Murs de silence (6)

matt-anasazi

Grégory suivait avec intérêt l’année de stage de Cécile, pas seulement à cause de son attachement personnel à la jeune fille mais également parce qu’il retrouvait son expérience passée dans le parcours du combattant de la stagiaire. Lui aussi avait eu un mal fou à construire ses séquences de cours tout en gérant le quotidien, lui aussi avait dû se faire violence pour trouver son image professionnelle, lui aussi avait souffert face à ses classes, non qu’elles soient constituées d’élèves agressifs mais bien parce qu’il n’avait pas su s’imposer. Il savait ses difficultés sans avoir jamais eu à l’interroger : Cécile ignorait à quel point les élèves parlaient entre eux et combien les murs la séparant de Grégory étaient si peu hermétiques.

Un jour de contrôle avec les 3ème, Grégory se rendit compte concrètement du mal qu’elle avait avec sa classe de 6ème : la pauvre stagiaire hurlait une fois de plus « ça suffit, taisez-vous ! » sans que les discussions se soient arrêtées. Certes, le cours avait lieu en milieu d’après-midi, c’était la dernière heure de cette classe de 6ème. Par conséquent, Grégory se refusait à la juger et encore moins à intervenir dans le cours d’un collègue. Cependant, après des soupirs d’agacement, des gestes d’impatience, les élèves demandèrent sur un ton suppliant à M. Sénécal de réagir : « Mlle Laverne, elle y arrive pas du tout et là, on peut pas se concentrer ! ». Grégory hésitait mais quand il croisa le regard d’Emilie Delbosc, une  bonne élève très réservée, qui acquiesçait à la demande générale, il choisit d’accéder à leur demande. Il attendit une nouvelle agitation et un choc mou sur le mur —une gomme lancée contre un autre élève, sûrement ! — pour ouvrir à grand fracas la porte de communication séparant sa classe de celle de la stagiaire. Il vit un élève debout faisant le pitre : « Mon jeune ami, que faites-vous debout ? » L’interpellé, stupéfait par l’entrée du nouveau venu et par la question posée sur un ton sévère, balbutia un « Rien, m’sieur ! » piteux.

« Rien ? Donc vous considérez normal de vous tenir debout dans le cours ?

-  Non, m’sieur.

-  Très bien, vous avez donc gagné un aller simple pour ma salle de classe avec comme bonus une gamme complète d’exercices gratuite. Comme nous l’avons décidé ensemble, n’est-ce pas, Mlle Laverne ? »

M. Sénécal glissa un regard de connivence à Mlle Laverne, pour soutenir sa position face à sa classe et lui redonner la main une fois qu’il aurait fermé la porte. En effet, ce genre de situation peut être interprété de deux manières par les élèves. Premier cas, il s’agit d’une ingérence dans leur relation prof-élèves, ce qui amènera un rejet probable de l'intervenant ; en effet, les élèves d’une classe supportent mal l’intervention d’un autre professeur que le leur, même s'ils tournent ce dernier en bourrique. Seconde option, c’est un constat d'échec de leur professeur en titre, ce qui oblige un autre à intervenir dans sa classe, avec toute la perte de crédibilité qui en résulte.

En réponse à la sollicitation, Cécile leva les yeux, lui lança un regard où se disputaient la reconnaissance et la honte et finit par acquiescer en fermant les yeux. Le plaisantin prit ses affaires rapidement, se leva et passa la porte, la tête basse. La classe le suivit des yeux, muette et encore sous le choc de l'intervention de Grégory. Quand il referma la porte, la classe de 3ème le remercia puis replongea dans son contrôle pendant que l'élève de 6ème faisait sa punition au premier rang.

Sitôt le cours terminé, Grégory prit à part le puni de 6ème, le sermonna et l'avertit que désormais, il aurait sa place et ses exercices réservés au premier rang. Ce dernier hocha la tête frénétiquement pour signifier son accord et s'enfuit hors de la classe. Grégory avait une heure de libre et souhaitait parler à Cécile pour s'expliquer et lui apporter son aide face à ses classes.

Quand il franchit le seuil de la salle D15, son regard croisa celui de la stagiaire. Il semblait fermé et dur. Visiblement, durant le reste de l'heure, le calme revenu lui avait permis de réfléchir et elle concevait une certaine colère suite à l'intervention de Grégory. La discussion partait sur des bases fragiles !

« Je suis désolé d'avoir dû intervenir dans ta classe. Je ne me le serais jamais permis si mes 3èmes n'avaient pas contrôle fin de séquence, tu penses bien !

- Je te crois. Pardon d'avoir laissé le bruit vous gêner. » En disant ces mots, elle baissa la tête et se mordit la lèvre inférieure. Elle resta adossée à sa chaise, les yeux dans le vague, fixant une scène visible d'elle seule.

Grégory se rapprocha  et posa ses deux mains à plat sur le bureau. Elle sembla ne même pas le voir. Il s'accroupit pour capter son regard. Les yeux bleus de la stagiaire finirent par faire un léger mouvement vers la gauche pour tenter d’apercevoir Grégory.

«Tu sais, si jamais un jour, tu te retrouvais dans une situation similaire, envoie-moi un délégué ou un  bon élève. J’arrive, je récupère un agité ou même quelques uns, pour que tu puisses finir le cours dans le calme. Selon la classe, je pourrais t'en prendre trois. Trois élèves pénibles de moins, avec une heure d'exercices et une colle en prime, tu auras la paix immédiatement et quelques semaines de tranquillité par la suite. » Grégory ne bougea pas, attendant sa réaction. Il s'attendait à toute possibilité, du déni à l'accord enthousiaste.

Elle se tourna lentement vers lui et hocha la tête. Ses yeux semblaient gris d’épuisement ; son visage immobile avait perdu toute trace de colère mais rien n’avait remplacé ce sentiment, laissant sa figure exsangue. Elle paraissait étrangère à sa propre vie et aux événements qui venaient de se produire. Mécanisme d’auto-défense ou de protection, observa Grégory. Il se releva sans geste brusque : il avait l’impression de devoir apprivoiser un animal blessé en voyant Cécile désertée par toute émotion, même l'agressivité. Il sourit, espérant que cela suffirait à la réconforter. Elle tenta un sourire, qui avorta. Trop de tension retenue, visiblement ! La jeune femme se leva à son tour comme une somnambule. Un long silence embarrassé s'installa, avec sa nuée d'anges voletant. Grégory repoussa de son esprit l'image des cupidons tirés de Fantasia de Disney.

Le jeune homme chercha son regard transparent, plus seulement par leur couleur. « Cécile, ça ira, tu penses ? » Généralement, cette question maladroite lui avait toujours valu des réponses agacées ou sans intérêt. Mais rien ne l'avait préparé à la réaction de Cécile. Alors qu'il se penchait pour scruter le visage de la jeune femme, des spasmes déformèrent ses traits, des larmes ruisselèrent le long de ses joues et un cri de gorge sortit de ses lèvres. Cécile s'effondra en larmes. Pris de court, il l'attira délicatement contre sa poitrine. Elle s'agrippa à sa veste en serrant les poings et ses larmes redoublèrent. Un petit râle, entrecoupé de sanglots déchirants, s'échappait de ses lèvres vibrant de peine.

Progressivement, elle retrouva la parole et les mots, si longtemps emprisonnés, trouvèrent leur voie. Elle lui dit tout. Le sentiment de vertige au moment de créer ses cours et ses séquences. Les difficultés avec ses classes. La pression de l'administration sur ses épaules. Les échéances de plus en plus pressantes de la formation. Le manque de soutien de son copain. Les digues de sa volonté venaient de se rompre. Les pleurs ne tarissaient pas, pas plus les révélations.

Durant les longues minutes de sa confession, Grégory la tenait contre lui. Les mains posées dans le dos de la jeune femme, il cherchait un geste pour la réconforter et lui montrer sa présence rassurante. Il finit par lui caresser délicatement la tête. Cécile sentait à peine sa main tant la peine l'avait brisée. Il continua malgré tout. Il sentait confusément que son affection passait vers elle dans le moindre mouvement de son bras, que ses caresses parlaient pour son âme. Il voulait créer un lien au-delà des mots pour trouver le moyen de la consoler. Insensiblement, il se rapprochait, la serrait plus fort, plus tendrement. Il s'enivrait de son odeur, de la douceur de ses cheveux. Cécile sembla apprécier sa présence : ses pleurs avaient cessé, ses sanglots s'espaçaient mais elle se laissait aller à la chaleur des bras rassurants de Grégory, à la délicatesse de ses caresses. Elle restait  là, les mains cramponnées à sa veste, comme une enfant cherchant encore le réconfort de son doudou, longtemps après le retour du jour. Elle finit par ouvrir les yeux lentement et lever la tête. Ses yeux bleus avaient retrouvé un semblant d’étincelle, pâle reflet de leur éclat naturel fait de la transparence d'une cascade et de la brillance du diamant.

« Grégory, je ne sais pas quoi te dire pour te remercier.

- Ne dis rien. Je sais… Tant de peine à sortir et ton esprit, ton corps luttent. Jusqu’à ce qu’ils finissent par lâcher. Tu sais, j'ai été à ta place...

- Comment tu t'en es sorti ?

- J'ai serré les dents, essayé d'en parler à des proches et... aucune réponse ! » Ils rirent à gorge déployée. Le rire libéré, soulagé d'un poids. Leurs regards se croisèrent. Il n'était plus question de cours, de pression, de séquence de cours ou de pédagogie. Seuls se faisaient face un homme et une femme, face à des sentiments naissants. Un instant infini que rien ne devait briser.

Pétrifié devant le regard doux de Cécile —non, ne pas penser au poème "Nourmahal la rousse" de Victor Hugo, ne pas penser... — Gregory balbutia des amorces de phrases, cherchant vainement ses mots. Ils se refusaient à lui, tant à cause de la force hypnotique du moment que de la réticence qu'il ressentait à les dire. Cécile comprit sa gêne et ses difficultés ; elle hocha la tête pour lui intimer le silence. Elle comprit que parler, c'était tuer l'instant ; nommer les sentiments, c'était les fragiliser. Mieux valait rester dans ce non-dit salvateur, protecteur et attendre que la vie leur fasse signe. Grégory se plia à son avis. Les secondes, les minutes passaient, insensées sentinelles du temps qui n’avaient plus cours pour eux.

La sonnerie retentit et les réveilla brutalement. Grégory dut s'ébrouer pour retrouver son attitude habituelle. Cécile, étrangement, paraissait avoir repris le plein contrôle d'elle-même : à la voir préparer ses affaires comme si de rien n'était, il avait le souffle coupé alors même que l'heure précédente avait été une épreuve, une confession, une révélation pour eux deux. Pour sa part, il dut rechercher les derniers raffinements de l'hypocrisie pour tromper les premiers élèves qui se rangeaient bruyamment dans le couloir. Il salua la jeune femme et sortit. En rejoignant sa salle, le jeune homme se sentit plonger dans un maelstrom de sentiments, entre joie extrême et désespoir total.

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