Moscou ou Le top du top
koss-ultane
Moscou ou Le top du top
Depuis peu cela tombait comme à Gravelotte. De “bituricides” en étourderies, des morceaux d’appartements se libéraient les uns après les autres.
Et dire que le froid lui avait toujours agacé l’émail.
La rénovation de la cité “Gagarine” avait gonflé les cœurs d’une aspiration nouvelle : le beau chez nous plus que chez les autres. Hélas ! Le rafraîchissement avait été pour les esprits plus que pour les murs. L’implantation de balcons, toutes les trois fenêtres des plus petits appartements, avait déjà fait plus de perplexes et de fâchés que d’enthousiastes. La silhouette de ces tours gigantesques, soudainement devenues acnéiques, n’avait convaincu personne. Le coup de peinture suivant non plus. Il n’y avait guère que les parcours aux pieds des immeubles qui avait été simplifiés et améliorés de façon significative. C’était peu. Surtout à Moscou où peu de gens vivait sur l’absence de pelouse aux pieds de gratte-merde couleur “ciel eau sale”. Mais rien dans ce nouveau coup d’épée dans la glace n’annonçait la suite sanglante qui allait débuter par le plus effroyable des faits divers. Laissée seule par un mari qui s’était éparpillé, quelques extrémités en Tchétchénie et le reste dans une station de métro locale à l’occasion d’une vendette entre mafieux autochtones, une jeune maman se révéla plus volatile que volage. Du septième de la tour “Espérance”, elle balança ses deux mioches, qui éclatèrent paradoxalement comme des fruits mûrs, et les suivit de près en début d’un bel après-midi gris clair. Le choc fut terrible. Popov, le sourd de la tour “Volonté”, celle du fond, était d’une nature influençable et se prit d’envie pour le grand saut depuis le rebord de sa fenêtre. Sa femme avait beau s’escrimer avec force gestes, elle ne parvenait pas à l’en dissuader et finissait en nage, les bras et les épaules courbatus. Mais que peut-on dire à un sourd qui tourne le dos à tout ? Tout le monde en parla et oublia jusqu’à ce que, quelques mois plus tard, une série irrationnelle reprit le fil des filles de l’air. Le dixième étage de la tour «Sobriété» fut à son tour endeuillé et tout l’immeuble avec par un nouveau drame. Tout le monde l’aimait bien Valentin, il passait pour un doux original. Pensez ! Lorsqu’il se disputait avec sa truie de femme, il lui laissait toujours le dernier mot et ne la cognait jamais. Aux autres soûlots qui lui en faisaient le reproche, il rétorquait : “Allez parler avec un goulot dans l’arrière-gorge ou risquer un coup sans risquer le bris de bouteille ! Au prix où est la cherté !”. Valentin, dont la jauge ne descendait jamais en dessous de deux grammes sous peine de tomber malade, sauta à son tour une chaude nuit d’été sous le prétexte fallacieux qu’une chaise avait été posée devant la fenêtre. Il y aurait eu un trampoline serait-il monté chez le voisin ou passé à la tour d’à côté ? Il y aurait eu une invitation à un vernissage, se serait-il enduit ?
Popov, le sourd, refit un faux départ deux jours après, en pleine chaleur, et finit, brûlé et écarlate, par tomber, en hyperthermie, côté vie.
Dix jours passèrent, secs en viandes.
Puis le quinzième de la tour “Fraternité” fit rire tout le monde. Un soir de joie intense, les frères bulgares oublièrent que la récente et inutile rénovation avait eu de fâcheux effets secondaires. Ils sortirent en se tenant par les épaules en singeant une danse folklorique de leur région natale en fin de soirée après une victoire de leur équipe favorite qui perdit là trois joyeux drilles en vrille depuis le balcon dont ils avaient été privés, par la rénovation progressiste mais indécise, quelques heures plus tôt seulement. Là, même Popov trouva cela trop con pour être stimulé. Adieu, Petar, Rafal et Tryphon Stolianov ! Tout le monde les aimait bien ces trois étrangers parce qu’ils avaient le tact d’être encore plus pauvres que la moyenne sans jamais se plaindre. L’habitude du joug sans doute… plus que de la bourrée ou des atermoiements administratifs. Ces monte-en-l’air inversés ne volaient, et peu de temps encore, rien d’autre que la priorité à la grande faucheuse après tout… et libéraient un appart’ donc.
Neuf jour s’écoulèrent, maigres en tartare.
Le vieil Iliev était très malade et tout le monde pensait qu’il ne passerait pas les huit mois d’hiver. Tout le monde avait raison mais personne ne pensa à inclure ce doyen sans faculté dans la longue liste des dévoreurs d’espace. C’est toujours un peu pathétique un vieux qui cède à la dernière mode, non ? Du quatrième de la tour “Menthe”, il avait sauté en pleine nuit et tout debout, jambes raides. Du coup, les pompiers ramassèrent un corps avec les hanches sous les aisselles et n’utilisèrent qu’un sac mortuaire taille enfant. A toute chose malheur est bond.
Popov, le sourd, devint à moitié fou en l’apprenant et fit un nouveau début de tentative enroulé dans sa meilleure couverture aux riants coloris. Doublé dans la dernière ligne droite par un vieux cancéreux apprenti grabataire ! La honte ! Cette fois-ci la femme du sourd prit froid.
Comme pour les oignons, dans un pays où l’on emmitouflait les radiateurs d’appartement des linges les plus chauds afin qu’ils ne gelassent pas, la pelure du dessus n’était souvent même plus symbolique.
Trois semaines après, ce fut le treizième de la tour “Charité” qui prit le triste relais. Une vieille femme qui vivait avec son vieux fils handicapé sauta tôt le matin et tomba dans la cage à poules des gosses qui datait de Lénine et, oxyde de fer aidant, coupait comme du rasoir. Dispersée, un avant-bras s’offrit un ultime dévalé de “toboggan Khrouchtchev” avec arrivée en “bac à sable Beria” sans même rayer le verre de la montre. Chapoff ! Tout le monde pensa qu’elle aurait pu balancer son fils avec elle et qu’elle avait été bien égoïste sur ce coup là de l’abandonner à son triste sort. Lui qui ne pouvait accéder seul aux frontières du ciel.
Il commençait à circuler des curieux dans cette cité, non pas morbides mais nostalgiques de viande rouge, qui disparurent bien vite car, depuis peu, c’étaient les dalles, que la rénovation était venu apposer sur l’ancien revêtement décrépi, qui tombaient les unes après les autres transformant les entrées d’immeubles et accès aux locaux poubelle en roulettes russes d’un nouvel âge vertical. Ici, les têtes en l’air avaient plus qu’ailleurs et le reste de la population une chance de sauver leur peau.
Les torchons, qui se gorgeaient des plus atroces mésaventures humaines, faisaient tellement leur beurre avec cette micro-parcelle moscovite qu’ils l’eurent bien vite rebaptisé cité “Margarine”.
Puis il y eut une trêve hivernale, l’épaisse gangue de glace, emprisonnant les dalles et condamnant les fenêtres de ces appartements non chauffés, nettoya ciel et sol des restes de ces gens qui, ne supportant plus l’endroit, avaient choisi l’envers. Une cité qui tolérait de plus en plus difficilement son nom de héros qui s’était envoyé en l’air jusqu’à ce qu’il y en ait plus. Mais bien vite, on se rendit compte que giboulées humaines ou ornementales n’étaient plus les pires des fléaux nouveaux qui frappaient la résidence. “Ejaculation et débandade” auraient pu être les noms de code de ces acmés du drame. La canicule reprenant ces droits, un frais balcon se détacha de l’étron érigé qui lui servait de récent support appelé depuis toujours tour “Constance”. Les Bogdanov, qui avaient la tête sur les épaules et sur qui personne n’aurait parié un kopeck pour finir au pied de leur immeuble, prirent le dit-balcon sur le carafon en même temps que l’apéro et descendirent à sa suite sur un tiers appendice de béton brut trois étages plus bas. Voilà pour “l’éjaculation”. “Sept morts dont trois balcons !” titra la revue moscovite du gros-œuvre.
La série noire continuait. Seulement huit jours passèrent.
Au pied de la tour “Persévérance”, le prudent Constantin, qui ne risquait plus un orteil en sa saillie sur façade, avait été poursuivi par une dalle jusque dans sa Trabant repeinte de frais. Désormais, il avait un toit ouvrant, excentré, une banquette arrière gauche surbaissée, et un bas de caisse tire-lire et ne se garait plus si près des immeubles à la plus grande joie des piétons.
Depuis que sa femme était morte d’une triple broncho-pneumopathie à lui avoir trop parlé près du bord, Popov, le sourd, y faisait des stages réguliers de plus en plus prolongés. Quasi pèlerinages. Il y avait des semaines où les secours venaient tellement souvent pour lui qu’ils ne mettaient même plus la sirène et ne lui faisaient plus aucun geste une fois arrivés à son hypothétique tombée. A faire le pied de grue aux abords de sa tour, les gens commençaient à tous miser une “sans filtre” que les pompiers finiraient bien par le prendre sur le coin de la figure. Les jours de grand gel, ses voisins et lui-même pouvaient lire de nouvelles insultes écrites par les secouristes au milieu de la toile distendue censée le réceptionner. Ainsi, avait-il de la lecture. C’était d’ailleurs son dernier lien avec le monde des entendants. Et dire que le froid lui avait toujours agacé les dents.
Depuis la tour “des Truites”, une vieille femme digne avait sauté en tenant sa jupe serrée jusqu’à l’arrêt complet. C’était l’arrière petite fille d’une comtesse ou la fille d’une petite comtesse arriérée. Vous savez comment sont les casaniers, parfois aussi imprécis dans leurs radotages que les aventuriers en leurs points de chutes. En plus, la tour “Intégrité” voyait ses fondations sapées et éclatées par une source qui s’y écoulait depuis le cimetière pentu tout proche. Voici pour la “débandade”. Nonobstant les cubitus ou fémurs voyageurs qui déboulaient régulièrement sur le terrain de jeux des gosses, l’eau demeurait l’ennemi numéro deux juste après sa fâcheuse propriété à se solidifier à température nulle, ou négative, en éventrant son contenant. “L’intégrité” prenait clairement du gîte du côté où elle allait se casser la gueule. Heureusement, un peu à l’écart des autres, même affalée, elle n’atteindrait pas cage à poules et toboggan aux doux patronymes apparatchiks. Mais lestée de ces nouvelles dalles détachables, l’inclinaison se prononçait et le rythme de chutes de ses peaux mortes par demi-quintaux rectangulaires s’accélérait. Les paris allaient bon train, trois contre un qu’elle serait parterre avant le prochain dignitaire du parti. Mais la cote vedette, celle sur laquelle s’échangeait des tombereaux de lacets et de cigarettes de contrebande, restait la cote de l’irrésolu Popov, le sourd. Cependant, un jour, on constata sa disparition… totale. On chercha à tous les aplombs sans rien en retrouver.
Personne ne pensa à monter au faîte de sa tour. En plein hiver, il y avait forcé la porte enneigée, à grands coups répétés de double de clef et d’épaule, accédant, certes, à la létale brèche et son immédiate banlieue mais secouant aussi, plus que de raison, un des quatre piliers du relais hertzien qui parachevait artistiquement l’ouvrage bétonné sur vingt-cinq niveaux. A peine avait-il passé la tête par l’issue fatale qu’un stalactite mal intentionné se détacha de la vertigineuse armature métallique et lui traversa la nuque, l’arrière-gorge et passa par sa bouche, le clouant au sol du sommet sans lui laisser le temps d’y faire le plus grand plongeon répertorié de la cité ou de s’y geler les blinis au vent mauvais au cœur d’une de ses nombreuses crises de doute.
Et dire que le froid lui avait toujours agacé l’émail.
D’autres, mauvaises langues, racontèrent que s’il n’avait jamais sauté, c’était parce qu’il n’avais pas entendu le top.
vous avez la dent dure (trop?) et puisque vous avez saisi, avec tendresse, un peu de cette "âme slave" si incroyable - vous pouvez traduire, pour votre régal, le début de la chanson jointe qui est en pur russe...
· Il y a environ 14 ans ·gun-giant
Les tours infernales, un vrai bestoff.
· Il y a environ 14 ans ·yl5