J’ai cru t’entendre murmurer une phrase, un soir. Mais je crains que finalement ce ne soit que le bourdonnement de mon crâne. Céphalées qui surgissaient dès que mon nez saignait.

Désormais, j’ai cette sensation terrible qui me tord le ventre : le plaisir. J’ai finis par penser que cela devait m’arriver. Les hommes sont des bêtes. Ils ont des besoins. J’ai finis par aimer cela.
Je me suis longtemps sentie impuissante. Violée. Punie sans raison. Puis, j’ai compris. Ce n’est pas moi qui suis en position de faiblesse. Mon père est devenu accro. Tristement. Et je l’ai usé jusqu’à l’os. Jusqu’à ce qu’il devienne pris à son propre piège. Finalement, j’ai gagné. Je suis plus forte que ces moutons. Abrutis sans cervelle. J’ai gagné en mental. Rien n’entravera mes desseins. Après avoir souffert dans le noir, je prévois maintenant de briller. Sous les projecteurs, je serais la Reine. Ils tomberont tous à mes pieds. La bave aux lèvres, tels des chiens enragés, je les ferais succomber.
Ils me le paieront.
Jusqu’au dernier.

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