Nadir et Yao (2)

lucinda-n-whackblight

Les parents étaient en larme. Ils étaient largués, complètement dépassés par les évènements. En rejoignant ma chambre, je les croisais. « Je ne sais pas pourquoi Nadir a retourné sa chambre. » Ils voulaient probablement savoir comment nous en étions arrivés là. Mais j’avais trop mal aux côtes pour leur répondre calmement. Et j’en profitais pour m’écrouler une seconde fois. Quelle chochotte !

« Monsieur Yao N’Daya ? » Tiens, quelqu’un qui m’appelait par mon nom. D’habitude, c’était « Eh, cousin » ou « Oh, Blanche Neige. » Non, c’était il y a longtemps, lorsque je ne cessais pas de rigoler et déconner. « Oui, qui le demande ? » Et j’ouvrais un œil. J’étais toujours très prudent lorsque j’entendais une voix féminine à moins d’un mètre de mon espace vital. C’était l’infirmière. La petite brune au visage de ouistiti. Pour moi ça voulait dire mignonne. « La police voudrait vous parler, Monsieur N’Daya. » La police. Je n’avais jamais eu affaire à elle de ma vie. J’avais toujours su esquivé. « Monsieur, nous avons quelques questions à vous poser. » Bien sûr. La police. Les questions. La torture. Le projecteur en pleine face. Merde, Nadir. « Je suis à votre entière disposition. » Quelle chochotte !

Mon père et un de mes petits frères passèrent me voir. C’était vite dit. Mon daron devenait aveugle. Yonan le guidait à mon chevet. « Mon fils. Tu es l’aîné des garçons. Un modèle de réussite. Tu travailles à la télévision. Tu as une femme. Et deux petits enfants. Quel âge ont-ils maintenant ? » La télé, ce n’était pas mon vrai métier. J’étais un régisseur parmi d’autres techniciens de la télévision publique. « Marra, elle a seize ans et Mounir, quatorze. » Il acquiesça et prit un air sévère. Le reproche allait tomber. « Ton épouse nous envoie souvent de délicieuses spécialités de sa région natale. Ta mère est toujours surprise de voir qu’elle n’oublie jamais de lui envoyer une carte de vœu chaque année. Mais pourquoi ne lui as-tu jamais dit que nous ne mangions pas de porc, même bio. » Mon père était venu me voir pour me dire tout ça. C’était un miracle. Et puis, je venais d’en apprendre de bonnes. A mon retour à la maison, j’allais avoir une petite conversation avec Élodie.

« Yao, tu es toujours dans ton patelin ? Parce que par chez toi, ça bouge parait-il ? Tu peux me donner quelques précisions ? Je te revaudrais ça. » L’appel de la rédac ne m’avait pas surpris. J’avais eu le malheur de vendre mon passé dans le ghetto pour me faire valoir. Aux jours d’aujourd’hui, quand ça flambait dans les poubelles d’une cité, on comptait les points d’audience à la hausse. La haine larvaire du bon citoyen remontait au bord des lèvres et le fiel de la désinformation titillait la moindre parcelle de bon sens. Je venais du ghetto. Mais je m’en étais sorti… Avant Nadir.

Je le retrouvais facilement chez Fouzia. Elle avait pris quinze kilos, mais elle restait toujours aussi sexy. Je fermais les yeux pour me la représenter plus jeune. Si belle, si parfumée et si sage. Encore inaccessible et aujourd’hui célibataire. Fouzia était la première de la classe. Notre sortie de secours pour les devoirs et les exams, du CM2 à la terminale. Oui, Nadir et moi avions le bac, et grâce à elle. Mais Fouzia était restée ici, dans l’appartement de ses parents et nous nous retrouvions dans la cuisine pour une nouvelle résolution de problème. Fouzia rendrait les choses plus faciles, comme ses explications de maths ou de trigonométrie.

« Bonjour Fouzia. Tu vis toujours là ? » Elle ne répondit rien. Et m’invita à entrer. « Tu donnes rendez-vous à ton pote et t’es surpris de voir que ça se passe comme prévu. J’adore quand un plan… » Je pris le train en marche. « … Ce déroule sans coups de crocs. Il est donc là. » Elle haussa les épaules et hocha la tête vers le couloir menant à la cuisine. Je jetais un coup d’œil vers le salon. Rien n’avait changé. Sauf le silence. Auparavant, des voix calmes et des conversations posées provenaient de ce salon. Les parents de Fouzia recevaient, recevaient tout le temps. Beaucoup de bonheurs naquirent ici. Beaucoup de malheurs furent résolus ici. La maison des sages. Le plus surprenant était la place d’égale à égale laissée aux femmes. Je n’avais jamais compris. Pour moi, c’était presqu’un péché de discuter à l’unisson, à l’unisexe. Dans la cité ?

Nadir m’attendait debout adossé à l’évier. Il semblait plonger dans une réflexion profonde. Sur la table, un cendrier avec un cône éteint qui attendait sa combustion spontanée. Visiblement j’avais interrompu une conversation très sérieuse. Pourtant l’atmosphère n’était même pas chargée de cette odeur grasse et envahissante. Rien n’avait favorisé la consommation cannabique. Tant pis. Personnellement, je n’étais pas encore sur la même longueur d’onde. J’aurais bien tiré deux trois lattes. Tant pis. Cependant, Fouzia jeta un regard entendu à Nadir. « Vas-y, rallume-le. S’il en a si envie… »

Je ne suis pas susceptible, mais là, j’ai voulu marquer un point. « Alors, ton nez ça va ? » Oui je sais, c’est un peu basique, même un peu beauf. Mais bon, ils sont là et je n’arrive pas à m’imaginer autrement que comme une grosse gêne dans la marche du siècle. Et je pense toujours mieux que je ne parle. J’essaye donc de me rattraper. « Nadir, je n’arrive toujours pas à comprendre le pourquoi du comment. » C’était peine perdu. La lame de céramique me trancha la gorge d’un mouvement vif et maîtrisé.

Je sus à mes dépends que le maniement de l’arme blanche n’avait pas de secret pour Nadir. Il ne chercha pas à éviter le jet tiède qui l’aspergea lui et Fouzia. D’ailleurs, la fugacité du geste la laissa stupéfaite. « Il a gâché ma vie. Il a gâché la tienne. Quand nos deux familles auront fini de se mettre sur la gueule, notre ghetto finira dans le feu et le sang. Et j’aurais ma vengeance. »

  • oui c'est un bon thriller

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Piwi couverture orig

    Saucisson

  • Bravo. Tout est réussi : l'évocation du quartier, les relations entre les membres d'une même famille de coeur ou de sang, les réflexions avisées sur l'existence et le passé. J'aime beaucoup le style cinématographique aussi. Et surtout peu de textes parlent de ces situations. Encore bravo. A+

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

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