Moussem de Sidi Ali, de bruit et de ferveur.
Rodrigue Rouyer Cobelli
Salut ma lady killer,
Entrée en matière assez brutale sitôt débarqué. D'abord mes oreilles, qui ne supportent pas le moindre changement d'altitude, horriblement bouchées par la longue descente de l'avion vers la terre ferme, brune et verte de la région de Fès. Je n'entends rien de ce que me demande le douanier. Une adresse ? Je ne sais pas. Hôtel, je réponds pour couper court. Je suis nerveux. C'est la première fois que je vais au Maroc. On m'attend à Meknès et le temps presse. Enfin mon passeport est tamponné, je change une centaine d'euros et je sors de l'aéroport avec mon sac de voyage et mes dirhams. Aussitôt je me fais alpaguer par un taxi. 120 dirhams la course jusqu'à la gare, pas un de plus, m'avait prévenu mon ami par texto en m'exhortant à être ferme. Je ne négocie rien et c'est parti, dans la Mercedes années 70 aux sièges maintenus par des sangles. Le chauffeur me parle beaucoup. Moi, horrifié, je me demande combien de piétons on va écraser avant d'arriver à la gare. Jamais vu ça. Sur l'asphalte mouillé des grandes artères de Fès, la Mercedes file à 70 km/h au milieu d'une circulation désordonnée qui use du klaxon en continu mais surtout, elle frôle tous les gens qui se hasardent à traverser. Arrivée à la gare, j'ai l'impression de vivre dans une BD de Tintin : j'ouvre la portière et j'ai une mauvaise surprise, le chauffeur s'est carrément arrêté sur une portion de route inondée. Je ne peux pas faire autrement que de plonger mes pieds dans l'eau jaune de boue ; j'espère que mes godasses de randonnée sont bien étanches ! À cela, ajouter que je file 150 dirhams au chauffeur, qui n'a pas de monnaie bien évidemment !
Pas eu le temps de me reposer. Je quitte déjà Fès où je n'aurai vu, pour ce jour, que son aéroport et sa gare. Le train est bondé. Je reste debout à l'entrée du wagon, juste devant les chiottes dégueulasses à la porte destroy. Heureusement le train est si vieux et si pauvrement entretenu que des courants d'air qui viennent de partout chassent un peu la puanteur ambiante. À travers la vitre sale, la campagne défile : domaines agricoles, masures, immeubles ternes. Le train ralentit et s'arrête. Je descends mais sur le quai désert perdu au milieu des champs j'ai soudain le sentiment de m'être trompé de station. Confirmation obtenue après avoir traversé les voies et rejoint le bureau du chef de cette petite gare digne d'un western. Sur ses conseils je file plus loin prendre un taxi déglingué. J'arrive enfin à Meknès où je retrouve mon ami. Il est quinze heures. Je n'ai pas mangé un morceau ni bu un café depuis la veille mais nous partons sans tarder. Passons les détails. Nous arrivons à Sidi Ali, petite ville perchée dans la montagne où se déroule le moussem – quésaco ? Une fête autant religieuse que remplie de superstitions. Il y a énormément de monde et de voitures. La gendarmerie royale tente de réguler les allées et venues dans un vacarme de cris et de klaxons.
Ce matin même, à cause des fortes pluies, un éboulement de terrain a fait trois morts. Le lieu est à peine sécurisé par un ruban de chantier et les pèlerins continuent de passer sur le sentier qui pourrait s'effondrer davantage. Ça commence bien ! On marche un peu dans la merde et les ordures avant d'entrer enfin véritablement dans les rues animées de Sidi Ali, remplies de boutiques où tout se vend, du paquet de kleenex au caméléon séché ou à la bouteille d'eau de rose que l'on offrira à Lalla Aïcha… On marche sous les bâches tendues de tous côtés pour s'épargner de la pluie qui trouve son passage quand même et dévale dans les ruelles aux marches irrégulières. Quelque part, j'ai vu des chameaux et des tentes. Il y a ici des marocains venus de toutes les régions. Et des images que dans un film je qualifierais de clichés, comme ce type grand et maigre, un rien hippie, une hotte sur le dos, remplie de flûtes qu'il fabrique et qu'il vend. Contre un mur, une femme se prosterne et pleure en s'agrippant à une chaine d'épingles à nourrice plantée dans la joue d'un chaman ; elle attend la baraka. Des hommes, des femmes, mutilés, abîmés par la maladie mendient. Des chants, des sons stridents, des danses rituelles rassemblent les communautés. Telle ou telle confrérie honore ses saints. J'en vois qui, en état de transes, mangent du verre. Je sais que d'autres pourraient se taillader le crâne ! Bref, c'est beaucoup de bruit et de ferveur, pour ne pas dire fureur, et de sang aussi, car les sacrifices sont nombreux, de poules, béliers, vaches… J'ai l'impression de ne cesser de voir couler le sang au milieu de la foule sur le sol des rues en pente. Tout cela est violent pour une première découverte mais dans quelques jours, crois-moi, je saurai me laisser gagner par l'esprit marocain. Alors j'en ressentirai toutes les subtilités et les nuances. C'est à tout cela que je voulais te convier, ma lady killer. Puisses-tu souhaiter venir me rejoindre, Inch' Allah !