Musculation

fionavanessa

Portrait diptyque

J'écarquille les yeux. Il est parti me chercher un verre d'eau. Comment vais-je lui faire comprendre que je ne peux pas lever la tête pour boire, qu'il faut qu'il m'aide à pencher la tête. Ne sort de ma gorge qu'un mugissement. Contracture des muscles des mâchoires, tétanisés comme le reste. Je me fais violence, comme toujours. J'articule un "peux pas parler", "lever tête boire". Sait-il l'effort que je fais pour ne pas devenir à ses yeux une bête de foire ?

C'est toujours le soir. Souvent après l'amour. Manque d'oxygène dans les muscles. Tétanie. Angoisse de mourir là sur place, dans ses bras. Le persuader de n'appeler ni médecin ni ambulance. Je sais maintenant. Rien à faire que respirer, qu'attendre. Demain je serai plus immatérielle qu'une plume, et puis ça passera, je me redensifierai, je serai remise sous pression, je me recontracterai, je redécompenserai, je me forcerai à respirer encore et ça passera. Tout passe. Il me regardera comme une brebis malade et ne comprendra pas.

Pour l'heure, boire, boire toute la bouteille d'eau qu'il soutient pour moi, lui dire merci des yeux, me laisser choir enfin sur les draps, toute droite allongée, rectiligne, et fermer les yeux. Abandonner la partie. Ne plus lutter. Laisser le sommeil étouffer tous mes scrupules et mes contradictions.


Je grimpe les escaliers quatre à quatre. Mon fils m'a dit de prendre moins de briques à la fois mais je ne peux pas. Besoin de sentir mes muscles à leur limite, agissant enfin.

L'armoire maintenant. Je m'arrange pour soutenir en bas, où c'est plus lourd. Le cauchemar de cet escalier en colimaçon. Faire contrepoids et levier à chaque marche, dégager le meuble de l'arrondi du mur, marche suivante. Victoire sur le palier !

Pas l'ombre d'une peur panique, je suis essoufflée mais maîtresse en ma demeure de chair.

Chaque samedi, chaque dimanche me trouvent à piquer les murs, jouer du rouleau ; blanc, gris, rouge, vert clair, bleu ardoise, brun moka. Mettre des couleurs à mes joues c'est le vrai défi. Mettre de la couleur dans ma vie. Me consacrer à l'oeuvre. Me noyer dans l'ouvrage. N'avoir besoin d'aucune main secourable pour m'aider à escalader le rebord de la douche et trouver le chemin de mon lit sans trébucher. 

Je ne tremble plus qu'à force d'avoir fait trembler le mur de ma masse en métal, les briques volent en éclats, jonchent le sol ; ma faiblesse n'est plus. Je les descends cagette par cagette, je scie, je scelle, je nettoie et ne m'écroule pas. Je tiens sur mes deux pattes, aussi solide que le pont avec ses piles dans la rivière. 

Je ne suis pas blessée. Je suis vivante. J'ai le choix de chacun de mes gestes. 

Je traverse.


  • ah je comprends mieux ton intérêt pour mes textes. Seulement moi c'est aussi le jour que mes jambes tremblent, et dans la rue que mon oxygène m'accompagne. Oui, c'est triste à voir comme cela, mais quel bonheur de rester en vie, et sur ses deux jambes pour humer l'air et aller s'écarquiller les yeux devant un écran d'amigo, et rêver à ce temps gagné à oublier. que l'on est malade mais pas au point de ne pas jouer.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • oui, l'important, c'est d'y être

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • L'amour et les muscles...et l'eau et "Je les descends cagette par cagette!"... ça me plait beaucoup.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Philippe effect betty

    effect

Signaler ce texte