Muse

laurencemarino

Il m'avait dit que jamais il ne ferait d'enfant avec moi. C'était très clair. Le contrat avait été écrit et signé chez son avocat. Je ne demanderai jamais rien. Qu'est ce qu'il était con ! Je ne voulais rien de lui. J'avais la meilleure part. Quand on se levait aux heures claires du matin, la lumière inondait la chambre. J'étais heureuse. Pas lui, mais lui il avait l'habitude. Il n'était jamais satisfait, jamais joyeux. Il ne voulait pas de la joie. Il disait qu'elle l'empêchait d'écrire. Il aimait avoir le spleen. Le bonheur, il le fuyait. On n'écrit pas bien quand on est heureux.

Tous les matins, Simonetta nous montait un copieux petit déjeuner, je dévorais et il me regardait. Sans rien dire, il s'asseyait face à son bureau en acajou et grattait jusqu'à la nuit. Je ne pouvais alors plus lui parler. Ça, je l'avais très vite compris… Quand il écrivait, plus rien ne comptait. Il s'enfermait dans son univers et devenait hermétique à tout. Au début j'avais tenté de le distraire mais son regard noir m'en avait très vite dissuadée.

Parfois, on s'habillait et il conduisait dans la campagne. On s'arrêtait dans un restaurant, il me laissait commander de nombreux plats et me regardait en souriant. Peut-être qu'à ces moments là il fût heureux. Moi c'était une satisfaction qui emplissait mon ventre.

Aujourd'hui, la joie s'est tirée comme une voleuse. Il est mort. Son avocat m'a appelé pour me rappeler les clauses du contrat. Je m'en foutais, j'ai répondu les yeux remplis de larme. Je ne voulais rien. Rien sauf qu'il revienne. Mes parents avaient eu l'air soulagé quand je les ai appelés pour leur annoncer la sinistre nouvelle. « Tu vas pouvoir vivre ta vie ». Ils n'ont rien compris, la vraie vie c'était lui. Il n'avait jamais dit qu'il m'aimait, jamais que je lui manquais quand je partais des mois entiers. Il savait que je reviendrai.

La première fois que je l'ai vu, il signait une dédicace dans la librairie de mon oncle. Les occasions étaient rares de rencontrer des gens connus. Mon oncle avait lancé lors du déjeuner dominical « Jeudi, Jean Depers vient signer son dernier roman à la librairie ». J'avais fait une recherche rapide sur mon téléphone. Deux prix littéraires. Il était plutôt beau gosse.

Le lendemain, j'avais lu son livre. C'était très beau. J'avais mis une robe courte. Les gars du lycée étaient trop occupés par les matchs de foot du dimanche. Mon premier homme devait être expérimenté. Jean Depers, ses mots me promettaient un amant exceptionnel. Je m'étais même caressée en lisant son livre.

Les premiers mois, il avait fait des allers retours, louant une chambre dans l'hôtel de mon bled. Tout le monde savait. Il avait 30 ans. Mes parents n'ont rien dit certainement impressionnés par le charisme de Jean. Ils l'ont croisé une seule fois.

Je me suis installée à Paris à la rentrée suivant. Jean payait mon studio, mes parents m'avaient obligée à m'inscrire à la fac. J'avais choisi la face de lettres pour être à son niveau.

Dix ans. Dix ans, on a passé ensemble. Un jour, il m'avait dit qu'il était malade, qu'il mourrait jeune, avant moi. Que je devais partir faire ma vie, avoir des enfants. On s'était embrassé et je lui avais demandé de ne plus jamais me dire ça.

Les enfants je n'en n'aurai jamais. Aujourd'hui Jean est mort, j'ai 27 ans. Pour mes parents, j'ai encore le temps de rencontrer un homme bien. Jean était un homme bien. Il ne m'a jamais aimé mais comment un écrivain peut il aimer une autre personne que lui même ? Moi j'ai été heureuse près de lui même si parfois je me suis enfuie dans d'autres bras. J'avais tellement besoin d'être aimée pour moi seulement. Alors, j'ai eu des amants et certains étaient vraiment amoureux de moi.

Jean, il me regardait et je m'éclairais de partout. Quand je lisais ses textes parfois j'y repérais des bouts de moi. C'est surtout quand il racontait des scènes d'amour que je jubilais. C'était sûr qu'il m'aimait…Sinon il n'aurait pas parlé de nous…L'instant d'après, je le perdais dans les pages de ses très nombreux carnets. Si souvent, il regardait dans le vide allant jusqu'à oublier de manger. Il pouvait même s'égarer en allant faire des courses. Je lui pardonnais tous ses excès. Il était si beau.

Quand il commençait un nouveau roman, on voyageait beaucoup. Jean disait qu'il devait partir du réel, vivre des aventures, respirer des odeurs de cuisine, manger autre chose. Dans ses phases de recherche avant l'écriture, il dévorait des sites internet, achetait des dizaines d'ouvrages et rédigeait des listes de mots. Je lui servais d'assistante. Il avait besoin de moi et j'aimais ça. C'étaient des moments bénis. J'étais la seule à le voir aussi exhalté.
Ensuite venait l'écriture et l'enfermement. Je souffrais autant que lui. Il s'isolait dans son silence créatif et me faisait l'amour lorsque la fatigue ne l'assommait pas. Il maigrissait et ne voulait plus voir nos amis. Son agent m'appelait pour vérifier qu'il allait bien. Je répondais au téléphone et m'enfuyais la journée triste de la solitude qu'il m'imposait. C'était là que je le trompais. Comme un besoin d'exister moi aussi. Quand je rentrais, je ne me lavais pas. Je pavanais à moitié nue marquée par les odeurs de mon amant de la journée. J'avais envie de le faire réagir, qu'il sorte de cette cape de plomb. Il était triste et je voulais lui faire encore plus mal. Il n'a jamais crié, jamais levé la voix ni même lever les yeux. Il passait sa main sur mon épaule, posait un baiser fuyant sur ma joue et fermait la porte de la chambre.

Durant les promotions, je devenais invisible. Tout le monde savait que j'existais mais je n'avais pas de place légitime. Pas vraiment sa femme, pas vraiment sa compagne, pas vraiment sa secrétaire.

Un jour, un journaliste est venu à la maison pour faire un reportage sur lui. C'était la première fois que Jean acceptait qu'on pénètre sa tanière. C'était l'année dernière après l'annonce du retour du crabe. Jean m'avait faite venir et m'avait présentée «  Ma muse ». C'était la première fois qu'il employait ce mot. Je ne l'avais pas compris tout de suite. J'aurais préféré qu'il me reconnaisse comme sa femme. Je croyais que le rôle était meilleur. Il a fallu qu'il meure et que je rencontre Stella. Stella, c'est aussi une muse. Elle a vécu avec de nombreux artistes. Un soir, elle m'a offert un verre «  On a tant de choses en commun ». Moi je ne voyais pas vraiment. Elle  avait la cinquantaine, avait la réputation d'être presque une pute, une femme entretenue qui n'avait jamais vraiment travaillé. Elle gravitait dans le cercle des écrivains et des metteurs en scène.

Je me sentais un peu isolée et j'avoue qu'elle m'intriguait avec sa drôle de notoriété. Alors j'ai accepté son invitation. Stella m'a expliqué que les hommes se nourrissaient de son amour de la vie. Elle était toujours capable de s'émerveiller sur un lever de soleil, elle adorait manger, faire l'amour et ne demandait rien. On était, c'est évident, très proches ! Elle souhaitait me présenter un ami. Un auteur très connu qui avait besoin d'une muse. La sienne était partie et il ne parvenait plus à écrire. Jean et lui avaient le même agent. Un quart de seconde, j'ai été choquée. Je n'étais pas une femme comme ça. J'aimais Jean. J'aimais son regard sur moi, j'aimais qu'il ait besoin de moi.

Mais Jean est mort. Qui va écrire les regards, les disputes et les silences ? Qui va s'émerveiller de mon regard sur les couchers de soleil ? Qui vais-je aimer encore ? Ma vie c'est de lire l'amour dans les yeux de l'autre. Ma vie c'est de lire la vie dans les mots d'un autre.

Fin

 

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