SAMSARA

marie-fontaine

Un homme s’enfonçait dans la pénombre du soir, sous une pluie froide hésitant entre profusion et parcimonie. Ailes de chauve-souris violemment retroussées, les quartiers de toile de son parapluie claquaient aux gifles du vent. La force des bourrasques déformait les baleines. Entre deux soufflets, il s’arrêtait pour les redresser. Puis repartait. Les habitations se raréfiaient, le chemin emprunté semblait ne jamais devoir finir. Il fallait pourtant continuer d’avancer. Lutter contre l’intempérie, la belle affaire ! Ce n’était rien en comparaison de ce qu’il endurait au moral. Oui, il en bavait, il en cauchemardait, embrouillé dans sa propre réalité. Il avait cependant le sentiment d’avoir fait ce qu’il devait faire. La voix de Samsara dans sa tête l’approuvait, l’encourageait. Il n’entendait plus qu’elle. La poignée d’une lourde valise battant ses mollets au rythme de sa marche glissait sans cesse de sa main. Machinalement, ses doigts se resserraient... se resserraient... Depuis quand était-il parti ? Il n’arrivait plus à compter les jours. Leurs couleurs se noyaient sous les lavis grisâtres de novembre, sans espoir de remonter à la surface. Ne pas se retourner. Ne jamais plus se retourner. Il cheminait droit devant lui, obstiné, fasciné par la gueule obscure d’un monde inconnu qui fondait sur lui. Chacun de ses pas l’éloignait un peu plus du cœur de la ville. Ce soir, il atteignait la banlieue. Il pourrait enfin glisser dans un anonymat relatif. Il pourrait enfin dormir.

Dormir. Dormir vraiment, du sommeil paisible de l’innocent. Comme ce serait agréable ! Un nouveau coup de vent retourna les baleines de son parapluie. Il tenta à nouveau de les redresser, en vain cette fois. Etouffant un juron, il jeta le parapluie à terre et d’un coup de pied rageur, le projeta au loin, dans les taillis bordant le chemin. La pluie se fraya instantanément un chemin dans ses cheveux, dégoulina le long de son cou et coula un doigt glacé entre ses omoplates. L’homme frissonna. La première sensation qu’il éprouvait depuis des jours n’était pas des plus agréables, mais au moins prouvait-elle qu’il vivait. Il sourit mécaniquement. Ses jambes se remirent en marche. A présent, il sentait dans tout son corps les morsures de l’hiver précoce. Il serra sa valise contre son torse et se laissa emporter. Quelques pas plus tard, derrière le voile de pluie agaçant ses paupières, il distingua un halo jaune palpitant dans les ombres. Le rythme de sa marche s’accéléra.

Les dieux avaient pitié de lui : c’était un hôtel EFFE 1. Il se présenta à l’entrée, devant la baie coulissante automatique, et pénétra dans le décor commun à tous les hôtels de la chaîne : un hall carré revêtu d’un lino noir, des murs crème, une grande plante factice  dans un coin, un distributeur de boisson et de nourriture, et face à l’entrée, l’acajou de la réception en arc-de-cercle. L’homme s’avança. Il voyait  le haut d’une tête blonde bouger derrière le comptoir. On entendait de la musique pop − du bruit à ses oreilles de musicien −, des rires, des voix. Il se pencha. De l’autre côté du bloc d’accueil il y avait une Alice assise en admiration devant les merveilles – des bouffe-cervelles à ses yeux −  distillées par un minuscule poste de télévision en noir et blanc. « Mademoiselle ! » Elle leva sur lui un regard candide, bleu enfance. « Une chambre pour la nuit, s’il vous plaît. » Elle coupa le poste et quitta son siège pour le servir. Il déclina par réflexe une fausse identité. Comme elle lui demandait ses papiers, il prétexta une panne de voiture, leur oubli dans la boîte à gants, l’impossibilité de retourner chez le dépanneur à cette heure tardive et par ce temps de chien. Un instant indécise, elle scruta ses traits puis jugeant qu’elle pouvait lui faire confiance, pianota rapidement sur le clavier de son  ordinateur. Fallait croire qu’il avait vraiment une bonne tête. C’était presque trop facile. Des flics, eux, n’auraient certainement pas été si crédules. Il pensa qu’ils pourraient facilement découvrir qu’il avait fait halte dans cet hôtel. Mais plus tard. Bien plus tard. Il serait déjà très loin de là. Du moins l’espérait-il. Il paya en liquide, au grand étonnement de la fille – qui diable payait encore en liquide ? Elle eut du mal à lui rendre la monnaie, s’excusa, rougit. Il avait une carte Visa, comme tout le monde, mais il pressentait confusément qu’à la première utilisation, les chiens seraient lâchés sur lui. Il saisit sa clé magnétique et monta dans sa chambre. L’hôtesse demeura debout à son poste, l’air songeur, pianotant des ongles sur son plan de travail.

La moquette grise du couloir avala le son de ses pas. L’atmosphère ouatée détendit légèrement ses muscles. Toute la fatigue accumulée au fil des jours depuis que tout avait basculé, en profita pour se glisser dans la brèche ouverte par son relâchement. La valise se rappela alors à son bon souvenir. Elle pesait le poids d’un mort.

Il trouva sa chambre, ouvrit la porte et s’engouffra à l’intérieur. Il se débarrassa de son lourd et encombrant bagage en le jetant sur le lit. Si seulement il pouvait s’alléger aussi facilement de ses autres problèmes. Problèmes ? Mais n’avait-il pas fait ce qu’il devait faire ? Un seul regret et il chutait dans le vide. Seul. Sa vie passée, il l’avait mise entre parenthèses. Elles devaient demeurer fermées. A jamais, s’il le fallait. Lâcher enfin la confusion du passé pour la limpidité du futur... Oui. Il se délesta de son manteau détrempé, s’allongea sur le lit et massa du bout des doigts ses tempes tourmentées. Par moments, comme en cet instant, un vertige le prenait, une douleur lancinante s’insinuait dans son cerveau et l’écartelait de ses mâchoires  chauffées au rouge. Lutter contre certains souvenirs, dont il ne savait plus s’ils lui appartenaient vraiment, devenait alors aussi inutile qu’éprouvant. Sa volonté de les considérer morts et enterrés fondait comme promesse d’amour dans la bouche d’un don Juan. Des bribes d’une autre existence, avant l’un de ces retournements dont cette garce de vie avait le secret, s’échappaient malgré lui, malgré son désir de les maintenir ensevelies sous l’oubli. Des voix revenaient le harceler...

Il s’appelait David Dulac. Avant, il était un grand musicien, le plus grand des clarinettistes que la terre ait connu, paraît-il. Les orchestres les plus fameux s’arrachaient ses prestations. Il était un dieu vivant pour le public. Son public, sa drogue... Allons, pas de regrets... Il en avait bien profité. C’était sans doute mieux ainsi. Disparaître au faîte de la gloire, finalement, rien de meilleur  pour entretenir une légende. Toujours voir le positif dans le négatif...

Rien de meilleur pour entretenir une légende, il essayait de toutes ses forces de s’en persuader. Disparition de David Dulac, clarinettiste classique de renommée mondiale... Tous les médias ne parlaient que de ça, le premier jour. Dans sa fuite en avant, il avait aperçu sa photo à la une des journaux mais n’avait pas osé s’arrêter pour en acheter un. Il sentait que mieux valait faire profil bas et attendre que les choses se tassent. Pendant des jours, son quotidien se contenta de la banalité propice à son désir d’incognito d’hôtels miteux, sans internet ni télévision, tenus par des gérants peu regardants sur la clientèle. Il se déplaçait vers la banlieue sud, uniquement à pied. Son futur proche : s’éloigner le plus possible de la capitale, attendre que ce visage n’intéresse plus personne – facile, les gens oublient très vitepuis atteindre l’Italie en auto-stop. Là, il commencerait une nouvelle vie. Si seulement ces satanées migraines pouvaient le laisser tranquille ! Elles survenaient à l’improviste, ardentes, dévorantes, et le laissaient souffreteux, vide de toute énergie. Elles avaient commencé juste après sa fuite.

Je m’étais pourtant fait à l’idée de ne jamais le revoir ! Mais non, ce minable ne pouvait pas ne pas recroiser ma route. Quand je pense qu’il se prétendait mon meilleur ami. Jamais cette série de concerts n’aurait dû avoir lieu à Paris... Je ne l’aurais pas rencontré et rien ne serait arrivé. L’un s’était hissé vers la lumière, l’autre était resté dans l’ombre : à qui la faute ? On n’atteint les sommets qu’à force de travail acharné. Pour n’être plus des hommes, seulement un souffle et dix doigts s’entraînant sans relâche des heures entières, tous les jours !

Ces maudites voix, il ne voulait plus les entendre ! Il s’énervait à ces souvenirs de la vie de cet autre lui, qui filtraient en dépit de tous ses efforts pour les contenir. Plus il s’énervait, et plus la douleur dans son crâne s’amplifiait, plus les voix résonnaient, allant jusqu’à lui donner des nausées. Il tourna la tête vers l’unique fenêtre de sa chambre. Dehors, le mauvais temps persistait à essuyer sa mélancolie sur les vitres. Le regard éteint de l’homme se fixa sur les zigzags des gouttes de pluie. Pendant quelques instants, il s’absorba entièrement dans la contemplation hypnotique des arabesques de l’eau derrière le double vitrage. Son esprit s’apaisa peu à peu, s’envola par-dessus les nuées en direction du sud qui l’avait vu naître et grandir. Là-bas le soleil brillait constamment, il s’en souvenait très bien, même aux portes de l’hiver. Avignon, sa ville natale, lui manquait. Peut-être y descendrait-il avant de bifurquer vers l’Italie. Peut-être irait-il une dernière fois se repaître de la lumière blanche des pierres de la Place du Palais des Papes. Peut-être rendrait-il une ultime visite au Conservatoire de Musique, là où leur talent s’était révélé, là où leurs carrières, par la suite, avaient suivi des chemins si différents.

Ils étaient deux garçons, nés dans la cité des Papes. Jérôme Morel venait d’une famille modeste, fils d’un boucher et d’une caissière. David Dulac était issu d’un tout autre milieu,  grande bourgeoisie avignonnaise, père et mère avocats de renom. Cependant, le fossé social ne fut pas un problème entre eux. Au contraire. Les deux adolescents entrés en même temps au Conservatoire nouèrent très vite une complicité fraternelle, à la vie, à la mort. A la vie, à la mort. Tu parles ! Qu’est-ce qu’on peut être con quand on est gamin ! Ils avaient poursuivi les mêmes études musicales, pratiquaient le même instrument, la clarinette soprano en si bémol. Une émulation mutuelle les animait, tendue vers un but commun : décrocher un premier prix du Conservatoire National. David Dulac y était parvenu du premier coup. Jérôme Morel échoua plusieurs fois...

La migraine refluait. A son grand soulagement, cette fois la crise ne durerait pas. L’homme se redressa lentement sur les coudes. Après les nausées, la sensation de faim revenait, brutale. Un gargouillis sonore au creux de l’estomac lui rappela qu’il avait un corps et que ce corps avait besoin de se nourrir pour tenir le coup. En montant, il avait remarqué un distributeur, au fond du couloir à son étage. Il s’y rendit et inséra des pièces dans l’appareil pour acheter quelques barres chocolatées et une canette de Perrier.

En bas dans le hall, la fille commençait à se demander si elle avait finalement bien fait d’accueillir ce client sans papiers d’identité sur lui. Vrai qu’à première vue, il inspirait confiance. Et puis il avait payé, en liquide, certes, mais il avait payé. Le bon client est roi, point barre ! Satisfaite de sa conclusion, elle jeta un œil sur sa montre, il était 22 heures passé. Elle allait fermer et se cloîtrer pour la nuit dans la salle de repos attenante à l’îlot de l’accueil. Les clients rentrant après la fermeture passaient par la borne automatique à l’extérieur de l’hôtel pour accéder à leur chambre. Elle n’avait pas le droit, en principe, de rester après ses heures de boulot. Mais elle aimait le calme et la solitude dont s’enveloppait l’hôtel au long des heures nocturnes. Personne ne l’attendait chez elle, de toute façon. De plus, elle s’arrangeait toujours pour partir avant 6 heures du matin, moment de l’arrivée des employés de jour.  

Une fois son estomac calé, l’homme ouvrit sa valise sur le lit. Elle contenait, outre des vêtements de rechange, une grande boîte rectangulaire en bois. A l’intérieur de cette boîte, serties dans les creux d’un coussin rigide de velours noir, patientaient les pièces démontées d’une clarinette. Il s’agenouilla devant elles et les sortit une par une de leur logement, veillant à user de délicatesse dans ses gestes. Viens, ma belle ! Tu dois trouver le temps long dans ta prison, sans pouvoir t’exprimer, te donner tout entière. Toi qui sais si bien gémir, rire ou pleurer... Il éleva le bec cristal − en verre, comme son nom ne l’indique pas vers la lumière du plafonnier, s’émerveilla de son miroitement. Puis il porta l’anche à sa bouche pour humidifier ses fibres de roseau avant de la fixer sur la table du bec. Ensuite, pour maintenir l’anche en place, il bagua l’embouchure avec une ligature en métal qu’il resserra au moyen de ses vis incorporées. D’une rotation souple du poignet, il fit pénétrer le tout dans le baril. Il ne lui restait plus qu’à unir le corps du haut au baril et le corps du bas au pavillon et pour finir, ajuster ces deux parties. Samsara la bien nommée, « tout ce qui circule » – la musique ne coulait-elle pas, ne circulait-elle pas, telle la sève de toute vie ? −, à la fine silhouette d’ébène incrusté de clés d’argent, était prête. Amoureusement, il la prit dans ses mains, conscient qu’il détenait là, au creux de ses paumes, un vrai trésor. Il se releva et s’avança jusqu’à la fenêtre. Là, il positionna ses doigts sur les clés, le long du corps de Samsara et amena son bec à ses lèvres. L’émotion le saisit au contact de sa bouche avec la suavité du verre et la finesse des fibres de l’anche. Il souffla dans l’embouchure, très légèrement, juste assez pour n’entendre qu’un soupir, juste assez pour ne pas attirer l’attention. L’isolation phonique de ces bâtiments modernes n’existait qu’en théorie. Preuve en était que les sons provenant des activités de ses voisins traversaient les murs sans la moindre difficulté : à droite, ça s’envoyait allègrement en l’air à grand renfort de cris et de gémissements, à gauche ça devait être sourd comme un pot, vu le fort volume sonore de la télévision.

Il ressentait sous ses doigts la frustration de l’instrument de ne pouvoir laisser libre cours à son chant à haute voix. Sa propre frustration lui répondait en écho. Il ferma les yeux et se concentra en lui-même, jusqu’à devenir insensible aux bruits alentour. Aidé par le pouvoir de son imagination, il recréa en esprit une salle de concert dans les moindres détails, se réfugia au sein de cette atmosphère sensuelle si particulière qui n’appartenait qu’au monde à part, privilégié, de la musique sacrée, au sens noble du terme. Les spectateurs entraient, seuls, en couple ou par petits groupes, remplissant l’espace de chuchotements mesurés, respectueux à l’avance de la pièce musicale qui allait se jouer devant eux, pour leur plus grand plaisir de mélomanes. Les musiciens pénétraient à leur tour, prenaient place sur le secteur de la scène réservé à leur instrument. Se déliaient alors dans les airs les notes discordantes, mais en apparence seulement, de la rituelle séance d’accordage.

Pendant ce temps, l’homme passait en revue les titres de son répertoire. Il avait chacune de leurs notes si parfaitement ancrée dans sa mémoire qu’il était capable de jouer n’importe quel morceau sans l’aide d’aucune partition. Ce soir, ayant par-dessus tout envie de chaleur et de légèreté, son choix s’arrêta sur le concerto n°3 en fa mineur de Louis Spohr. Le cœur accéléré par le trac, il attendit que le silence se fasse dans la salle imaginaire, en prélude au coup d’envoi par le chef d’orchestre de l’allegro moderato. Dès les premières notes lancées, les clés de Samsara frémirent de plaisir sous la pulpe des doigts du clarinettiste,  mais elles durent patienter le temps des deux premières minutes du morceau, occupées par le jeu de l’orchestre dans sa totalité. Lorsque vint pour elle le moment d’entrer dans la danse, la clarinette s’en donna à cœur-joie. Le musicien se tenait droit dans la lumière, nimbé d’une aura surnaturelle, face à son public déjà conquis. Il percevait dans la caisse de résonance de  son crâne toutes les vibrations espiègles de son instrument, les savourait éperdument, s’imprégnait des bienfaits de cet allegro si joyeux égayant et réchauffant son sang...                                     

Sang... Sang suintant des commissures d’une bouche entrouverte. Sang rouge vif, brillant. Sang ignoble, révulsant...

Les doigts se tétanisèrent sur les clés. Samsara se tut. Pourquoi cette vision venait-elle gâcher la perfection de l’instant, en parasitant sans crier gare le concerto qui avait si bien débuté ? L’homme tenta de renouer le contact avec l’allegro lumineux, mais il se dérobait à sa volonté. Il ouvrit les yeux. Les images de sang, entêtées, ne lâchaient pas son esprit. Elles flottaient autour de lui, comme mues par une énergie propre, se déformaient en volutes rouges. La salle de concert s’écroula derrière un rideau de voiles mouvants... Rouge sang...

Sang... Borborygmes peu élégants... Bulles de sang... Mousseline vermeille, hideuse merveille dévorant des lèvres...

Sans que l’homme l’eût invoqué par la pensée, un autre décor se dessina par-dessus les décombres évanouis de la salle de concert. Une autre salle se matérialisa, peu éclairée, exiguë, bondée de gens attablés. Ils semblaient plus intéressés par ce qu’il y avait au fond de leurs assiettes et de leurs verres que par le trio de musiciens de la soirée, s’escrimant en arrière-plan sur une scène réduite au strict minimum. Tout juste offrait-elle assez de place pour un piano, une contrebasse et une clarinette. L’ambiance feutrée, noyée de fumée – l’interdiction de fumer, quelle délectable plaisanterie pour les habitués du lieu ! − et de relents d’alcool, s’enlaçait à la rumeur en sourdine de la clientèle. Ça, ça ressemblait à s’y méprendre aux  souvenirs d’un minable joueur de clarinette d’un minable trio de jazzmen, courant de minable cachet en minable cachet dans des clubs sans envergure aucune. Un champion de la médiocrité... Voilà ce qu’un étudiant prometteur avait choisi de devenir. Car on a toujours le choix... Les souvenirs de Dulac se noyaient dans ceux de Morel, et vice-versa. Morel aurait très bien pu réussir, s’il s’en était donné la peine et s’il n’avait pas commencé, la dernière année, à vouer une adoration irrationnelle à son camarade. Leurs chemins, parfaitement soudés tout au long de leur formation au Conservatoire, s’étaient brusquement décollés l’un de l’autre le jour de l’annonce des résultats du concours. Jusque là, on ne voyait jamais Dulac sans Morel, ou Morel sans Dulac... Désormais, ce fut Dulac, Dulac, Dulac... Morel disparut du jour au lendemain du monde des lauréats.

Une gorge écrasée... Un craquement sinistre dont l’écho n’en finissait pas de se prolonger, au son d’un râle puant la peur... Un fin collier de sang  fuyant entre des commissures...

Samsara tremblait dans ses mains. Une cigarette... Il avait terriblement envie d’une cigarette, envie d’inhaler l’odeur du tabac se consumant, envie de humer autre chose que cette suffocante senteur de sang dont la chambre s’emplissait.

La jeune hôtesse grignotait une portion de pizza froide, affalée sur la banquette au confort spartiate de la salle de repos. En même temps, elle regardait la télé, zappant les chaînes à la recherche d’un programme potable.

L’homme fouilla dans la valise. Rien. Dans les poches du manteau. Bingo ! Il découvrit  avec soulagement un paquet de Marlboro, pas la marque qu’il préférait, mais c’était mieux que rien. Ce ringard, décidément, n’avait aucun goût, même pour choisir ses clopes.

Les images défilaient à grande vitesse, toutes sans intérêt. Elle regretta de ne pas avoir emporté un livre. D’habitude, elle n’oubliait jamais d’en prendre un. Les images défilaient, soporifiques. Ses yeux clignotaient d’ennui. Lentement, son cerveau se mettait en veilleuse... Soudain, il se cabra : dans le flot d’informations que la télé lui donnait en pâture, il venait de capter à contretemps une image singulière.

Le filtre sec d’une cigarette serré entre ses lèvres, le goût du tabac déjà sur la langue, il s’apprêtait machinalement à allumer son briquet. Mais le détecteur de fumée vissé au plafond, entraperçu du coin de l’œil, le dissuada d’aller jusqu’au bout de son geste. Maudite société où régnaient en despotes la prévention et l’assistanat à outrance !

La fille zappa en arrière jusqu'au programme qui avait retenu son attention. C’était bien ça : sur une chaîne d’infos en continu, une journaliste déblatérait son monologue ; dans le coin en haut à droite, on voyait une photo incrustée. De surprise, elle s’étouffa presque en avalant une bouchée de pizza. Elle crut reconnaître son dernier client de la journée, celui qui avait payé en liquide ! La police le recherchait. Il était le principal suspect dans un fait divers qui, quelques jours plus tôt, avait défrayé la chronique, abasourdi le monde de la musique – celle dite classique, à laquelle elle ne comprenait rien et qui lui cassait prodigieusement les pieds.

L’homme enfila son manteau, glissa Samsara sous son pull, tout contre son cœur. Hors de question de la laisser seule dans cette chambre d’hôtel anonyme et sans chaleur. Il attrapa le paquet de cigarettes et sortit. Il irait fumer dehors. Le mauvais temps n’avait pas encore dit son dernier mot mais tant pis. L’envie d’en griller une était trop forte. Il s’abriterait sous l’auvent de l’entrée.

La fille s’était levée. D’une main fébrile, elle fouillait dans la pile de journaux et magazines du mois en cours, que les employés de l’hôtel gardaient pour y jeter un œil si d’aventure ils s’ennuyaient. L’image de l’individu à la télé était passée beaucoup trop vite. Mais elle se souvenait d’un article dans un quotidien relatant en détail cette sordide affaire, un article sur lequel elle voulait mettre la main, pour vérifier que le suspect et son client étaient une seule et même personne.

Il se  retrouva dehors sans avoir rencontré âme qui vive. Sous l’auvent, la pluie ne l’atteignait pas mais le vent le bousculait avec force. Il lui tourna le dos et pour allumer sa cigarette, se plaqua contre le mur, protégeant de sa paume la flamme du briquet. Il aspira goulûment la première bouffée, les yeux clos, suivant son parcours de sa gorge à ses poumons, goûtant son effet immédiatement relaxant. C’était si agréable, cette première bouffée... Doux, comme un premier ami... un premier prix de Conservatoire... un premier concert...

Ou un premier meurtre...

L’hôtesse avait enfin déniché le journal contenant l’article qui l’intéressait. Impatiente de savoir si elle avait vu juste, elle humecta ses doigts et tourna précipitamment les pages. Disparition de David Dulac, clarinettiste classique de renommée mondiale... Le titre lui sauta aux yeux. Une photo en couleurs du musicien illustrait le texte. Il avait une belle gueule d’ange, auréolée de cheveux mi longs d’un blond argenté, des rides rieuses au coin de ses yeux à l’éclat noisette, une bouche aux lèvres charnues, habituées à embrasser l’embouchure effilée de son instrument. A la fin de l’article, une autre photo : celle du client, plus aucun doute possible. Dulac était mort étranglé, la trachée écrasée par un objet contondant qui, d’après la police, pouvait fort bien être une clarinette, à en juger par les marques laissées sur la peau. La jeune femme constata avec effarement que le client avait donné une fausse identité. Toujours d’après l’article, il s’appelait en réalité Jérôme Morel. Des témoins juraient l’avoir vu monter avec Dulac, en fin de soirée, dans la suite que ce dernier avait réservée dans un hôtel de luxe. Mais personne ne l’avait vu ressortir. Il s’était évanoui dans la nature. Le corps sans vie du clarinettiste superstar fut trouvé au petit matin par son secrétaire particulier, qui occupait une chambre bien plus modeste dans le même hôtel. Morel, apparemment la dernière personne à avoir eu un contact avec Dulac vivant, était le principal suspect. Et il se trouvait là, dans une chambre au premier étage, à peine à quelques mètres au-dessus d’elle ! Elle en avait la chair de poule... La seule chose à faire : téléphoner à la police. Elle fouina dans son sac, puis dans les poches de sa veste, à la recherche de son portable. Quelle idiote ! Oublié dans le comptoir de l’accueil ! Elle se précipita sur la porte. Fermée à clé. Qu’avait-elle fait du trousseau ? Elle chercha partout, finit par le trouver sur la table, caché sous la pile qu’elle venait de feuilleter. Elle s’en saisit, attrapa également le journal par lequel la vérité s’était dévoilée et fila  dans le hall. Elle jeta clés et journal sur le comptoir, alluma la veilleuse, soupira de soulagement : son téléphone était bien là, posé en évidence sur le plan de travail.

L’homme revint dans l’hôtel à cet instant-là. « Bonsoir, mademoiselle... » La fille sursauta de frayeur. Son mobile lui échappa des mains, s’écrasa au sol dans un claquement sec. Elle demeura immobile, esprit et corps figés, comme ces animaux éblouis par les phares d’une voiture arrivant sur eux, incapables de réagir. Il passa devant elle et prit la direction de l’escalier menant à l’étage. Arrête-toi ! Elle sait... La voix de Samsara dans son crâne, autoritaire... Il se retourna, revint sur ses pas. La fille ne bougeait toujours pas. Elle sait ! Un journal traînait sur le comptoir. Il le fit glisser vers lui, jeta un regard sur les photos. Puis il dévisagea l’hôtesse. Elle sait. Tue-la. La poitrine de la jeune femme se soulevait avec peine. Il se rapprocha d’elle, leva les mains à son cou. Alors même qu’il ne l’avait pas encore touchée, une vague de lividité la submergea tout entière et elle s’écroula brusquement à ses pieds, évanouie. Il la tira par les bras jusqu’à la salle de repos. Là, il tomba sur elle à califourchon puis sortit Samsara de sa cachette. Soucieux de ne pas abîmer ses clés, il pensa à ne presser que la partie arrière de l’instrument sur la gorge. Ses doigts se resserrèrent de part et d’autre de la clarinette, se resserrèrent... Ses mains l’enfoncèrent avec force... Il ferma les yeux pour ne pas voir les reflexes grotesques qui, malgré l’évanouissement, animaient le corps en manque d’air. Le craquement de la trachée broyée crépita dans le silence. Un craquement dont l’écho, tel un dernier coup de tonnerre avant l’embellie, dissipa d’un coup les brumes qui obscurcissaient sa conscience depuis des jours. Frappé de plein fouet par le boomerang de la réalité, il réintégra sur-le-champ son identité : Jérôme Morel. Il était temps pour lui de l’accepter : jamais il ne serait Dulac. Comment avait-il pu si naïvement en rêver pendant des années ? Le plus ringard des deux n’était pas celui qu’on croyait...

Le jour de l’audition pour le concours, le trac lui avait fait perdre tous ses moyens. Ce jour-là, quelque chose s’était cassé dans son moteur. L’ombre des médiocres l’avait happé et ne le lâchait plus, l’empêchant de se joindre à la victoire de son émule. Il était définitivement resté en arrière, laissant son dieu Dulac partir sans un regard pour lui. Frère, pourquoi m’as-tu abandonné ? Pendant des années, ils n’avaient plus eu le moindre contact. Morel tuait son talent à petit feu en jouant dans des formations de jazz sans aucune ambition. Celui de Dulac éclatait sous les feux d’orchestres prestigieux. Des années plus tard, leurs routes devaient pourtant à nouveau se croiser...

Tout est clair à présent dans l’esprit de Morel. Il a fait ce qu’il devait faire et ne doit rien regretter. Il se repasse lentement les images du film... Il s’est rendu au concert de clôture de la tournée française de Dulac... Il l’écoute religieusement et son cœur se brise : ce soir-là, celui qu’il vénère depuis toujours ne joue pas de toute son âme. Sa technique a beau tenir du prodige, elle ne recèle plus rien du divin qui d’habitude l’élève par-dessus toutes les autres. Pourquoi les gens dans la salle l’ont-ils applaudi à la fin ? N’entendaient-ils pas, comme lui, le son creux de cette belle coquille vide ? Il a patiemment fait la queue devant sa loge. Dulac ne l’a même pas reconnu. Il a dû lui rafraîchir la mémoire. Puis l’autre s’est souvenu de lui, a semblé un peu gêné et l’a invité à son hôtel pour prendre un verre, comme au bon vieux temps. Rien de franchement amical, mais Morel a accepté, il brûle de lui dire sa déception. L’autre l’a-t-il flairé ? Il ne le laisse pas placer un mot. Craint-il à ce point le silence ?

Dans la chambre d’hôtel, Dulac se défait enfin du manteau verbal sous lequel il se cache, le temps de jouer une improvisation jazzy devant son hôte, unique auditeur. Il souffle dans une clarinette au bec cristal, plus particulièrement conçue pour le jazz. Il a dit qu’elle s’appelait Samsara. La magie de son talent revient, douloureuse. Il s’arrête. « Je t’envie, Jérôme, avoue-t-il. C’est ça que j’aurais aimé jouer, finalement. Seulement ça. J’aurais été le meilleur, crois-moi... Mais c’est trop tard, je ne peux plus quitter ce putain de système... » Morel s’approche, pose une main compatissante sur son épaule, laisse glisser ses doigts le long de son bras. Il est en extase, il caresse une légende. Mais l’autre le rabroue : « Eh ! Qu’est-ce qui te prend ? Ça va pas, non ? T’es gay ou quoi ? » Il balance Samsara sur le lit. « Ça te suffit pas d’être un tocard ? » Pétrifié, Morel se terre dans le mutisme. C’est lui le tocard...Une voix mélodieuse monte à ses oreilles. C’est lui et lui seul... Il ne me mérite pas... Samsara, c’est Samsara qui lui parle ! Prends-moi et tue-le !  Dulac le fixe avec dégoût : « Bon, écoute, je sais même pas pourquoi je t’ai invité... La pitié ? Ouais, je vois que ça... Allez, tire-toi maintenant ! Le bon vieux temps, je m’en fous ! » L’esprit de Morel capitule. Seule la voix guide ses gestes. Il prend Samsara et repousse violemment celui qui autrefois se disait son ami. Il le fait tomber et se jette sur lui de tout son poids. La clarinette épouse la gorge de Dulac... Les doigts de Morel se resserrent... se resserrent de part et d’autre de l’instrument enfoncé avec force dans la chair. Dulac lutte. Ses mains tentent de contrer celles de son agresseur, ses ongles labourent leur peau. Un craquement sinistre dont l’écho n’en finit pas de se prolonger, au son d’un râle puant la peur... Un fin collier de sang fuyant entre les commissures... Sang... Borborygmes peu élégants... Bulles de sang... Mousseline vermeille, hideuse merveille dévorant les lèvres... Morel se détend. C’est fini. Il se relève, cache Samsara sous son pull, tout contre son cœur. Il récupère ses affaires, se trompe de manteau et quitte la chambre sans se retourner.

Morel se détendit. C’était fini. Il se releva, cacha de nouveau Samsara sous son pull, tout contre son cœur, et quitta la pièce sans jeter un seul regard à la fille. Il referma la porte à clé derrière lui et garda le trousseau dans sa poche. Il allait regagner sa chambre et dormir une paire d’heures. Après, il poursuivrait son chemin. Il ne serait jamais Dulac. Il n’était plus Morel. Un troisième homme naissait. Envers et contre tous, celui-là descendrait vers le sud. Et il s’enfoncerait dans le soleil du jour, sous sa lumière prodigue. La seule... La vraie...

Signaler ce texte