Toquée

Sabine Dormond

Toquée

Après trois semaines, deux jours et quatre heures de compte à rebours, le moment tant attendu est sur le point d’arriver. Il est 19h20. A 20h00, Paul et Léa ont rendez-vous au Bout du monde. Pour tenter d’évacuer son stress, Léa marche sur le rebord du trottoir en prenant bien garde de ne pas poser les pieds à côté. Tout à l’heure, elle ira vérifier encore une fois que son maquillage n’a pas coulé. Plus que quarante minutes la séparent du moment où elle va réaliser un fantasme qu’elle nourrit depuis près d’un an.

Elle a remarqué Paul en juillet de l’an passé. Leurs regards se sont croisés à 19h07 précises de ce septième mois de l’année. C’est un signe bien évidemment, une constellation numérique aussi parfaite ne peut être que la marque de Dieu. Et celui-ci ne s’était pas fichu d’elle, car Paul est d’une beauté à couper le souffle.

A force de revenir hanter le lieu de leur rencontre, elle a découvert qu’il travaille dans une agence de voyage. Quand elle réussit du premier coup à répéter sept fois de suite son incantation sans bégaiement, ni interruption, elle guette sa sortie sur un banc, autour de 19h00. Ils échangent alors un regard, un sourire. Puis chacun s’en va de son côté. Mais Léa porte encore longtemps l’empreinte de cet instant d’insoutenable proximité. Dans sa tête, elle se repasse ce film en boucle, analyse et décortique la moindre de ses mimiques.

Les arbres s’empourprent, les premières feuilles jonchent déjà le sol et Léa se dit qu’il est temps de s’aventurer un peu plus loin. Si les augures sont favorables, elle est déterminée cette fois à le saluer. Histoire d’entendre enfin le son de sa voix. Une voiture s’approche. Léa scrute la plaque comme si sa vie en dépendait. Alerte rouge: celle-ci comporte deux six successifs. Léa reçoit l’information comme un coup de poing dans le plexus qui lui coupe le souffle. Elle voudrait fuir, détaler, prendre ses jambes à son cou, mais l’air commence à lui manquer, elle va s’effondrer sur place, à l’endroit même où est presque apparu le chiffre maudit de la bête. Cette idée ne fait qu’ajouter à son affolement. Dans son corps de plus en plus figé par la terreur, son cœur tambourine à faire exploser la cage thoracique, consommant le peu d’oxygène qui lui reste.

Les premiers flocons valsent déjà dans l’air frais du matin. Léa ressort de la Coop. Avant d’entrer, elle a bien sûr accompli son rituel de protection, mais tout à coup, elle n’est plus certaine d’avoir répété la formule sept fois, peut-être en manque-t-il une, ce qui serait désastreux, mieux vaut encore en faire une de trop, afin de prévenir le pire, au risque de ruiner le bénéfice d’un rituel réussi. Léa s’exécute. Mais au lieu de l’apaisement escompté, un doute épouvantable vient la tarauder : Et si Paul l’avait surprise en pleine incantation? Elle a beau essayer de se convaincre que la probabilité est très faible, cette affreuse éventualité lui gâche tout le reste de la journée.

Les premiers bourgeons ont estompé le souvenir honteux. Un jour de printemps plus faste que les autres, elle ose. Non seulement lui sourire, non seulement le saluer, mais même déposer un mot dans la boîte aux lettres de l’agence. Elle l’adresse à Vous Monsieur qui empruntez tous les soirs le chemin des Marronniers. Avoue son désir d’aller boire un café avec lui. La réponse arrive peu après. Il prétend ne pas savoir qui elle est cette femme blonde qu’il croise régulièrement en sortant du travail. Impossible. Après tout ce qu’ils ont partagé. Elle met cette allégation sur le compte de l’humour.

Les oiseaux célèbrent déjà la venue de l’été le jour où elle trouve dans sa boîte aux lettres une invitation à aller le boire, ce fameux café, afin de lever le voile sur l’identité de cette mystérieuse inconnue. La date proposée est horriblement lointaine, mais numériquement convenable et on peut accéder à l’établissement qu’il propose en ne marchant que sur les plaques blanches.

Et la voilà à une demi-heure de concrétiser son rêve. Elle a la gorge si serrée que l’incantation a du mal à passer, mais ce n’est surtout pas le moment de se planter ; elle concentre toute sa volonté pour enchaîner les phrases avec autant de fluidité que possible. A l’instant où elle aborde le septième et dernier tour, son téléphone sonne. Elle sursaute, perd le fil de sa phrase, décroche, c’est lui qui prévient qu’il aura un petit peu de retard. Elle raccroche et regarde l’écran de son portable. Le numéro qui s’affiche aligne trois six à la suite…

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