Nature morte

adriadem

 Un mince filet rougeâtre divise la blancheur du poudroiement hivernal, esquissant une œuvre abstraite au regard de la lune. Cette dernière, à quelques jours de son apogée céleste, est reflétée dans l'écoulement bordeaux fumant au milieu de la fraicheur ambiante. Le tableau est parfait, aucun détail n'a été laissé au hasard. Plusieurs pétales de jasmin d'hiver jonchent ici et là le sol, atténuant sa mirifique clarté. Au sommet du flot sinueux, qui s'écoule au gré des vallonnements du terrain, la perfection bat son plein. Une beauté est étendue là, aussi séante que la lame qui l'a transformé, sublimée. Elle déforme avec grâce l'épaisseur de la neige et lui donne l'aspect d'un lit tombé des cieux. Encore plus rigide que l'air du temps, plus fraiche que les torrents de montagnes: Sophie git meurtrie.

Elle est mienne, bien plus éclatante sous ce ciel étoilé. Avec ses yeux fixés sur les constellations elle parait détenir la clé de toutes les énigmes de ce monde. Elle m'appartient, Déesse déchue pour mon plus grand bonheur sur cette putride terre. Les fines lignes de sa bouche semblent vouloir susurrer une dernière formule, emblème de son pouvoir. Je la contemple et en ce soir, moment cristallin, je suis subjugué par le chef d'œuvre que je viens de créer. Sur son visage, là où la courbe de son nez rejoint la forme en amande de ses yeux, une dernière larme, perle d'or, est partagée entre le désir de signer définitivement cet exquis tableau et celui de préserver, pendant quelques secondes encore, le délectable de mon achèvement.

Je l'avais prévenue, j'avais prédis ce moment où, dans le déchainement de mes sentiments, dans la plus imparfaite maitrise de mes actes, arriverait l'heure où de ma main je lui prouverais mon amour. Un souffle au creux de son cou, un baiser déposé sur le rouge de ses lèvres ou une caresse le long de sa joue auraient pu suffire. Mais pas pour moi, il me faut dépasser la beauté, aller au-delà de ce que la main de Dieu a pu créer. Obligation intrinsèque, désir flamboyant dont l'irrésistible me pousse, toujours, à devoir humilier le divin par mon art infernal. Je suis un artiste dont la lame transfigure et que la passion défigure.

J'aime cette femme au corps dormant qui, allongée dans mon tableau sied parfaitement au mouvement de mon pinceau. Le fer a tracé sur les magnifiques courbes de ses hanches d'innombrables incisions, petites spirales rouge pâle. Nichée au creux de ses reins, enserrant un papier chiffonné, sa main donne à cette toile une certaine pudeur provocatrice. À quelques doigts seulement de ce serrement se dévoile, ombre pubienne, un tatouage impudique qui embellit la vulgarité de sa position : un impérieux dragon enroulé sur lui-même, parsemé de plusieurs gouttes écarlates. Grâce à mon art incisif j'ai su tracé, au niveau de sa taille, un crépuscule carmin qu'un affluant n'alimente plus, glacé.

Comment ai-je pu, quel diable dans mon corps, démon dans mon âme, attendre aussi longtemps pour mettre à nouveau mon talent à exécution ? Ô belle Sophie, le délice de la lune miroitée dans l'essence de ta vie gelée par le froid provoque en moi l'extase et l'émoi. Le vent balaye lentement le noir de tes cheveux détrempés leur donnant l'aspect d'une encre de chine versée sur la palette de mes mélanges. Tu n'as jamais été aussi éclatante qu'en cet instant précis : quelques flocons de neige viennent se loger sur les contours de ta poitrine et créent un châle qui tout de blanc t'habille. À croire que les anges font tout pour mystifier ce chef d'œuvre. Je t'aime Sophie. D'amour je t'ai récréée, comme si je n'avais pas eu à choisir, je t'ai fait naître une nouvelle fois.

Mais soudain un unique détail vient troubler le réel. Je suis entièrement troublé, par quel odieux miracle cela a-t-il pu arriver ? Ne l'ai-je pas incisée avec talent, avec le style qui depuis des années me caractérise ? Telle des vagues affluentes que le froid fait refluer avec lenteur, la poitrine de Sophie se soulève. C'est un détail, à peine perceptible, mais qui maintenant perçu dérange, ébranle et gangrène mon art. Tout est faussé, l'accomplissement n'a plus de sens, je n'ai pas de talent. Mais elle, cette sublime beauté respire avec difficulté. Elle est, était mon obsession, cependant il est trop tard... Non loin de ma main, la lame et toujours dans le sang, cette lune qui se reflète.

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