Mortel Rock - Requiem pour un tueur

kassiopee

C’est suant sang et eau, après une course effrénée depuis la sortie de métro, que j’arrivais à l’entrée principale de la salle de concert, devant un colosse à l’air peu aimable :

- Invitation, se contenta-t-il de grogner en me jaugeant depuis sa haute stature. Je lui tendais mon carton sur lequel il était inscrit «Arthur M., journaliste Aktu’Zik, accès VIP », et j’obtenais en retour un badge que je m’empressais de passer autour du cou. Je m’arrêtai quelques secondes pour photographier les lettres en néon rouge qui s’affichaient au-dessus de l’entrée et me préparai à pénétrer dans l’assourdissant auditorium, lorsqu’une main s’abattit sur mon épaule, me faisant sursauter.

- Arthur ! C’est à cette heure-là qu’on arrive ? me targua une voix familière. Me retournant, je découvris Alex, l’air goguenard, toujours aussi dépenaillé que lorsque nous étions étudiants à la fac d’Angers. La première partie est presque terminée !

- Alex, ça me fait plaisir de te voir ! Comment vas-tu ? lui répondis-je, serrant avec enthousiasme sa main tendue. Alex était l’un de mes meilleurs copains avant que je ne « monte à la capitale », comme mes parents se plaisaient à le répéter avec une pointe de mépris, et je le revoyais toujours avec plaisir, au gré de mes reportages. Je ne savais pas que tu travaillais sur la tournée de « U Laugh ».

- Eh oui, mon génie de l’ingénierie du son a enfin été évalué à sa juste valeur. A moi la grande vie, les tournées internationales, les fans à consoler et le champagne à flots ! Bon, il faut bien avouer que ça serait le top, vraiment le pied, si le chanteur n’était pas aussi imbuvable. Ce Kevin Kling, je peux t’assurer qu’il profite de son statut de star. Aucun égard pour les techniciens. Jamais le plus petit merci ou le moindre sourire alors qu’il nous fait bosser comme des esclaves !

Je reconnaissais bien là mon fidèle Alex, toujours à râler. Mais malgré ses plaintes, j’étais ravi pour lui : il méritait de travailler sur une tournée d’une telle renommée et je savais que personne ne pourrait critiquer son travail tant il s’y investissait, passionné qu’il était par le monde de la musique. Nous échangeâmes encore quelques mots, convenant de nous retrouver à la fin du concert pour boire une bière ensemble, puis je rejoignis le carré VIP pour assister à ce que je considérais comme LE concert de l’année.

Comme je le présumais, l’entrée des artistes sur scène fut accompagnée d’un tonnerre d’applaudissements, auxquels s’ajoutèrent plus étrangement les cris stridents d’un nombre phénoménal de jeunes spectatrices agglutinées au pied de la scène, tendant des bras hystériques vers leur idole. Il fallait croire que le look de Kevin Kling, clairement inspiré de celui de l’icône grunge Kurt Cobain, y était pour beaucoup. En effet, le genre musical du groupe, heavy metal teinté de punk rock, semblait assez éloigné des goûts habituels de ce type de poulettes, généralement friandes de glam rock ou de pop rock. Peu importait. Pour moi, le groupe méritait son succès, quelle qu’en fut la raison profonde. Le chanteur vedette qui s’époumonait déjà dans son micro, faisant voler en tous sens sa crinière blonde, fut rejoint rapidement par ses acolytes : la batteuse Naomi Kitty tout d’abord – que je trouvais toujours aussi sexy avec son allure de gothique mélancolique –, puis le guitariste de génie Joe la Gratte, au look plus bluesman-clochard que rocker énervé. Il n’empêchait que ce groupe à l’allure disparate était pour moi l’une des meilleures expériences musicales de ma vie. Ce concert, que j’attendais depuis deux longues années, avait été programmé pour présenter le nouvel album du groupe que je considérais déjà comme une pépite. Le papier que je me préparais à écrire pour mon magazine allait être des plus élogieux et j’hésitais encore entre plusieurs titres : «U Laugh,  le meilleur groupe, après les Beatles », ou « U Laugh, son génie n’a d’égal que sa virtuosité ».

Les chansons s’enchaînèrent, l’ensemble de la salle reprenant à tue-tête les paroles qu’elle connaissait déjà par cœur, chacun sautant sur place et dansant comme des fous. Moi-même, je me permis un comportement plus digne d’un fan que d’un journaliste, mais ce ne sont pas mes confrères du carré VIP qui auraient pu me blâmer, eux-mêmes étant aussi totalement conquis par les riffs endiablés de Joe, les  enchaînements déchaînés à la batterie de Naomi et les vocalises envoutantes de Kevin. Je passais réellement l’un des meilleurs moments de ma carrière de journaliste musical.

L’annonce de l’entracte fut accueillie avec gratitude, cette séance de gesticulations frénétiques ayant asséché les gosiers d’une foule qui, à peine les lumières rallumées, se pressa vers les buvettes. J’en profitais pour recueillir les impressions de mes collègues journalistes et sonder le ton de leurs futurs articles. Puisque j’appartenais au célèbre magazine « Aktu’Zik », numéro 1 sur le créneau de l’actualité musicale, je savais que mon reportage ferait foi dans le milieu. Mais malgré tout, j’aimais écouter les avis de chacun. Cette fois, ce fut le stagiaire acnéique de l’absconse « Revue des cultures du monde » qui, croyant me bluffer, m’exaspéra en me vantant les inspirations hindie rock dont, selon lui, Kevin Kling s’inspirait. Sa logorrhée absurde fut interrompue par une agitation et un murmure inquiets qui s’élevèrent du devant de la fosse, en partie repeuplée de jeunes gens munis d’énormes gobelets de bière et de soda. Des cris commencèrent à se faire entendre, et lorsqu’une âcre odeur de fumée nous fit tousser, d’assourdissantes alarmes se mirent en marche. Ce qui suivit fut indescriptible : un mouvement de foule paniquée déferla vers les sorties de secours qui furent instantanément encombrées par les spectateurs épouvantés. Moi-même, je n’en menais pas large, ma vocation de journaliste étant plus liée à l’art musical qu’à la recherche d’adrénaline en zone de guerre… Finalement, à force de trépignements – et de quelques coups de coude bien placés, je l’admets –  j’atteignis l’esplanade, rendu à moitié sourd par les alarmes et à moitié aveugle par la fumée. Crachant, toussant et pleurant, j’y retrouvais par hasard Alex, qui paraissait lui aussi mal en point mais sain et sauf. Il m’expliqua entre deux toux qu’il avait réussi à se faufiler au dehors de la salle juste au moment où la fumée commençait à laisser la place à de vraies flammes, abandonnant malgré lui son précieux matériel. Sous nos yeux, les pompiers opéraient âprement, tandis que la Police se chargeait de disperser la foule de spectateurs, ahurie par ce qu’il venait de se passer et déçue de ne pouvoir assister à la suite du concert. Lorsque nous vîmes passer sur un brancard une jeune femme évanouie et couverte de suie, Alex se tourna vers moi d’un air grave :

- « C’est pas vrai… Tu sais qui est cette fille ? C’est la maquilleuse personnelle du groupe : Maryline Rochelle. Une vraie bombe ! J’espère que ce n’est pas trop grave…

Après quelques instants de réflexion, alors qu’il arrangeait sa tenue pourtant aussi débraillée qu’au début du concert, son visage se durcit et il m’agrippa le bras :

- Arthur, j’ai un scoop pour toi ! Cet enfoiré, je vais le faire payer !

S’ensuivit un discours dont je ne compris pas un traitre mot tant mon ami bouleversé bégayait, se reprenait, précisait des faits qu’il avait omis, se contredisait… Posant à mon tour une main amicale sur son épaule, je dû le calmer, l’assurant de toute mon attention. Ce que j’entendis alors me stupéfia : pendant l’entracte, alors qu’il cherchait à améliorer des branchements, Alex avait surpris une scène étonnante entre le chanteur vedette et sa séduisante maquilleuse. Celui-ci semblait faire des avances plus qu’insistantes à la jeune femme, et si celle-ci ne s’était pas défaite de l’emprise de Kevin Kling en lui  assénant un violent coup de pied judicieusement placé, Alex serait intervenu pour lui venir en aide. Maryline, outrée et visiblement très en colère, menaçait son agresseur de « porter plainte, ou pire, tout raconter à la presse à scandale ». Celui-ci, à genoux et couvrant de ses mains la zone endolorie, répétait d’un air piteux des excuses maladroites, lui déclarant même sa flamme et lui promettant de l’aimer et la chérir éternellement si elle oubliait ce malheureux incident. Rassuré sur la tournure des événements, Alex s’était alors éclipsé pour reprendre son travail. Mais en constatant maintenant que la seule victime apparente de l’incendie était Maryline Rochelle, Alex y repensait à deux fois : se pouvait-il que la menace proférée par la maquilleuse soit la raison de l’incident ? Une star serait prête à tout pour faire taire un individu susceptible de compromettre sa carrière. Sur ce point, nous étions d’accord.

Une du Parisien daté du 08 Juin : « Concert funeste au Zénith de Paris : la maquilleuse du groupe U Laugh toujours entre la vie et la mort. Kevin Kling, leader du groupe déclare : ’’ Je suis très peiné, Maryline fait partie de notre famille.’’ »

 - « Monsieur Molinat, je vous en prie, ne vous fâchez pas. Je ne viendrai pas à la Rédaction aujourd’hui : je suis à Brest. … Oui, Monsieur Molinat, je connais la procédure pour poser des vacances. Mais le souci c’est que je ne suis pas en vacances. Je vais assister au nouveau concert de « U Laugh ». Je veux absolument interviewer Kevin Kling. … Ah bon ? Je ne serai remboursé d’aucun frais ? … Je comprends que vous ayez d’autres missions à me confier, mais je tiens un scoop, je vous le jure, Monsieur Molinat ! De quoi doubler nos ventes ! … Non, il n’est pas question de drogue. Tout le monde sait que le chanteur en prend, le contraire serait impossible. Ca serait comme si on avait interdit l’absinthe à Baudelaire. … Oui, je m’égare Monsieur Molinat, mais laissez-moi deux jours et je vous promets que vous ne le regretterez pas. »

En mettant mon rédac’chef devant le fait accompli, je savais que je prenais un gros risque. Signer chez « Aktu’zik » signifiait se mettre totalement et uniquement à son service et M. Molinat se chargeait de le rappeler à ses troupes à coup de hurlements et de menaces de licenciement dès le moindre signe d’émancipation. Toutefois, les confessions d’Alex avaient tourné en boucle dans mon esprit depuis que je m’étais résigné à quitter la salle de concert sans avoir pu entrevoir Kevin Kling. C’est au milieu de la nuit que je me décidais à réserver un billet de train pour le lendemain à destination du prochain concert de « U Laugh ». Je me devais d’interviewer le chanteur et de le questionner au sujet de l’ « accident » de la veille. Et si Alex avait raison ? Si le génie de Kevin Kling lui était monté à la tête à un point tel que tuer, ou tenter de tuer, était envisageable dès lors que sa carrière artistique était mise en jeu ? Ressassant ces pensées, je passais l’après-midi à flâner à travers la ville de Brest, que je découvrais sous un soleil radieux, avant de me diriger finalement vers la salle de concert. Alex était au courant de ma venue et celui-ci me promit de me rejoindre dans les gradins pour assister à la fin du spectacle en ma compagnie. En arrivant au Parc des Expos de Brest, je découvris une foule en délire, composée une fois de plus d’une écrasante majorité de jeunes filles en fleurs. Comme la veille à Paris, le concert fut un succès indéniable et malgré le fait que je connaisse déjà les chansons, effets et enchaînements de la 1ère partie, je restais moi aussi bouche bée devant tant de professionnalisme et de talent. Lors de l’entracte, Kevin saisit un micro et se rapprocha de la fosse pour s’adresser aux spectateurs qui commençaient à se tourner une fois de plus vers les buvettes. A ses côtés figuraient d’un air grave Naomi, Joe et une minuscule femme à l’allure de rombière aristocratique que je supposais être la manager du groupe.

« S’il vous plait, mes amis, un peu d’attention. Je voudrais vous donner quelques nouvelles de Maryline, notre merveilleuse maquilleuse, qui a été victime d’un terrible accident hier soir à Paris. Heureusement, plus de peur que de mal. Elle devrait être de retour très bientôt parmi nous. Mais pour le moment, elle se remet de ses émotions et reste sous surveillance médicale à l’hôpital. Je voudrais lui dédier la 2ème partie de ce concert et lui redire à quel point nous l’aimons. S’il vous plait, applaudissez pour lui montrer combien elle nous manque ! » Je dus avouer que la peine apparente de Kevin fut touchante. Si à sa demande la foule applaudit à tout rompre, je soupçonnai les jeunes spectatrices plus enclines à manifester leur soutien envers le chanteur, visiblement éploré, qu’envers l’assistante inconnue. A la vue de cette scène, mes convictions commencèrent à flancher : Kevin paraissait vraiment inquiet et malheureux du sort de Maryline. Et si finalement, tout ceci n’était qu’un incident fortuit, sans aucun lien avec les menaces de la jeune femme ? Le concert reprit, me laissant en proie à mes doutes. Alex me rejoignit comme promis, et tous deux, nous profitâmes du spectacle d’autant mieux que nous étions en fort séduisante compagnie. En effet, depuis les coulisses, il avait repéré la localisation des invités spéciales du groupe, à savoir les participantes à un jeu de téléréalité sur le thème du mannequinat. Il m’y avait donc mené, « histoire de se faire des amies ». Mais arrivés à leurs côtés, nous comprimes que nos efforts resteraient infructueux, tant ces magnifiques jeunes femmes dévoraient des yeux le chanteur qui se démenait sur scène. Peu importe, nous passâmes un très bon moment, revivant nos années d’étudiants en constante quête de petite amie et de tuyaux pour assister aux meilleurs concerts. Alors que le groupe déchaîné attaquait son 2ème rappel, j’entendis soudain un craquement sinistre, puis, avant que je ne puisse comprendre ce qu’il se passait, un voile noir s’abattit violemment sur moi. Je ressentis une vive douleur sur le sommet du crâne et entendis instantanément des cris stridents et des gémissements lugubres, la musique s’étant simultanément tue. Lorsque je rouvris les yeux, je fus témoin d’une scène digne des pires films de guerre : un enchevêtrement de câbles arrachés, de spots lumineux grésillant et de barres métalliques se trouvait à quelques mètres devant moi, juste à l’endroit où se tenaient un instant plus tôt les fringantes jeunes mannequins. Alex ! Une bouffée de panique m’envahit, faisant rater quelques battements à mon cœur, lorsque je réalisai soudain qu’Alex, mon Alex, mon pote de toujours, se trouvait lui aussi sous cet amas de ferraille. Comme un fou, je me jetai sur le tas indistinct de métal et de corps écrasés, sans prendre la peine d’essuyer mon visage ruisselant de sang, pour tenter d’en sortir mon copain, mon camarade de jeunesse, celui avec qui j’avais partagé des années de fou rire, de délires et d’amitié précieuse. Sans aucun succès. Les pompiers finirent par me sortir de la salle, complètement abasourdi et muet de désespoir. J’appris quelques heures plus tard que j’étais un vrai miraculé, un spot ayant frôlé mon crâne, incisant finement mon cuir chevelu sans pour autant m’assommer. Je pouvais remercier mon ange gardien, m’avait dit dans un sourire gêné le médecin des urgences qui m’avait ausculté. Remercier… Je n’en étais pas là. Pas du tout. Alex était mort. Je devais trouver le coupable. Je devais le venger. Quelle coïncidence que le seul témoin de l’altercation entre Kevin Kling et Maryline se retrouve muet à jamais… Ma rage, mon chagrin et ma soif de vengeance me convainquirent de la culpabilité du chanteur. Cette fois, plus de doute : je me devais de trouver les preuves qui enverraient cette ordure pourrir à tout jamais au fond d’une cellule. Je le devais à Alex.

 Une du Joyeux Brestois datée du 09 Juin : « Le mauvais œil s’abat sur le groupe « U Laugh » : 6 morts et une dizaine de blessés suite à un problème technique. Kevin Kling, le leader du groupe déclare : ‘’ Nous garderons dans notre cœur le sourire des jeunes mannequins tragiquement parties hier soir et nous leur dédions la suite de nos concerts.‘’»

Profitant des quelques jours de répit dans la tournée du groupe, je me remettais de mes émotions dans le minuscule studio qui me servait de lieu de vie. Alex me manquait terriblement et, son intuition croissant dans mon esprit telle une mauvaise herbe entre deux pavés parisiens, je passais jours et nuits à investiguer sur le passé de Kevin Kling. Bad boy d’opérette. C’était là la seule conclusion à laquelle j’étais parvenu. Vrai nom : Jean-Baptiste Valmire. Né et élevé à Neuilly, banlieue très chic de Paris. Fils unique. Enfance calme et scolarité banale jusqu’à sa tentative ratée de « faire médecine », comme ses parents. Puis inscription au conservatoire, où il rencontre Marie-France de Chesnay, alias Naomi Kitty, avec qui il fonde le groupe «U Laugh ». Pistons pour jouer dans des bars, où Joe la Gratte, riche propriétaire d’une chaîne de bistros, se joint à eux. Pistons à nouveau pour enregistrer le 1er album. Et enfin succès. Aucune enfance chaotique pouvant justifier une telle rébellion. Aucun problème avec la justice expliquant ses nombreux tatouages. Juste un gosse de riche jouant les mauvais garçons. Soit. Décevant. Mais cela ne prouvait aucunement son innocence. Bien au contraire : au vu de son passé, Kevin, ou plutôt Jean-Baptiste, était habitué à obtenir tout ce qu’il désirait, à ne voir s’élever aucune barrière contre ses envies. Tuer pouvait être envisageable pour un tel personnage. Dans deux jours, « U Laugh » jouerait à Bordeaux. Une fois de plus, j’étais contraint de désobéir à mon chef et de me rendre à ce nouveau concert pour tenter d’arrêter Kevin Kling. Non pas pour le scoop, comme je l’avais promis la dernière fois à M. Molinat, mais pour la mémoire d’Alex.

 Le 12 Juin, me voici donc à Bordeaux. Cette fois, je me décidais à arriver en avance pour surveiller le chanteur dès son apparition. Cette salle allait être une nouvelle scène de crime, et il fallait que j’agisse avant l’inéluctable catastrophe du jour. Coincé contre un attroupement de jeunes filles hystériques, dans une sorte de cage à ciel ouvert réservée au public, j’assistais donc sur le parking de la patinoire de Meriadeck à l’arrivée de l’énorme bus de tournée décoré aux couleurs du groupe. Tout d’abord, quelques techniciens et assistants descendirent du véhicule, faisant monter d’un cran la frénésie des groupies. Puis apparurent Joe, suivi de Naomi et de la même petite femme que j’avais vue sur scène à Brest, déclenchant un gloussement général, annonciateur des hurlements qui ne manqueraient pas de se faire entendre lorsque LA star daignerait se montrer. Enfin, après quelques secondes de suspense qui parurent une éternité aux fans, Kevin Kling émergea du bus, dans un mouvement théâtral qui acheva les jeunes filles survoltées. Il était là ! Keviiiiiin !!! Je t’aiiiime ! Epouse-moi ! Ecrasé par un mouvement de foule contre les barrières, je me rapprochais du chanteur apparemment totalement consolé des morts qu’il avait causées à peine quelques jours plus tôt. Celui-ci jubilait, caressant une joue par ici, signant un autographe par là, embrassant celle-ci et posant pour la photo de celle-là. Alex avait raison : le chanteur était bouffi d’orgueil.

La star me dépassa, poursuivant son bain d’adulation et jouissant visiblement de chacune des marques d’adoration que les groupies ne manquaient pas de lui porter. Les bras pleins de peluches ridicules et de bouquets monumentaux, arrivé à l’extrémité des barrières contre lesquelles les fans se massaient, pleurant, hurlant et s’accrochant aux grilles comme des furies, Kevin Kling se tourna vers l’entrée des loges. Au même instant, je vis reculer, d’abord doucement puis de plus en plus rapidement, le bus qui avait déversé les artistes et leurs assistants. Les freins devaient avoir lâché et l’énorme masse du véhicule fonçait maintenant droit sur la foule encore tremblante d’émotion. Les jeunes filles, occupées à bavarder de l’extraordinaire expérience qu’elles venaient de vivre, ne remarquèrent rien et je leur hurlai de regarder, de reculer, qu’on allait être écrasés par le bus et qu’il fallait qu’elles « bougent leurs fesses, nom de dju » ! Les quelques secondes nécessaires aux adolescentes pour réaliser que mes cris et gesticulations n’étaient pas l’œuvre d’un fou, mais indiquaient bien un danger imminent, permirent à l’énorme bus de gagner en vitesse et de parcourir une bonne partie du parking. Lorsqu’enfin la foule épouvantée commença à refluer vers les sorties, il était trop tard et, presque sans bruit, je vis l’arrière du bus s’enfoncer mollement dans la chair des jeunes femmes qui ne hurlaient plus d’émotion mais bien de douleur et de peur. Heureusement, étant placé sur l’un des bords de la zone grillagée, je fus éjecté vers l’extérieur, de même que mes voisines hallucinées, qui criaient désormais le nom de Maman.

Dans la panique générale, je ne remarquais pas la réaction du chanteur, occupé que j’étais à relever les blessées et à dégager le pêle-mêle de jeunes filles et de barrières défoncées, tout en hurlant à qui voudrait bien m’entendre qu’il fallait appeler les secours. Que de désastres ces derniers jours… Mon cœur se serrait à la vue du sang et au son des gémissements et pleurs, mais celui-ci avait été endurci par la perte d’Alex. Le but que je m’étais fixé, à savoir arrêter Kevin Kling coûte que coûte, me permettait de tenir le choc. Lorsque la Police arriva sur les lieux, je me précipitais pour leur dire que le chanteur avait été la dernière personne à descendre du bus et qu’il était de ce fait le suspect numéro 1. Je me gardais de débiter la suite de ma théorie au sujet de la carrière de grand criminel de Kling, de peur d’être pris une fois de plus pour un fou, mais malgré ma diplomatie le plus gradé du groupe m’interrompit, levant une main ferme au niveau de mon visage :

- « Merci monsieur pour votre témoignage, mais c’est bon, on tient déjà le coupable : le chauffeur est complètement saoul et il a avoué qu’il ne se souvenait plus avoir serré le frein du bus. » Cette nouvelle m’abasourdit, mais que répondre à un représentant moustachu et bourru des forces de l’ordre ? Intérieurement, bien sûr, je bouillais d’une telle malice : Kevin Kling, en plus d’être un criminel, était suffisamment intelligent pour faire accuser quelqu’un d’autre… De toute évidence, il n’allait pas être aisé de le coincer…

Une du Sud-Ouest du 13 Juin : « ‘’U Laugh’’ à Mériadeck : l’hécatombe. Le maire réclame l’annulation de la tournée du groupe. Kevin Kling répond : ’’Annuler ? Jamais ! Nous continuerons quoiqu’il arrive. Nous devons bien ça à nos fans !’’ »

Après avoir été témoin de ces trois scènes de chaos, n’importe quelle personne censée aurait pu comprendre que je commençais à perdre sérieusement les pédales. Le visage diabolique de Kevin Kling me suivait partout et chaque fois que je fermais les yeux, celui d’Alex, déformé et ensanglanté, me suppliait de réagir, d’arrêter ce fou et de sauver ses futures victimes dont l’unique crime était d’idolâtrer un psychopathe à la voix enchanteresse. Lorsque mon boss, M. Molinat, avait une fois de plus menacé de me virer pour faute grave si je ne reparaissais pas d’urgence à la rédaction, j’avais envoyé paître cet idiot prétentieux, le traitant d’ « incapable, aussi nul en musique qu’une taupe en peinture moderne ». Plus rien n’avait d’importance pour moi, si ce n’était de coincer Kevin Kling avant son prochain méfait. Cette fois, je décidais de changer de stratégie et d’investiguer backstage, comme l’avait fait malgré lui mon cher Alex. Seul problème : je n’avais plus d’invitation VIP depuis longtemps et je devais donc m’introduire illégalement dans les coulisses.

Prochain objectif : Marseille. C’était dans la salle mythique du Silo que le 4ème concert de « U Laugh » était programmé, et naturellement, je m’y rendis pour poursuivre mon enquête. Le bonheur que j’avais ressenti à Paris à l’approche du Zénith m’avait totalement quitté. Ne m’habitaient à présent plus que de la haine, de la rancœur et une tension insoutenable. En effet, je ne devais pas rater mon coup, sous peine d’être à nouveau témoin de nombreuses morts. Voire de succomber moi-même. Lorsqu’à l’entracte, la foule de spectateurs enthousiastes s’orienta comme à son habitude vers les buvettes, je me dirigeais vers le seul accès aux coulisses qui fut protégé par un unique vigile. Malgré l’air peu commode du garde, mon subterfuge maladroit fonctionna à merveille : lorsque celui-ci se tourna pour m’indiquer le coin des fumeurs que je « cherchais » avec agacement, je me glissais vivement derrière lui, me jetant dans le sombre couloir qui menait à l’arrière-scène. Après avoir couru plusieurs mètres, tournant à droite, poussant une porte, puis prenant un virage à gauche pour finalement monter des escaliers, je fus certain que personne ne me suivait. Saisissant un colis trouvé par hasard pour me donner une contenance, je tentais de retrouver le chemin des loges, en vue d’espionner les agissements de Kling. Toutefois, au bout de plusieurs minutes d’errance à travers le labyrinthe des coulisses, je dû me rendre à l’évidence : j’étais totalement perdu. Je commençais à légèrement paniquer à l’idée que la 2ème partie du spectacle ne reprenne, laissant tout loisir à la prochaine catastrophe d’arriver, quand, poussant une nouvelle porte battante, je tombais nez-à-nez avec la même petite femme auparavant vue en compagnie du trio. L’espace d’une seconde, mon cerveau refusa d’analyser la situation tant la scène semblait incongrue : penchée au-dessus des cuves de soda qui débitaient quelques mètres plus bas d’énormes gobelets de boisson, celle-ci était occupée à verser un liquide épais et verdâtre, qui coulait d’une énorme bouteille affichant un rat aux yeux rouges et à la mine agressive. A côté de ses pieds, plusieurs mêmes bouteilles gisaient, vides. De la mort aux rats ! Mon sang ne fit qu’un tour. Je lâchai vivement le colis qui encombrait encore mes bras, pour sauter sur la naine qui n’avait même pas remarqué ma présence. Je n’eus aucun mal à la maîtriser, malgré son hystérie et les menaces qu’elle proférait à mon encontre. D’après ce que je compris, elle était bien la manager du groupe et elle aurait aimé me tuer. Trop tard, je la tenais. Lorsque je retrouvais, non sans mal, le vigile abusé quelques temps plus tôt, pour lui livrer la folle et sonner l’alerte au poison, tout commença à s’éclairer dans mon esprit : cette mini bourgeoise pouvait-elle être l’auteur des crimes dont j’avais été le témoin privilégié ? Kevin Kling était-il un abruti, certes, mais un abruti innocent ? La Police, arrivée rapidement sur place, prit ma déposition, et à mon grand soulagement ne s’appesantit pas sur la manière peu légale dont je m’étais introduit backstage. Pendant ce temps-là, les secours médicaux commençaient à prendre en charge les personnes, exclusivement des jeunes femmes, ayant consommé le soda light empoisonné. Je n’y comprenais rien, mais une chose était sûre : je venais de stopper une dangereuse criminelle. Alex aurait été fier de moi.

Dossier spécial du magazine « Aktu’Zik » consacré à l’affaire de la manager-serial killer du groupe « U Laugh » : « Samedi, à Marseille, a été arrêtée dans des conditions rocambolesques Marita Martinez, la manager du groupe, accusée d’avoir perpétré plusieurs crimes, au gré de la tournée de « U Laugh ». Celle-ci a reconnu avoir tenté de tuer à Paris Melle Rochelle, maquilleuse du groupe, avoir saboté des spots lumineux à Brest en vue d’écraser des vedettes du mannequinat, avoir desserré les freins du bus de la tournée en vue d’éliminer un attroupement de groupies à Bordeaux, et enfin avoir versé du poison dans le soda light vendu à Marseille, visant les spectatrices présentes. L’accusée n’a pour le moment pas fait de déclaration. La Police privilégie la piste du crime passionnel, le succès de la star Kevin Kling auprès de la gent féminine n’étant plus à démontrer. »

Le dossier, qui avait vu quintupler les ventes du magazine, était signé : « Arthur M., journaliste à temps complet, et justicier à temps partiel »

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